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Une histoire de la langue et de la littérature sanskrites (1)

Michel Angot
Membre du Centre d'Études de l'Inde et de l'Asie du sud de l'INALCO Professeur de sanskrit Expert des systèmes philosophiques et religieux de l’Inde ancienne et de l'Asie indianisée

Le sanskrit a une histoire indienne mais aussi occidentale. Langue sacrée pour les brahmanes – mais qu’est ce qu’une langue sacrée ? – le sanskrit, découvert par les Européens principalement au XVIIIe siècle, devint rapidement la langue des origines de l’Occident tout en étant aussi perçue comme celle de l’Orient par excellence, la langue des mystères de l’Orient fabuleux. Ces quelques pages visent à dire comment fut perçu le sanskrit en Occident et en Orient et à donner une idée de la richesse de la littérature d’une langue vieille d’au moins quatre mille ans.

Langue divine, langue originelle…

Dans l’Occident scientifique, les mystères de la religion joints à la nostalgie des origines qui se maintenait malgré le développement de la science ont tracé un destin très particulier au sanskrit. Quand, dès le XVIIe siècle mais surtout à la fin du XVIIIe siècle, on découvre la « parenté admirable » entre les langues européennes et le sanskrit, les scientifiques qui sont aussi des rêveurs imaginent avoir retrouvé la langue que parlaient Adam et Ève dans le jardin d’Éden. À l’époque, l’intérêt extraordinaire manifesté envers le sanskrit ne tient pas à ce qu’il est, ni à ce qu’il prétend être mais à ce que les Européens s’imaginent qu’il est : la langue divine, au moins la langue originelle – de leurs origines à eux qui se conçoivent les maîtres du monde – et pour les moins romantiques la langue de nos ancêtres. L’hébreu, le « scythique »… cessent d’être considérés comme les langues à l’origine du français et des autres langues européennes. La parenté entre elles et le sanskrit avait déjà été entrevue au XVIe siècle ; dès l’Antiquité, le latin et le grec avaient été rapprochés. L’ouvrage de M. Olender, Les langues du Paradis, dont le titre reprend celui d’un ouvrage du XVIIe siècle, raconte plaisamment et savamment comment on échafauda à cette époque les hypothèses les plus curieuses pour connaître la langue de l’Éden. Le cadre biblique dans lequel on tenait les origines du monde et de l’homme est discuté ; certains s’interrogent pour savoir de quel enfant de Noé descendent les Indiens… Les jésuites rédigent même un traité en sanskrit qu’ils font passer pour le Véda, le texte sacré des « Brames » – les brahmanes : ce pseudo-Véda écrit à des fins de propagande chrétienne abusa Voltaire vers 1760. Polémiques, supercheries, crédulité, érudition, nationalisme, colonialisme et guerres – des religions, des origines, et bien sûr des États et des hommes – forment le tableau d’où émerge difficilement la connaissance du sanskrit. Le nationalisme culturel ou religieux a souvent vicié le diagnostic car, selon la formule de J. G. Herder, « chaque vieille nation aime tant se considérer comme la première-née et prendre son pays pour le lieu de naissance de l’humanité » (De l’esprit de la poésie hébraïque, 1782).

En 1813, la naissance du terme « indo-européen »

À l’époque, on tient le sanskrit plus ou moins comme la langue des origines et le Véda comme les « archives du Paradis », le mot est de M. Olender. En 1813 est inventé le terme « indo-européen » encore accrédité aujourd’hui pour qualifier la famille des langues qui « règnent depuis les bords du Gange jusqu’aux rivages de l’Islande ».

L’Anglais William Jones, un des créateurs de la Société asiatique de Calcutta, eut une influence décisive sur la révélation des textes sanskrits. En revanche, il n’est pas, et loin s’en faut, le créateur des études indo-européennes comme l’imagine la tradition universitaire anglo-saxonne. Les premiers bons connaisseurs du sanskrit, dont W. Jones, pensent que cette langue archaïque est parfaite et l’opposent au grec, au latin et a fortiori aux autres langues européennes qui seraient des langues dégradées. En ce temps où l’évolutionnisme gagne de proche en proche tous les domaines de la science, c’est donc sur les bords du Gange qu’on imagine le foyer originel des langues, des religions – y compris parfois la religion chrétienne – et des peuples. Cependant, durant tout le XIXe siècle, l’ensemble de la littérature sanskrite est peu à peu révélé au monde savant. Le temps des érudits remplace celui des voyageurs aventuriers et des missionnaires. Les textes sont reconnus, édités et parfois, mais rarement, admirablement traduits. La découverte du sanskrit est pour l’histoire des sciences de l’homme un moment essentiel et originel : la linguistique en particulier et plus généralement beaucoup de ce qui relève du comparatisme, se sont développés en partie grâce à l’étude de la langue sanskrite et de sa littérature, par exemple avec les travaux de F. Bopp et de la science allemande qui domine ces études durant tout le XIXe siècle.

Divagations savantes sur « ce peuple de l’âge d’or »

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour commencer à considérer le sanskrit comme une langue comme les autres. Petit à petit, on renonce à trouver dans les textes indiens les réponses sur l’âge du monde ou l’histoire du peuplement de la terre : la connaissance de la préhistoire et la paléontologie sortent les récits indiens et bibliques de l’histoire des origines. On s’aperçoit que le sanskrit, même sous sa forme archaïque dite « védique », n’est pas l’ancêtre des langues indo-européennes. En 1878, Ferdinand de Saussure, alors qu’il n’est pas encore devenu le fondateur de la linguistique moderne, est déjà en avance quand il écrit : « Il y a certainement, au fond des recherches sur les Aryas [le peuple qui parlait la langue védique], dans ce peuple de l’âge d’or revu par la pensée, le rêve presque conscient d’une humanité idéale ». C’est que les savants ne peuvent vivre que dans leurs temps, épouser ses préjugés si bien que rapidement on a confondu la langue et ses locuteurs : on a imaginé une langue indo-européenne et un peuple indo-européen : die Indo-Germanen dit la science allemande ; on a transféré les qualités de la langue à ses locuteurs et l’Inde idolâtre est devenue la terre promise du mythe aryen avant que de localiser l’origine du peuple parlant l’indo-européen en Allemagne, en Asie centrale ou dans les régions arctiques ; on a aussi paré le peuple originel de ses couleurs et vertus nationales !

La science occidentale n’est pas la seule à divaguer : en Inde aussi, la découverte de la parenté entre des langues indiennes et les langues européennes a suscité tout un courant de réflexions. Un bon exemple de divagations savantes est fourni par B. G. Tilak avec son The Artic Home of the Vedas, (1903) et son Orion or Researches on the Antiquity of the Vedas (1916) ; le premier a été traduit en français (1979, Arché, Milano) sous le titre plus explicite Origine polaire de la tradition védique. Sur la base d’une analyse des informations astronomiques et climatiques contenues dans les textes védiques, l’auteur concluait que le Véda avait été composé dans l’extrême nord arctique. Il s’agissait de redonner sa fierté à l’Inde mais les pandits, s’ils étaient prêts à accepter que toutes les langues indo-européennes dérivent du sanskrit, voulaient aussi que l’Inde soit son foyer originel. Ils refusaient, et refusent toujours, les théories qui relativisent le Véda : il leur était difficile d’accepter que le sanskrit fût une langue indo-européenne antique mais non unique. Toutes les découvertes des Européens montraient surtout que le Véda, leurs « Écritures sacrées », n’était ni unique ni même pleinement indien : cela heurtait aussi de front leur croyance millénaire en l’éternité du Véda et l’idée que l’Inde en était le berceau. Soulignons aussi que la tradition savante occidentale ne fait évidemment pas que divaguer : elle met au point des méthodes nouvelles, précise son objet, découvre enfin. Ce sont souvent les mêmes auteurs qui errent et qui découvrent.

À propos de ces terres indiennes déjà portées au mythe et si ignorantes de l’histoire, on en conçoit un nouveau destiné aux Européens. Toutes les divagations raciales fondées sur des connaissances imprécises et incomplètes, notamment sur la confusion entre qualités de la langue et qualités des locuteurs, relèvent de l’histoire de l’Occident. Elles heurtaient plus ou moins les croyances des brahmanes en l’éternité de leur langue sacrée et relativisaient même sa prétention à une très haute antiquité. La littérature sanskrite partage sans conteste avec la littérature chinoise le record de continuité : sa production s’étend sur presque quatre millénaires. Mais pour autant ni l’une ni l’autre ne peuvent se targuer d’être les littératures les plus anciennes : celles de l’Égypte antique et de la Mésopotamie les précèdent toutes deux dans ce domaine.

On a maintenant changé de problématique mais les passions sont toujours là…

Une langue raffinée qui n’a jamais été une langue d’usage

Laissons maintenant de côté la façon dont les Européens se sont intéressés au sanskrit et ont tenté de l’agréger à leur patrimoine et regardons comment les « Indiens » l’ont considéré. L’Inde est un État récent, créé par la conjonction de trois courants : la vieille civilisation qualifiée par la langue sanskrite ; la civilisation moghole où la composante persane et musulmane était prépondérante ; et la colonisation principalement britannique ouvrant l’Inde sur le monde contemporain.

Le sanskrit, le persan puis l’anglais furent donc successivement et concurremment les langues de pointe du sub-continent qui, tardivement, et de l’extérieur, fut nommé Inde. Remarquons dès l’abord que le nom du sanskrit, contrairement à ceux des autres langues, n’est en rien lié à un peuple ou un État déterminés. Le persan, l’anglais, le français, furent d’abord le nom de la langue régionale parlée par un certain peuple avant de devenir, de gré ou de force, les langues parlées dans un certain État et même d’être exportées selon des modalités diverses dans quelques parties du monde. Or il n’y a jamais eu un « peuple sanskrit » ni un « État sanskrit », ni un État ayant porté un autre nom mais où le sanskrit aurait été la langue nationale ou la langue prépondérante. Quand ce mot fut employé en l’appliquant à cette langue, le « sanskrit » avait déjà un long passé anonyme : le terme est ignoré du Veda et même des fondateurs de la grammaire. Et, quand elle fut adoptée, cette épithète signifiait seulement que la langue en question était soumise, plus rigoureusement que d’autres, aux lois de la grammaire. Samskritam dont nous avons fait « sanskrit », ou « sanscrit » selon certains dictionnaires, signifie en effet « raffiné, achevé » et ce raffinement était fonction de la manière dont ses utilisateurs brahmanes se représentaient cette langue. Il faut attendre l’époque contemporaine pour qu’un certain nationalisme indien imagine le sanskrit comme langue nationale de l’Inde. Ce trait doit être souligné car il constitue un caractère essentiel du sanskrit et explique une partie de sa spécificité : le sanskrit n’a jamais été soumis aux pressions de l’usage comme le furent et le sont le français ou l’allemand.

Des peuples parlant une langue indo-européenne occupent la plaine de l’Indus

Voilà maintenant ce que l’on sait de son histoire ancienne. Vers 1800 avant J.-C., des peuples dont on ignore presque tout sinon qu’ils parlaient une langue indo-européenne pénètrent dans le bassin moyen du fleuve que, de nos jours, on nomme Indus, et qui a finalement donné son nom à l’Inde, même s’il coule au Pakistan. Ils mettent un point final à une civilisation urbaine, de type mésopotamien, dont subsistent aujourd’hui des ruines, notamment à Harappâ et Mohenjo-Daro au Pakistan. Ces peuples sont, comme beaucoup d’autres, des nomades pasteurs, ce qui n’exclut pas une certaine agriculture ; ils maîtrisent le cheval, le char et le fer. Ils proviennent, croit-on, de l’Asie centrale et parlent une langue qui est proche de l’ancien iranien et qui, de manière plus lointaine, est apparentée à bien d’autres langues européennes et asiatiques : le latin, le grec, l’arménien, le celte, le germanique, le tokharien parlé dans le Turkestan chinois au VIIe siècle et maintenant disparu… Cette « invasion », pas forcément violente ni brutale, se solde par une lente occupation de la plaine de l’Indus puis de celle du Gange. On ne sait pas dans quelles conditions les populations autochtones, sans nécessairement abandonner leurs dieux et leurs manières de penser, adoptent la langue des vainqueurs. La culture matérielle de ces envahisseurs, dont on ne connaît ni la langue ni l’ethnie, est rudimentaire si on la compare à ce qui prévaut à la même époque dans d’autres régions du monde comme l’Égypte qui est au faîte de sa gloire ou l’admirable civilisation de la Crête minoenne de langue indo-européenne.

Le Véda a conservé les mythes et légendes chantés par les bardes

Ces peuples guerriers seraient demeurés obscurs s’ils n’étaient venus accompagnés de bardes, d’aèdes, de rhapsodes, de poètes, comme on voudra les nommer qui, tel Homère, récitaient et composaient ensemble ou seuls des hymnes à la gloire de leurs divinités, racontaient les mythes fondateurs de ces peuples. Dans le domaine indien, ce sont ces hymnes appelés plus tard sûkta, « bien énoncés, bien dits », comprenant des vers, des ric, dont la collection forme la couche la plus ancienne de ce que, après quelques siècles, on nommera le Véda, « le Savoir ». Rien d’extraordinaire dans tout cela. Dans les légendes anciennes de tous les peuples de langue indo-européenne, on trouve aussi des hymnes de facture semblable. Georges Dumézil, notamment dans Mythe et Épopée, a montré admirablement à quel fonds commun appartenaient tous ces mythes et légendes. Embrassant par sa vaste érudition les principales langues de l’aire indo-européenne, du sanskrit au vieil-irlandais, il a vu et montré que des œuvres que l’on croyait propres à chaque peuple et chaque culture relevaient aussi de structures de pensée communes à tous leurs locuteurs. Il a ruiné le nationalisme de ces peuples qui affirmaient le caractère unique de leur « littérature » sacrée. Car, semble-t-il, pour tous les peuples de l’aire indo-européenne, des bardes composaient des textes semblables ou comparables. L’Avesta iranien, notamment les Yast et les Gâthâ, en est un témoignage à la fois très proche dans le temps et dans la langue utilisée. Mais ces poèmes et légendes étaient composés et transmis oralement et ont généralement disparu ou, sinon, sont devenus des objets d’études pour les philologues et les ethnologues. Même si parfois ils se sont mieux maintenus dans les écarts montagneux où des peuples plus à l’abri de l’histoire ont conservé jusqu’à aujourd’hui une partie de leur tradition, l’essentiel est perdu. Ce qui est extraordinaire, unique même, c’est que grâce au conservatisme des Indiens et à l’incroyable effort de mémoire dont les brahmanes, leurs conservateurs statutaires, ont fait preuve, le Véda est parvenu jusqu’à nos jours sinon intact dans sa totalité, au moins intact pour une partie essentielle. Par ailleurs la religion, les pratiques rituelles et cultuelles que le Véda soutenait ont totalement disparu. Le texte seul est resté. On nomme « védique », la langue des hymnes et aussi celle, pourtant bien différente, des Brâhmana, les commentaires (entre 900 et 600 avant J.-C.) qui expliquent le culte, les rites et la réflexion sur ces rites.

Le sanskrit classique, normalisé, devient la langue de l’esprit

Vers le début de l’ère chrétienne, la vieille langue védique d’origine indo-européenne a disparu : comme le latin donne naissance aux parlers italiens, occitans, ibériques... elle a déjà été remplacée par des langues vernaculaires : « l’indo-aryen moyen » ou « moyen indien » comme on appelle ce groupe de langues multiples. On connaît par exemple celle dans laquelle prêchait le Bouddha (vers 500 avant J.-C.), celles des inscriptions, des écritures jaina… Pendant ce temps, à l’écart, les brahmanes continuent à réciter le Véda alors que les rites védiques disparaissent peu à peu jusqu’à devenir complètement obsolètes et que le monde suit son cours. Alors que le bouddhisme se forme et s’institutionnalise, une nouvelle religion qu’on nommera hindouisme au XIXe siècle émerge peu à peu, mêlant des éléments d’origine diverse en un tout jamais clos : on constate seulement qu’avec le temps la partie védique décline. C’est alors qu’une nouvelle langue issue de la vieille langue védique, transformée par la volonté normalisante des brahmanes voit le jour sans doute vers 100, même si cela a demandé plusieurs siècles. Langue de savants, elle prendra plus tard le nom de samskritâ vâc, « la parole raffinée », c’est-à-dire apprêtée selon les canons de la grammaire de Pânini. Ce que l’on nomme le sanskrit classique voit alors le jour et devient la langue normalisée d’une civilisation spécifique en assumant le rôle qu’ailleurs jouent le grec ou le latin, une civilisation qui a intégré les apports des populations indusiennes, ârya, dravidiennes et, dans une moindre mesure, des populations tribales, d’origine mon-khmer.

La grande différence, c’est que le sanskrit règne, non sans partage, sur un empire de la pensée. En effet, jamais cette langue n’est la langue d’usage d’un État ou d’un empire. Jamais elle n’est adoptée ni même connue par un peuple ou un groupe ethnique : ce serait même inconcevable. On n’imagine même pas qu’elle soit une langue d’usage. Ce sanskrit dit « classique » devient la langue de l’esprit et est réservé à cet emploi. Langue largement artificielle, elle est sciemment mise à l’abri de l’usage et de l’usure, en fonction d’un statut qu’on lui attribue. On l’empêche d’évoluer et, dans une certaine mesure, on y réussit. Pourtant, tout au long de son histoire, le sanskrit a toujours été compris à l’audition puis à la lecture à voix haute par suffisamment de gens pour susciter une création littéraire continue. Rappelons que la lecture silencieuse et privée ne s’est généralisée que récemment : jusqu’à l’époque moderne en Europe, lire c’est former des sons à partir de signes visibles et non former des représentations mentales. Les Romains pratiquent la lecture publique à voix haute et s’étonnent de la capacité de César à lire une missive sans former des sons.

Une langue fixe, pérenne et sacrée au seul usage des brahmanes

Ce n’est pas suffisant pour caractériser le sanskrit que de s’intéresser à la langue car, pour comprendre sa nature, il faut nécessairement comprendre ce que furent les brahmanes, les créateurs et principaux utilisateurs du sanskrit. Que ce soit la langue védique, alias le sanskrit « archaïque », ou la langue « classique », le sanskrit est demeuré attaché à cette infime minorité de la population. Même si originellement l’accès au moins partiel au Véda est en droit possible aux classes guerrière et productive, il est juste de dire que le sanskrit, tant védique que classique, fut d’abord la langue des brahmanes, ces êtres qui, dans la hiérarchie des créatures, jouissent d’un statut supérieur, les seuls qui soient réputés être pleinement des hommes.

Qu’est-ce qui à l’époque – rappelons que nous ne sommes ni en train de décrire la société indienne d’aujourd’hui ni la façon dont le sanskrit est considéré de nos jours – assurait aux brahmanes leur supériorité sans cesse affirmée dans les textes ? Ce n’est pas leur fonction religieuse d’officiants, de « prêtres » dirait-on, car ils n’ont pas le monopole de cette fonction et, à la différence de nos prêtres, ils sont choisis par ceux qui les emploient et les payent. D’ailleurs ils ne sont officiants que pendant la durée de la cérémonie. Ils n’ont pas non plus, loin s’en faut, le monopole du religieux, une dimension qui est diffuse dans tout le corps social. Les brahmanes n’ont pas accès par statut aux pouvoirs politique ou économique. Ils ne sont pas comparables aux scribes de l’Égypte antique : le sanskrit n’est écrit que tardivement et plutôt contre la volonté des brahmanes pour qui toujours la connaissance est parole et qui réservent les grises nuances du monde à la noirceur de l’écrit. Les brahmanes ne forment pas non plus, comme les mandarins de l’Empire chinois, un corps d’administrateurs au service de l’État. Ces deux fonctions, scribes et administrateurs, étaient réservées à une caste spécifique dont le statut fut toujours inférieur à celui des brahmanes même si certains de ces derniers pouvaient participer, à titre de conseillers, à l’exercice du pouvoir.

Non ! Ce qui assurait leur prééminence c’était le privilège qu’ils avaient d’énoncer en sanskrit, de transmettre par la voix et de garder en mémoire les normes du monde et des hommes ; ils étaient en position d’énoncer des normes pures, de dire le vrai c’est-à-dire ce qui, condamné à ne pas exister, devait être mis à l’abri pour demeurer à jamais la source du réel changeant. Cette distance entre le vrai qu’ils énoncent et le réel qu’ils inspirent caractérise les brahmanes pour le principal et donne sa saveur à la langue sanskrite qu’ils utilisent à cette fin. C’est ainsi qu’on peut expliquer les trois caractères majeurs de la langue des brahmanes : comme les normes sont fixes, appartiennent à tous les temps et doivent se tenir à distance de l’histoire, la langue qui les énonce se doit d’être fixe, pérenne et sacrée. Adoptant la vieille langue védique archaïque, les brahmanes l’ont adaptée à leurs besoins spirituels et intellectuels et ont ainsi créé le sanskrit qu’ils ont fixé, pérennisé et sacralisé. Il fallait bien que cette position des brahmanes soit fondamentalement acceptée par tous ou par une majorité et, même si elle a été discutée par certains, les bouddhistes notamment, les opposants ont eux-mêmes constitué une classe d’érudits qui a finalement adopté le sanskrit pour discuter avec les brahmanes ; souvent ces érudits étaient d’origine brahmanique. C’est ainsi que Nâgârjuna (vers 200 ?), un des plus grands penseurs bouddhistes, est d’origine et de culture brahmanique et s’exprime en sanskrit.

Le Véda, un texte pour l’action d’une extraordinaire richesse verbale

L’évolution du sanskrit a donc été presque complètement contrôlée voire soumise à ce petit groupe d’érudits statutaires. Prenons, pour le montrer, l’exemple de l’importance du verbe dans la langue. La religion « originelle », c’est-à-dire au moment où il nous devient possible de la connaître (vers 800 avant J.-C.), des brahmanes est rituelle ; les rites qu’on nomme karman, « action », consistent en une séquence définie d’actes accompagnés de l’énonciation, sous forme de récitations, de chants, de textes védiques ; dans leur emploi rituel, ces textes sont appelés mantra. L’essentiel est que le Véda, tel qu’il est employé, est un texte pour l’action. Cette valorisation de l’action se reflète dans la langue par une extraordinaire richesse verbale : chaque verbe dispose de centaines de formes différentes ; de multiples nuances peuvent être exprimées par le verbe qui est le centre de la phrase. Quelque deux mille ans plus tard, vers l’an mille de notre ère, les brahmanes ont intériorisé les valeurs du yoga, du renoncement… maintenant l’action est tenue pour la responsable de tous les maux et le karman est le nom donné à la destinée personnelle héritée des actions précédentes, une malédiction parfois : celui qui sait ne fait rien et celui qui fait ne sait rien. Linguistiquement, cela s’est traduit par la lente disparition du verbe dans le sanskrit. Tout ce qui était auparavant exprimé par des verbes l’est dorénavant par des noms d’action, des participes, des composés... Cette évolution que les brahmanes font subir au sanskrit a encore bien d’autres causes. De toute façon, elle leur est propre et il ne faut pas imaginer que « l’Inde » ait renoncé à l’action : à la même époque, les continuelles batailles entre les rois, la construction des plus grands temples hindous, la conquête d’un empire maritime par les rois tamouls, témoignent d’un solide appétit de vivre. Il faut bien distinguer l’histoire des brahmanes et du sanskrit de l’histoire des rois et des peuples indiens.

La représentation que les brahmanes se faisaient de leur langue a donc été essentielle et l’importance de la grammaire se laisse déduire de ce qui précède. Ayant pour rôle principal d’être la langue des normes, le sanskrit, plus que toute autre langue – au recensement de 1971, on en comptait encore 2672 parmi lesquelles le sanskrit était parlé par quelques milliers de « sanskritophones » – fut lui-même soumis aux normes des grammairiens. La grammaire joue dans cette civilisation le rôle de la physique et de la mathématique dans la nôtre. Avant le XXe siècle, nos philosophes ne sont pas des spécialistes : dans son université de Koenigsberg, année après année, Kant occupe successivement et comme il se doit à l’époque toutes les chaires : mathématiques, chimie, sciences naturelles… même si aujourd’hui seule compte son œuvre philosophique, lui et tous les autres sont des scientifiques qui s’intéressent à la métaphysique et à la philosophie ; des prédécesseurs de Kant comme Newton, Descartes ou Pascal demeurent même bien connus pour leur œuvre scientifique. En « Inde », l’art du raisonnement où s’alimentent philosophes, théologiens, logiciens, médecins ou architectes est fondé sur la grammaire. Même si les différents savoirs, les shâstra, ne sont pas organisés à l’image des nôtres, la grammaire, théorique, spéculative ou simplement descriptive, est toujours là. Le vyâkarana comme on l’appelle en est même venu à être considéré comme une voie de salut, au même titre que le yoga ou la parole du Buddha. Tous les savoirs traditionnels adoptent la méthode mise au point par les maîtres-fondateurs de la grammaire Pânini et Patañjali, ce dernier étant un homonyme de l’auteur du Yoga-Sûtra. C’est à ce point qu’un traité de médecine est d’abord un ouvrage sanskrit sur la médecine avant que d’être un traité de médecine en sanskrit : la conséquence contemporaine, c’est que traduire et comprendre un texte sanskrit en ignorant les conceptions des vaiyâkarana demeure impossible. De l’analyse du langage, constamment, les brahmanes tirent des conséquences, parfois surprenantes, sur le monde, sur sa structure, son devenir, sur les choses ou sur l’homme. Cela est rendu possible parce que le sanskrit et avec lui toutes les langues ne sont pas conçus comme des productions humaines mais comme des phénomènes naturels : il y a le ciel bleu, la mer, les étoiles et… le sanskrit. Ce monde naturel est structuré et la langue sanskrite est au sommet de la création si bien que tout s’y reflète en même temps qu’elle participe de tout. La langue sanskrite, ainsi que le dit le grammairien Patañjali (vers 200 avant J.-C. ?), est le soutien de l’ordre du monde.

Bien sûr il est arrivé qu’individuellement tel brahmane ait accédé à la royauté ou soit devenu par la faveur du prince un riche propriétaire. Il y eut des brahmanes qui n’en avaient que le nom et la rhétorique des bouddhistes s’est moquée d’eux, a raillé leur concupiscence et leur appétit de richesses – même si les moines bouddhistes ne furent pas non plus à l’abri des défaillances personnelles ! Mais au total, ils ont bien été des spécialistes de la transmission, des gardiens de textes qu’ils considéraient comme sacrés et même « non humains ». De la même manière, l’incroyable prétention du sanskrit à être la langue des normes du vrai s’est accommodée aux nécessités du réel. Avec le temps, le sanskrit a débordé le cadre de ses utilisateurs statutaires : de nombreuses œuvres – théâtre, poésie de cour, fables, romans, épopées – témoignent en faveur d’une connaissance élargie au « public cultivé ». Celui-ci, demeurant de toute façon une minorité, connaissait suffisamment le sanskrit pour goûter les œuvres souvent difficiles qui lui étaient destinées ; parfois extrêmement raffinées, elles visaient à faire plaisir, à faire rêver, plutôt qu’à faire connaître. Le « public » était composé des brahmanes de la cour ainsi que de tous les courtisans, élégants et hommes d’esprit qui vivaient en ville. Malgré la diversification relative de ce public, l’immense majorité de cette littérature, même destinée à des non-brahmanes, est pourtant rédigée par des brahmanes et cela vaut même pour des traités où l’on peut douter de leur savoir-faire comme l’art des courtisanes ou celui des voleurs. Leur prééminence était donc acceptée, si elle était discutée, par la majorité de la population et, de fait, toute la littérature indienne ancienne a fini par être rédigée en sanskrit. Même les écrits bouddhiques et jaina, en même temps qu’ils étaient disponibles dans les langues propres à ces religions et ces cultures, ont fini par être rédigés en sanskrit tant était grand son prestige. C’est ce prestige qui assurait au sanskrit une notoriété et une diffusion en dehors du domaine brahmanique. Entre le Xe et le XIIIe siècle, le bouddhisme disparaît des terres indiennes où il était né mais se maintient en dehors de l’Inde où il s’était exporté, et avec lui le sanskrit : cela nous vaut de disposer des mêmes textes en sanskrit, en chinois et en tibétain. Parfois l’original sanskrit a disparu et le texte n’est plus connu que dans la langue de traduction. Ce troisième millénaire de l’histoire du sanskrit est celui des chefs-d’œuvre littéraires.

Début d'un lent déclin

Vers le Xe siècle, commence un lent déclin : une nouvelle religion s’installe brutalement dans la plaine indo-gangétique et avec elle la langue de culture des nouveaux arrivants : le persan, une langue cousine du sanskrit mais modernisée et pénétrée d’influences arabes ; le persan est demeuré la langue officielle de « l’empire des Indes » jusqu’en 1947 et continue à jouir d’un grand prestige, même en Inde indépendante. Dorénavant, les sultans musulmans – parfois des convertis – sont au pouvoir. En 1565, le dernier grand Empire hindou disparaît. Tout cela a évidemment un impact important sur le sanskrit. Notamment, même si les brahmanes n’ont pas été totalement écartés des cercles du pouvoir, même s’ils ont appris le persan et ont été associés à la gestion des différents sultanats musulmans, ils ont cessé de fait d’occuper dans la société la place qui était la leur jusque-là. Ils n’ont pas vaincu l’islam comme ils avaient vaincu le bouddhisme et en Inde même, ils ont été sur la défensive. Les circuits économiques se détournent d’eux. Or ils ne pouvaient se consacrer à l’étude des lettres sanskrites que parce que des rois hindous et vainqueurs, en leur octroyant régulièrement des terres, leur permettaient d’avoir des revenus. Dès lors que les rois hindous sont systématiquement vaincus, qui va entretenir les brahmanes ? Comment vont-ils survivre ? Cela les fait dépendre plus étroitement qu’auparavant de la générosité des fidèles, de la société civile. Par ailleurs, avec le persan, arrivent d’autres lettrés, en liaison directe avec l’espace arabo-musulman, lequel brille alors de tous ses feux. De nouveaux savoirs, de nouvelles pensées se font jour. Le quatrième millénaire de l’histoire du sanskrit est celui d’une lente décadence : confite dans sa perfection, la langue sanskrite n’est plus au service d’une pensée neuve ou novatrice ; les ouvrages oscillent entre résumés ou exposés didactiques et commentaires prodigieux d’érudition mais quelque peu vains. Même le domaine du religieux échappe peu à peu au sanskrit : les grandes œuvres sont traduites, ou plutôt adaptées dans les langues vernaculaires. Le Râmâyana sanskrit de Vâlmîki est ainsi la source principale de l’Irâmâvatâram, « L’avatâr de Râma », de Kamban (entre le IXe et le XIIe siècle), considéré comme le chef-d'œuvre de la littérature tamoule, au sud de l’Inde. De même, le Râmcaritmânas, « Le lac spirituel de la geste de Rama », écrit en hindî par le brahmane Tulsî-Dâs (1532-1623). Dans l’Inde d’aujourd’hui, quand on parle du Râmâyana, on fait référence à ceux de Kamban, de Tulsî-Dâs, ou à d’autres adaptations qui ont été parfois totalement réécrites dans les langues indiennes. Les ouvrages proprement religieux rédigés en sanskrit sont alors doublés par leurs traductions en hindî, en tamoul… aujourd’hui certains religieux ont même oublié l’original et sont tout surpris quand ils apprennent que le texte qu’ils tiennent pour l’original est en fait une traduction ou une adaptation du sanskrit.

Concurrencé par le persan à cause de la montée en puissance de l’islam en Inde, le sanskrit a pourtant continué son expansion en dehors du sub-continent. Ce faisant, il ne semble pas qu’il y ait jamais eu d’émigration indienne importante ni même aucune conquête militaire ou colonisation. Nulle part, à ce qu’on connaît, le sanskrit n’a été imposé par la force à la population : il est demeuré une langue sacrée, celle que l’on grave sur les monuments religieux, celle qui sert à nommer les rois… Aucun État « indien » n’a fait de conquête durable. Pourtant l’expansion du sanskrit hors de l’Inde est un phénomène majeur. Pour la comprendre, il est préférable de ne pas considérer le sanskrit comme une « langue indienne » : la sanskritisation plus ou moins complète du sub-continent indien s’est simplement continuée, non sans résistance et sous des formes diverses, dans les îles de l’archipel indonésien, dans la péninsule indochinoise, au Tibet, en Chine, en Asie centrale... Dans cette aire très vaste, l’expansion du sanskrit a été le fait de brahmanes qui ont été appelés par des souverains locaux et parfois se sont fixés. Ils ont souvent formé leurs successeurs locaux et de nombreux ouvrages furent aussi traduits du sanskrit en chinois par des lettrés chinois polyglottes. Les aventures du jeune brahmane Kumârajîva en Asie centrale puis en Chine en sont un bon exemple : il est à l’origine de la traduction d’ouvrages sanskrits d’inspiration bouddhique.

Vers le sud et le sud-est, l’influence fut plus forte encore. En Indonésie, les plus anciens écrits – stèles et rochers gravés – datent du Ve siècle de notre ère et ils sont en sanskrit. La langue sanskrite accompagna l’expansion de l’hindouisme et du bouddhisme : des sculptures de Shiva, un des grands dieux de l’hindouisme, ont été retrouvées jusqu’à Bornéo. En Asie du Sud-Est, notamment au Cambodge, on connaît même les noms de certains brahmanes appelés par des souverains locaux : Shivasoma fut le chapelain du roi Indravarman I (877-889) et il est décrit comme élève d’un certain Shamkara que certains savants identifient au grand philosophe hindou. Au moins au Cambodge, la production d’ouvrages sanskrits a été continue entre les Ve et XVe siècles. Les plus beaux monuments de ces vastes régions, les temples d’Angkor au Cambodge ou l’admirable Borobudur à Java ont été réalisés par des techniciens qui alliaient l’esthétique locale et les canons indiens servis par les textes sanskrits et leurs connaisseurs originellement brahmanes. Néanmoins le reflux de l’hindouisme donc des brahmanes et du sanskrit est continu d’ouest en est. L’Iran et l’Afghanistan – ce dernier partiellement bouddhisé ainsi que l’attestent les grandes statues du Buddha récemment détruites à Bamîyan – sont islamisés dès le VIIIe siècle, l’Inde du Nord à partir de 997. En Indonésie, à partir du XIVe siècle et surtout du XVe siècle, l’expansion continue de l’islam va petit à petit faire reculer hindouisme et bouddhisme qui ne se maintiennent aujourd’hui que dans l’île de Bali et, dans une moindre mesure, à Lombok. En Asie du Sud-Est, si le bouddhisme se maintient, c’est coupé de ses sources indiennes.

Le sanskrit se confine dans la célébration de son ancienne gloire

Après le Xe siècle en Inde même, encore à cette époque, surtout dans le sud, la veine n’est pas complètement tarie, loin s’en faut. Le Gîta-Govinda dans le domaine de la lyrique, les œuvres de Râmânuja dans la « philosophie » en portent témoignage. Le Nyâya surtout, un art du débat petit à petit transformé en logique, est peut-être le dernier grand succès de la réflexion des brahmanes. Mais les raisonnements ingénieux des logiciens n’échappent pas à l’impression de vaine subtilité : où l’on attend des raisonnements, on entend de plus en plus souvent des ratiocinations. Nâgesha, un grammairien fameux du XVIIIe siècle, contemporain de Voltaire, écrit un commentaire plein de finesse et d’une érudition prodigieuse sur le texte fondateur de la réflexion grammairienne qui date de deux mille ans. Mais que déjà l’empire moghol soit en pleine décadence, que les Anglais soient déjà là, que l’esprit scientifique soit en train de révolutionner le cours des choses et des esprits, il l’ignore complètement. Et tous les brahmanes vont de même ignorer l’esprit scientifique, ne vont jamais accepter que quelque chose d’autre puisse venir d’ailleurs. Encore à cette époque – cela changera après – si le sanskrit demeure à l’abri du monde, c’est sans savoir qu’il n’en est plus à l’origine. On n’observe aucune évolution des thèmes et des méthodes de réflexion : dans leurs œuvres, les commentateurs brahmanes continuent à triompher des arguments bouddhiques comme si le bouddhisme n’avait pas disparu depuis plusieurs siècles ! Au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, le sanskrit découvert par les Européens connaît par leur biais une embellie passagère et tournée vers le passé : c’est sur les plus vieux textes que les chercheurs occidentaux se penchent et non sur les « nouvelles » productions des lettrés traditionnels, les pandits. Ce n’est pas à ce qui est dit en sanskrit qu’ils s’intéressent d’abord mais à la langue sanskrite qu’ils considèrent, faussement, comme l’ancêtre de leurs langues : en fait le monde s’écrit maintenant dans les langues européennes. Confiné dorénavant dans la littérature religieuse, et pas forcément la meilleure, il se limite au ressassage et à la célébration de son ancienne gloire. Le nationalisme indien naissant ne va pas les démentir.

Aujourd’hui, à l’aube de son cinquième millénaire d’existence, l’évolution du sanskrit est contrastée. Les lettrés traditionnels qu’on nomme pandits ont quasiment disparu, malgré quelques belles exceptions. Certes le mot se maintient, mais c’est un titre vain quand ce n’est pas devenu un nom propre. De toute façon, l’Inde se veut un état moderne ; tous ses fondateurs, Nehru, Gandhi, Jinna pour le Pakistan, ignoraient le sanskrit. Les gouvernements, quels qu’ils soient, ont tendance à voir, non sans raison souvent, dans les pandits des tenants de l’obscurantisme et du passéisme. Ils respectent les plus savants, les religieux, parfois les saints que la tradition a su engendrer tout au long des siècles. De plus les quelques connaisseurs hors pair de la tradition sanskrite qui subsistent sont en même temps encombrés des superstitions les plus étranges. Nous avons fait l’expérience de ce paradoxe : dans la même personne se logent la plus grande connaissance d’un superbe texte sanskrit et les divagations sur le triangle des Bermudes et autres sornettes, le tout débité sur le ton dogmatique et définitif qui convient à ceux qui, par statut, ont le monopole du savoir légitime… Dorénavant les pandits sont reconvertis dans la politique ; s’il en est ainsi c’est que, semble-t-il pour la première fois, ce qu’en Occident on nomme hindouisme – terme britannique inventé au XIXe siècle et adopté ensuite en Inde – est devenu militant et qu’une partie de ses tenants affirme son universalité. Alors qu’il avait été jusqu’au XIXe siècle la religion des Indiens en Inde, dorénavant le sanâtana dharma, « la Loi éternelle », est présenté comme la religion par excellence car « les meilleurs dieux sont hindous »[1]. La conséquence est que le sanskrit, la langue des brahmanes, change de statut. Certains pandits, devenus nationalistes, veulent faire du sanskrit – mais quel sanskrit ? – la langue nationale de l’Inde ; il en est même qui veulent le promouvoir au rang de langue universelle ! Il y a des journaux en sanskrit qui disent impeccablement des nouvelles du monde. Par ailleurs, le sanskrit réel, celui des textes, a perdu depuis longtemps, sinon tout prestige, du moins sa capacité de dire du nouveau : le persan, puis l’anglais et les langues nationales de l’Inde, notamment l’hindî, l’ont définitivement relayé dans cette tâche. Pendant les deux derniers millénaires, il avait été une source constante à laquelle s’alimentaient les autres littératures tout en étant lui-même extrêmement productif. Maintenant que les littératures indiennes en hindî, en tamoul, en bengali… ont conquis leur autonomie, qu’elles sont ouvertes sur le monde, la littérature sanskrite est devenue une simple référence parmi d’autres. Gandhi écrit en gujarati, sa langue maternelle, puis en anglais : il ignore le sanskrit. Les principaux dirigeants de l’Inde contemporaine sont dans ce cas. Quand ils sont d’origine brahmane, ils connaissent parfois quelques hymnes ou prières en sanskrit comme nous pouvons encore connaître quelques prières en latin. Il est certes possible que le sanskrit retrouve une autre jeunesse : ce ne serait pas la première fois. Mais il faudra que l’Inde et les Indiens changent dans une direction qui, aujourd’hui, nous semble improbable. Les usagers des autres langues qui n’ont jamais pardonné au sanskrit sa prétention et sa superbe, veulent, comme souvent en Inde, le promouvoir au rang des innombrables icônes qu’on vénère pour mieux les ignorer. Certains nationalistes attirent le sanskrit dans une direction souvent réactionnaire. Dans ces temps démocratiques où l’économie fonde la puissance, où tout est censé se valoir, les langues « vivantes » contemporaines tiennent enfin leur revanche sur celle qui affirmait être la source et le sommet de toute hiérarchie linguistique, sociale et spirituelle. Et le sanskrit qui prétendait à l’éternité se retrouve remisé dans l’antiquité ou promis au statut douteux de langue universelle pour concurrencer l’anglais, la langue de l’ignorance dominante.   (Suite de l'article)
 

[1] Titre d’un ouvrage d'O. Herrenschmidt repris d’une phrase d’un informateur de l’auteur.

Michel Angot
avril 2002
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