Si la gloire de Samarcande était ancienne, puisqu'elle datait des Achéménides et des Grecs, la ville doit tout à Tamerlan, ce Mongol turquisé, qui allait fonder un immense et éphémère empire. Jean-Paul Roux retrace pour nous l'histoire de Samarcande que Tamerlan, qui en 1370 s'était fait proclamer Grand Émir à Bactres, choisit pourtant comme capitale.
Samarcande, dans la vallée du Zeravchan, au sol bien arrosé et bien ensoleillé, où poussent en abondance les céréales, le mûrier et le coton, jouit d'une réputation enviée dès l'Antiquité et le haut Moyen Âge. Située à l'un des carrefours du commerce international en Asie centrale, sur l'itinéraire de la Route de la Soie, elle possède un grand marché où des nomades de la steppe apportent, outre les produits de leurs troupeaux, l'or et les pierres précieuses. On l'appelle alors Afrasiyab ou Marakanda, et son centre se trouve sur la colline qui domine l'actuelle cité. Certes, elle n'est pas la plus importante des villes de la Sogdiane, région à la vieille population iranienne. Ses habitants se rencontrent partout jusqu'à Nankin – comme on le voit par exemple en 217 de notre ère – et sa langue est devenue un idiome international. Samarcande ne fut que rarement capitale : à l'aube de l'histoire, puis de 874 à 892 sous les Samanides, ensuite bien sûr sous Tamerlan et quelques-uns de ses héritiers, enfin de 1924 à 1930, avant que la République soviétique à laquelle elle appartenait ne choisisse Tachkent.
Tous les peuples s'y aventurèrent, les Achéménides, plus tard les Grecs, les Parthes, les Yue-tche – appelés à devenir, en Inde les Kusana, Kouchans – puis les Arabes, les Turcs, les Mongols, et encore les Turcs avec les Uzbeks qui s'y installèrent en 1500 ; les Russes enfin. On y vit même parfois des Chinois. Toutes les religions s'y implantèrent malgré la tenace résistance du très antique mazdéisme : Si le bouddhisme n'y connu jamais un grand succès, le manichéisme y fit une longue carrière. Le christianisme s'y implanta, nestorien avec un représentant de l'autorité suprême, et catholique avec notamment un évêché encore signalé au XIVe siècle. Sans oublier l'islam qui imposa définitivement sa loi.
On ignore presque tout de la cité antique, peu fouillée. Elle a disparu au cours des temps, sans doute en particulier à cause du grand séisme de 831 et de ceux, moins effrayants, qui suivirent, plus que sous les coups de Gengis Khan qui semble ne pas s'être trop acharné sur elle. Des céramiques, quelques belles peintures permettent de confirmer ce que disent les sources écrites. Dans les premiers siècles de notre ère, on la considère comme le centre d'un petit État très peuplé qui compte, dit-on, « trente grandes villes et trois cents petites ». Ses habitants aiment « la boisson, la danse et le chant », écrivent les Annales chinoises, qui parlent aussi de ses ambassadeurs qui apportent en Chine des lions et des autruches, des danseuses et des courtisanes... et les sept notes de la gamme. Une classe sociale très ouverte, celle des dihqan – dont le mot « noble » rend assez mal compte – a le goût de l'aventure, de la gloire, des exploits, des fêtes, des plaisirs, des conversations galantes, des arts et des lettres. Les peintures murales qui traduisent son raffinement extrême et sa suprême élégance, la montrent racée, avec de fines attaches et de longs doigts déliés.
Cette vraie chevalerie, digne de celle de notre Moyen Âge, mais sans ses gauloiseries – où d'ailleurs la femme peut être soldat et se battre – va montrer une résistance tenace aux envahisseurs arabes, avant de se rallier à eux, épuisée. Les Sogdiens se vengeront de leur défaite à leur manière, en déversant dans la société musulmane en gestation tout leur patrimoine, en exerçant sur elle une influence dont on mesure de plus en plus l'importance.
Ils jouiront d'un outil unique, le papier. On veut que ce soit en 751, à la bataille du Talas, entre Chinois et Arabes, que ces derniers l'aient découvert. S'il s'agit sans doute d'une légende, le papier fait toutefois son apparition dans le monde musulman au cours de la seconde moitié du VIIIe siècle et Samarcande s'en assure le monopole. Sans le conserver longtemps, elle en tirera un avantage durable. Lorsque la Sogdiane retrouve une semi-indépendance, sous la dynastie des Samanides, la cité connaît le début d'une deuxième prospérité. Les traditions du Prophète – hadith – y sont collectées, en particulier par le Boukhariote Bukhari – 810-870 – qui vécut et mourut à Samarcande. Alors renaît l'iranisme, notamment avec le grand poète de Samarcande, Rudaki vers 859-940. Alors apparaissent les premières madrasa, écoles de théologie, plus tard écoles supérieures, que l'on attribue en général aux Seldjoukides et à leur ministre Nizam al-Mulk. Inventées dès le IXe siècle – même si la première fondation dont nous puissions fixer la date avec certitude soit précisément celle, en 1060, d'une madrasa de Samarcande aujourd'hui disparue – elles ne sont en rien des « écoles coraniques » auxquelles elles sont en fait antérieures. La loi décrète l'accès de tous à l'éducation primaire, alors on promulgue un code d'agriculture. Aux IXe-XIe siècles – apparaît cette école de céramique à fond brun, jaune, rouge brique, noir et décor épigraphique qui prend place parmi les plus belles de l'Orient musulman.
La chute des Samanides en 999 met fin à la domination des Sogdiens sur la Sogdiane. L'autorité désormais passe aux Turcs. Ils la conservent encore. Mais les Sogdiens continuent à vivre, à se nourrir de leur fidélité et à nourrir les autres de leur génie. Aujourd'hui encore, si le dynamisme économique et politique à Tachkent est uzbek, c'est-à-dire turc, à Samarcande il est tadjik, c'est-à-dire iranien.
Au XIVe siècle, la ville n'a rien perdu de sa force attractive, pour que Tamerlan la choisisse comme capitale parmi tant d'autres.
Voulant en faire le centre de la terre, il l'amène à entretenir des relations diplomatiques avec de lointaines contrées, comme le prouvent l'archevêque Jean de Sultaniye qu'il dépêche à Charles VI ou Don Ruy Gonzalès de Clavijo, ambassadeur de Castille, qui a la bonne idée d'écrire le récit de son voyage dans la capitale timouride.
Il veut en faire la plus belle ville du monde. Ses rapines lui en ont donné les moyens financiers. Il aime l'art ; il est mécène ; il invite ou déporte artistes et savants partout où il en déniche. Peut-être réussit-il dans son projet : il reste trop peu de ses monuments, construits hâtivement et insuffisamment solides, pour l'affirmer. Des palais, pavillons, madrasa, mosquées, tombes, jardins, cinq au moins nous ont été décrits. De tout cela, ne subsistent que son mausolée, une mosquée, quelques tombeaux.
Le Gur-e-Mir, n'était pas destiné à lui servir de dernière demeure. Il l'avait édifié pour en faire une mosquée. C'est cependant l'un des grands monuments funéraires de l'islam, antérieur à ceux de ses successeurs, les Grands Moghols des Indes. Il dresse dans le ciel, au-dessus d'une salle octogonale, un dôme renflé à godrons, posé sur un haut tambour décoré d'inscriptions coraniques en coufique géométrique – grandes lettres anguleuses formant dessins – qui abrite son cénotaphe, un bloc monolithique en néphrite vert foncé, placé, non au centre, mais un degré en retrait, comme il l'avait demandé, de celui de son maître spirituel. Sur le porche, on peut lire : « Heureux qui a refusé le monde avant que le monde le refuse ».
La mosquée de Bibi Hanum, vaste et audacieuse – sans être la plus grande jamais construite, comme on le dit parfois – élève sa coupole à plus de cent mètres et possède un grand arc d'une portée de seize mètres. Elle est en fait une madrasa qui suit le plan cruciforme classique en Iran, mais où les quatre voûtes en berceau brisé placées aux quatre extrémités de la croix – iwan – sont remplacées par des salles sous coupole. Son décor est éclatant, avec du bleu turquoise, du vert, du jaune, du brun, du manganèse et du noir. Au centre de ce qui était la cour, le bassin ou la fontaine traditionnels sont remplacés par un immense lutrin à Coran, comme si le livre saint était le symbole même de l'eau, source de vie.
C'est au Chah-i Zindeh, « le Roi Vivant », que l'art de Tamerlan se révèle le plus raffiné. La nécropole escalade, d'abord par un escalier de trente-quatre marches, puis par une étroite allée, les premières pentes de la colline d'Afrasiyab pour aboutir au lieu saint, dit « tombeau », construit à l'endroit où un parent du Prophète, Kussam Ibn Abbas, tué devant Samarcande, serait entré sous terre en portant sa tête, et où il attendrait, en vie, la fin des temps. Les édifices qui bordent l'allée sont modestes, mais leur parure est éblouissante. On y a fait appel à toutes les ressources et à toutes les techniques de la céramique, carreaux et mosaïques, briques émaillées sur tranches, faïences ciselées, moulées, gravées, dans un jeu chromatique d'une splendeur rarement atteinte. On y respire un air de féminité et l'on ne saurait s'en étonner puisque maints mausolées sont ceux de femmes : deux abritent des sœurs de Tamerlan, Kutlug Turkhan Aka – 1386 – le plus beau, et Chirin Bika Aka – 1385 – ; un troisième est celui de son épouse Tuman Aka – 1406. Presque tout en bas, près du porche d'entrée, se trouve le mausolée du grand astronome Kadi zade Rumi – 1437 – sans doute le seul savant à avoir été inhumé dans un cimetière de princes, de princesses et de rois.
Les descendants de Tamerlan, les Timourides, continueront son œuvre. Son petit-fils, Ulug Beg, qui gouverna Samarcande, avant de devenir empereur pour deux ans, était plus occupé de science que de politique et de gouvernement. On a retrouvé la partie souterraine de son observatoire, datant de 1428, avec ce grand sextant de plus de soixante mètres, placé si exactement sur le méridien que les astronomes contemporains s'en étonnent encore, et ses « Tables astronomiques », transportées à Constantinople et traduites en latin en 1655, qui feront autorité jusqu'au XIXe siècle. Les manuscrits copiés et illustrés dans « l'Académie du Livre », instituée par le souverain à l'imitation de celle de Hérat, ont malheureusement disparu au cours des guerres ultérieures. De l'œuvre architecturale d'Ulug Beg, il reste sur la place du Reghistan la madrasa de 1437 qui porte son nom. Les constructions qui la flanquaient ont été détruites par les Uzbeks. On leur en a fait un crime. Pardonnons-leur. En élevant à leur place deux autres madrasa, Chir Dar – 1646-1647 – et Tilla Kari – 1664 –, ils ont fait du Reghistan le haut lieu de la ville et l'une des plus belles places du monde.
Au XVIIe siècle, des milliers d'étudiants fréquentaient ce grand complexe universitaire. Qui a pu parler d'une décadence de Samarcande et de l'antique Sogdiane quand celle-ci est devenue l'Uzbekistan ?