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Père ou mère ? Aux origines de la matrilinéarité juive

Joseph Mélèze
Professeur émérite de l’Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne Directeur d'études à l'EPHE (IVe section) Directeur de la Revue historique du droit français et étranger (RHD)

Selon le droit rabbinique actuellement en vigueur, la judéité d’un individu est déterminée par celle de sa mère. Si vous êtes fils d’un juif, Cohen ou Lévy, vous porterez son nom, mais si votre mère, épouse de M. Cohen ou M. Lévy n’était pas juive, née de mère juive elle-même ou convertie au judaïsme, rabbiniquement parlant vous n’êtes pas juif. À l’inverse, vous pouvez porter un nom aussi peu juif que Durand ou Du Guesclin et être considéré comme juif si votre père non juif vous a eu de son épouse juive. En droit juif – comme en droit romain dans le cas des parents qui n’avaient pas la faculté pour contracter un mariage légitime ou conubium – l’enfant issu d’un couple mixte suit le statut de sa mère. C’est ce qu’on appelle le « principe de la filiation matrilinéaire ». Mais ce principe n’a pas toujours prévalu et l’histoire du droit permet d’éclairer cette question fondamentale mais particulièrement complexe.

Loi paternelle, priorité maternelle

Le principe de la filiation matrilinéaire ne s’applique aujourd’hui qu’aux enfants des couples qui se forment entre partenaires juifs et non juifs dans la diaspora, selon la loi du pays d’accueil. En l’absence d’un état civil laïque, le mariage mixte n’existe pas en Israël. Il est juridiquement inconcevable en ce qui concerne la population juive du pays dont le droit familial est géré par l’autorité rabbinique. Pour celle-ci, il ne peut y avoir de lien conjugal entre un homme juif et une femme non juive ou vice versa, car, selon les Sages du Talmud, une telle union n’a pas d’existence juridique en tant que mariage. Les seuls couples mixtes dont l’union, par un jeu de règles du droit international privé, produit des effets légaux en Israël sont ceux dont le mariage a été contracté à l’étranger. Le même régime s’applique à des Israéliens juifs qui souhaitent être légalement mariés hors du champ d’action de l’autorité rabbinique : ils vont se marier à Chypre, en attendant la création d’un état civil non religieux en Israël, que réclament, sans succès pour l’instant, les partisans de la laïcité.

Dans la perspective de l’histoire du droit cette situation est paradoxale. La matrilinéarité est en contradiction avec la loi biblique, résolument patrilinéaire ; elle fait figure d’exception dans le droit familial rabbinique lui-même qui, en dehors de la filiation, respecte la patrilinéarité pour les règles qui fixent les liens de parenté et celles qui président aux successions à cause de mort. Il en va ainsi, par exemple, pour le sacerdoce héréditaire : on n’est pas cohen par sa mère, mais par son père. Le Talmud de Babylone résume cette situation dans une formule lapidaire : « La famille du père est considérée comme étant celle de l’enfant, la famille de la mère ne l’est pas » (TB, Baba Batra 109b). En somme, ainsi que s’est appliqué à le démonter notre confrère américain Shaye Cohen, la matrilinéarité apparaît comme une innovation introduite dans le droit juif par les Sages de la Michna, en rupture avec la loi biblique observée par les juifs à l’époque du Second Temple.

Le fait est que ni la nullité juridique du mariage mixte ni la règle de la filiation matrilinéaire ne sont nulle part proclamées par le législateur biblique. Sans doute la Tora réprouve-t-elle l’union avec l’étranger comme un danger potentiel pour l’intégrité du culte du vrai Dieu (Ex. 34, 16 ; Deut. 7, 1-5). Cependant, plusieurs couples mixtes sont présents dans le récit biblique. Joseph épouse Asénath, fille du prêtre égyptien Poti-Phéra, que Pharaon lui donne pour femme (Gen. 41, 45) ; Moïse prend pour femme Séphora, fille du prêtre madianite Jethro (Ex. 2, 21) ; plus tard, on lui attribuera une femme « koushite » (Nmb. 12, 1), ce qui pourrait signifier qu’il a épousé aussi une « Éthiopienne », à moins que le terme ne renvoie à la Madianite Séphora. La légende se chargera plus tard de judaïser rétrospectivement ces étrangères, soit en les convertissant au judaïsme soit en leur attribuant une origine israélite. En fait, à cette époque lointaine, la femme étrangère était, par son mariage avec un juif, intégrée à la société juive ; le problème de sa judéité et de celle de ses enfants était ainsi résolu à l’avance.

Les témoignages des documents papyrologiques, des Actes des Apôtres et de Flavius Josèphe permettent d’affirmer que c’est toujours ce principe biblique de la filiation patrilinéaire qui est encore en vigueur chez les juifs au Ier siècle de notre ère. Un siècle plus tard, dans la Michna (Recueil des décisions des Sages des deux premiers siècles de notre ère mises par écrit vers l’an 200), c’est la règle inverse qui prévaut : le principe patrilinéaire a cédé la place à celui de la filiation matrilinéaire fixant la halakha, la loi juive, pour l’avenir, jusqu’à nos jours. Comment expliquer ce total renversement des règles juridiques qui organisent les relations entre parents et enfants et déterminent l’identité de l’individu ? Le droit romain a-t-il joué un rôle dans cette transformation du droit juif en matière de filiation ? Shaye Cohen retient cette hypothèse parmi quelques autres qu’il envisage pour expliquer le passage de la patrilinéarité biblique à la matrilinéarité michnaïque. Elle mérite l’attention des historiens des droits antiques.

Au-delà de la coïncidence chronologique, entre la Michna, rédigée vers 200 de notre ère, et le droit romain au moment où il est à son apogée, l’hypothèse s’inspire du parallèle qu’on peut tracer entre les conceptions romaines et les conceptions des tannaïm – les Sages rédacteurs de la Michna – à propos du statut de l’enfant issu d’une union « irrégulière ». En effet, selon les tannaïm, l’enfant d’une mère juive et d’un père non juif est juif, comme sa mère, mais comme ses parents n’avaient pas la capacité de s’engager dans un lien valable selon le droit juif – kiddoushin c’est-à-dire les fiançailles qui sont considérées dans ce contexte comme la première étape légale du mariage – son statut est originellement celui d’un mamzer, ou bâtard, condition peu enviable de l’enfant qui est le fruit de l’adultère d’une femme mariée ou de l’inceste – cette infériorité disparaîtra par la suite. En droit romain, on le sait, la condition de l’enfant dépend du conubium, c’est-à-dire de la faculté qu’avaient ou que n’avaient pas ses parents de conclure un mariage valable selon le droit civil ; cela correspond plus ou moins à la notion rabbinique de kiddoushin. S’il y a eu conubium, l’enfant suit le statut de son père ; sinon, il suit, sauf exception, la condition maternelle.

Malgré une incontestable symétrie des règles romaines et des règles rabbiniques sur ce point, cette piste conduit cependant dans une impasse. L’idée d’une « réception » du droit romain dans le droit juif doit être résolument écartée. La question concernant le rôle du droit romain dans le passage de la patrilinéarité à la matrilinéarité en droit juif n’en demeure pas pour autant moins intéressante. Seulement, au lieu de s’interroger sur le mécanisme d’un très invraisemblable emprunt des règles régissant le régime familial, il faut déplacer le problème vers le terrain de la législation impériale dont le rôle était déterminant pour la condition juridique des juifs vivant dans l’empire. Il existe en effet un lien très fort, et sans doute décisif, entre les dispositions de cette législation relatives aux « manipulations génitales », c’est-à-dire aux rites comportant des modifications chirurgicales des organes génitaux, comme la circoncision, et les transformations intervenues dans le droit familial juif. Ainsi, une enquête sur l’attitude du droit et de la morale à l’égard de ces manipulations nous permettra de proposer une réponse à la triple question : quand, sous quelle forme et pour quelles raisons a été établi le principe de la filiation matrilinéaire en droit juif.

« Belle apparence » et signe d’Alliance

Plusieurs peuples de l’Antiquité pratiquaient la circoncision. Dans l’Égypte des pharaons, cette pratique est attestée depuis l’Ancien Empire. Un célèbre relief de Saqqarah, le mastaba d’Ankh-Ma-Hor, présente le déroulement de l’opération, en deux phases, à la manière d’une bande dessinée. Une stèle de la Première Période Intermédiaire (vers 2000 av. n.è.) fait état d’une circoncision subie par un groupe de cent vingt garçons ; nous assistons visiblement à une épreuve collective imposée aux adolescents qui ont atteint le seuil de la puberté. À un moment qu’il nous est difficile de préciser, la circoncision devient un privilège des prêtres ; elle le sera dans l’Égypte grecque et romaine.

Chez les juifs, la circoncision, qui dans les textes bibliques apparaît d’abord comme un rituel de préparation au mariage (Gen. 34, 14-24 ; Ex. 4, 24-26), devient pendant l’Exil, au cours du VIe siècle av. n.è., un rite d’appartenance au peuple élu, signe de l’Alliance, ‘ot berit kodesh, conclue par le Dieu d’Israël avec Abraham, dans l’immédiat et pour toutes les générations futures : tous les mâles de sa descendance doivent être circoncis à l’âge de huit jours, de même que les esclaves nés dans la maison ou acquis à prix d’argent, quelle que soit leur origine (Gen. 17, 10-14 ; Lev. 12, 3). Les traducteurs alexandrins de la Bible renforcent cette exigence en prenant position en faveur du principe qui place la circoncision au-dessus du repos sabbatique (LXX Gen. 17, 14).

La circoncision n’est pas ignorée des Grecs. Dès le Ve siècle av. n.è. Hérodote (Hist. 2, 104) oppose les peuples qui pratiquent la circoncision « depuis les temps les plus anciens », ap’arkhês, à savoir les Égyptiens, les Éthiopiens et les Colques (ou Colchidiens), habitants d’une région située entre le Caucase et la Géorgie, à ceux qui ont emprunté cet usage aux Égyptiens, tels les Phéniciens et les « Syriens de Palestine », que Flavius Josèphe, à la suite d’Hécatée d’Abdère, identifiera – avec raison – comme juifs (Antiquités 8, 262 ; C. Apion 1, 168 et suiv.). Le « père de l’histoire » est au courant d’un usage que les juifs partagent avec quelques autres peuples selon l’exemple des Égyptiens, et qu’il réprouve : confondant hygiène et pureté rituelle, il comprend que ces derniers puissent « aimer mieux être propres que d’avoir une belle apparence », mais il leur préfère ceux des Phéniciens qui, en fréquentant la Grèce, renoncèrent à imiter les Égyptiens et ne pratiquent plus la circoncision sur leurs descendants (Hist. 2, 104). Au contact de la culture grecque – supérieure par définition pour Hérodote – on abandonne la coutume barbare.

Selon cette logique, la culture grecque ayant pénétré en Égypte et dans tout le Proche-Orient à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand, d’autres peuples, à commencer par les juifs eux-mêmes, auraient dû suivre l’exemple de ces Phéniciens sympathiques à Hérodote. Il faudra cependant attendre la crise maccabéenne au deuxième tiers du IIe siècle av. n.è. pour que nos « Syriens de Palestine » abandonnent la circoncision et cachent au gymnase, pour se conformer aux mœurs grecques, l’aspect juif de leur nudité à l’aide des faux prépuces, epispasmos, avant de passer à l’interdiction de cette pratique avec d’autres règles de la religion juive, jugées périmées aux yeux des réformateurs « hellénistes ». Du côté païen, les réserves à l’égard de la circoncision, somme toute assez discrètes chez Hérodote, évoluent vers d’étonnants fantasmes sous la plume d’un Strabon qui associe la circoncision à la castration et à l’excision des femmes, cette dernière étant pour lui une pratique typiquement juive, ce qui est une évidente contrevérité (Geogr. 16, 4, 9 ; 17, 2, 5). Les lettrés romains amplifieront la critique de la circoncision chez les juifs ; dans une page tristement célèbre de Tacite, cette critique tournera à un véritable délire antijuif (Hist. 5, 5).

Circoncision et baptême, chrétiens et prêtres égyptiens

L’aversion des païens grecs et romains à l’égard de la circoncision posait un problème à l’Église naissante. Les premiers chrétiens sont des juifs qui ont reconnu en la personne de Jésus de Nazareth le Messie annoncé par les prophètes d’Israël ; ils se conforment aux commandements religieux du judaïsme, à commencer par le rite de l’Alliance. Mais l’ouverture du christianisme au monde païen fait surgir la question du rôle des rites judaïques dans la conversion au christianisme : peut-on devenir chrétien sans d’abord se faire juif ? On connaît la réponse, formulée clairement par Paul de Tarse.

La circoncision n’est rien, ouden estin, le prépuce n’est rien ; ce qui importe, précise Paul dans la première épître aux Corinthiens (7, 18-20), c’est d’observer fidèlement les commandements de Dieu. Les nouveaux chrétiens d’origine païenne n’ont pas à se soumettre au rite de l’Alliance abrahamique, annonce Paul aux Galates ; son proche collaborateur Tite, un notable grec d’Antioche, converti au christianisme sans être contraint de passer par la circoncision, sert d’exemple (Gal. 2, 1-10). Dans l’épître aux Romains qui s’adresse à une communauté à majorité pagano-chrétienne, Paul insiste (Rom. 2, 25-29) sur l’importance de la circoncision du cœur, peritomê kardias, métaphore biblique qui sert à présent la mission chrétienne dans la gentilité. La vraie circoncision étant celle qui n’est pas faite de main d’homme (Col. 2, 8-12), une cruelle paronomase transforme la circoncision charnelle, peritomê, en mutilation, katatomê, et permet à Paul de conclure : « c’est nous, les chrétiens, qui sommes la vraie circoncision » (Phil. 3, 2-3).

À cette rhétorique correspond une décision normative au sein de l’Église. À Antioche, un important centre chrétien, des chrétiens d’origine juive avertissent les adeptes du christianisme venant de la gentilité que sans la circoncision et la soumission à la Loi de Moïse le salut est impossible : c’est ce qu’on appelle traditionnellement « l’incident d’Antioche ». L’assemblée de Jérusalem, réunie probablement en 49 de n.è., tranche cette controverse dans un style qui rappelle celui des décrets des cités grecques (actes XV, 23-29). Elle décide de n’imposer aux « frères d’origine païenne », ex ethnôn, que le strict nécessaire, à savoir s’abstenir des viandes sacrificielles païennes dont les restes étaient vendus au marché, du sang, des animaux étouffés et de la porneia, mot qu’on traduit couramment par « immoralité » ou « fornication », mais qui se réfère ici aux unions entre proches parents collatéraux, largement pratiquées par les Grecs mais interdites par la loi biblique. La circoncision est passée sous silence : elle n’est pas indispensable pour la conversion d’un païen au christianisme.

Cependant, la circoncision juive peut être utile aux chrétiens. C’est ce que note Jérôme dans son commentaire de l’épître aux Galates (6, 12) : les Romains, qui considéraient les chrétiens comme une secte juive mais qui, depuis Néron, les poursuivaient comme un groupement non autorisé et criminel, laisseront tranquille un chrétien circoncis ne voyant en lui qu’un juif. La situation envisagée ici concerne la période comprise entre l’incendie de Rome en 64, dont Néron a imputé la responsabilité aux chrétiens, et le début du règne d’Hadrien, au cours duquel la circoncision va devenir – vers 120 de n.è., nous le verrons – une pratique illicite selon la loi romaine.

Entre-temps, la circoncision continue à déplaire aux Romains. Mais alors qu’à Rome, Perse et Pétrone, Martial et Juvénal raillent le juif « écorché », recutitus, « au gland nu », verpus, adepte d’un usage qu’ils trouvent aussi ridicule que le refus de la viande de porc et le repos sabbatique, la circoncision est pratiquée par le clergé autochtone dans la province romaine d’Égypte de manière parfaitement officielle et ne suscite point de commentaires sarcastiques. Philon d’Alexandrie, d’ordinaire peu tendre envers les Égyptiens, n’hésite pas à les louer pour cautionner l’éloge de la circoncision par lequel commence son traité Des lois spéciales (1, 1-11). Philon parle au présent. À son époque, sous les Julio-Claudiens, des adolescents égyptiens de souche sacerdotale accomplissement, comme au temps de la VIe dynastie, un rite de passage pour acquérir la pleine aptitude à l’exercice de leurs fonctions.

Cette procédure s’ouvre par une demande adressée au stratège de nome par les proches parents du candidat qui sollicitent, « selon la coutume », une lettre à présenter au grand prêtre ou archiereus d’Alexandrie et d’Égypte, haut procurateur romain chargé de l’administration des cultes, afin que, avec son approbation, le garçon puisse être circoncis. Le stratège ordonne une enquête sur l’aptitude du candidat auprès d’un collège de prêtres local. Le résultat de cette enquête lui est communiqué sous forme d’un avis d’expertise ou prosphônesis qui porte sur l’appartenance du candidat à l’ordre sacerdotal constaté sous serment après examen des pièces justificatives. Le stratège peut alors délivrer aux demandeurs la lettre, epistolè, que ceux-ci avaient sollicitée ; elle vaut proposition d’autoriser la circoncision. Munis de cette lettre, les demandeurs doivent présenter le candidat au grand prêtre à qui appartient la décision finale. Elle est prononcée sous forme de sentence judiciaire, dans le cadre de la juridiction gracieuse qu’exerce ce procurateur. La lettre du stratège ayant suffi pour établir la vocation héréditaire du candidat, celui-ci doit remplir encore une autre condition : il faut qu’il soit exempt de défauts physiques, soit asemos, « sans signes distinctifs », qualité qui lui est reconnue sur l’avis de représentants du haut clergé présents à l’audience en tant qu’experts.

Pourquoi tant de précautions et de tracasseries administratives autour d’une coutume locale remontant à l’époque de l’Ancien Empire ? Le seul souci que l’autorité impériale nourrissait à l’égard des droits et devoirs du clergé égyptien ne suffit pas pour justifier la mise en place d’une procédure aussi complexe se terminant par une décision judiciaire réservée à la compétence d’un procurateur ducénaire ; le fait que cette procédure ne soit attestée que vers le milieu du IIe siècle de n.è. est également significatif. Nous avons affaire à une exception aménagée dans un dispositif législatif en vigueur à l’échelle de l’Empire.

La chasse aux castrateurs

À l’époque républicaine, les manipulations chirurgicales des organes génitaux ne figuraient certainement pas au premier rang des préoccupations du législateur romain. Mais sous l’Empire, face à des pratiques fréquentes chez les Orientaux et réprouvées par les Romains, une réaction se manifeste. Elle vise d’abord la castration. À la fin du Ier siècle de n.è., une première mesure fut prise par Domitien (81-96 de n.è.) : « il a interdit de faire châtrer les mâles », castrari mares uetuit, nous informe Suétone (Domitien, 7, 1) ; le contexte indique une loi impériale tendant à réduire des abus dans le domaine du trafic d’esclaves. Un sénatus-consulte voté sous Nerva, en 97 de n.è., a consolidé la loi de Domitien, menaçant de la confiscation de la moitié des biens l’individu qui livre un esclave à la castration (D. 48, 8, 6). C’est aussi par un sénatus-consulte, sans doute sous le règne de Trajan, que fut étendue à la castration la peine de déportation, accompagnée de la confiscation de tous les biens, en vertu de la lex Cornelia de sicariis et ueneficiis, une vieille loi de Sylla (81 avant n.è.) réprimant le meurtre et l’empoisonnement, qui restera en vigueur jusqu’à l’époque de Justinien (D. 48, 8, 3, 4).

Sous le règne d’Hadrien cette législation s’affermit et son champ d’action s’élargit. Un rescrit de cet empereur, conservé au Digeste grâce au juriste Ulpien (De off. procons., l. 7 : D. 48, 8, 4, 2. Hadrien) se réfère d’abord à la législation antérieure – constitutum est… Viennent ensuite des nouveautés dues à Hadrien lui-même – plane… Un autre rescrit du même empereur, rapporté par Paul, également dans un traité De officio proconsulis, précisera que toutes ces dispositions s’appliquent aussi à l’émasculation obtenue par la compression répétée des testicules, thlibias facere.

La dernière phrase du premier rescrit nous intéresse spécialement. Elle renvoie à un édit d’Hadrien – edictum meum – instituant la peine capitale pour le chirurgien qui « excise », medico […] qui exciderit, et pour l’individu qui se prête spontanément à cette intervention – qui se sponte excidendum praebuit. Sans doute excidere est un verbe qui convient à la castration. Mais les expressions qui exciderit et qui se sponte excidendum praebuit n’auraient pas beaucoup de sens ici si elles n’étaient qu’un doublet de castrare et se sponte castrandum praebere, cas envisagés dans le rescrit. Le verbe latin excidere, comme son dérivé moderne « exciser », peut être employé aussi pour d’autres parties du corps, par exemple l’utérus : d’après une antique lex regia, une femme décédée pendant sa grossesse ne devait pas être enterrée avant l’excision du fœtus, antequam partus ei excidatur.Il y a fort à parier que, dans le texte rapporté par Ulpien, le verbe excidere n’a pas pour complément d’objet implicite testiculos, mais praeputium. Si, en parlant d’excision aujourd’hui, on pense avant tout à l’ablation du clitoris qui nous choque, le législateur romain, choqué par la circoncision, pensait d’abord à l’ablation du prépuce. La circoncision n’étant pour lui qu’une modalité de la castration, il a étendu à la première les mesures pénales attachées à l’interdiction de la seconde. Le droit entérinait ainsi la confusion qui régnait dans les esprits à propos des « manipulations génitales » et dont les auteurs grecs et latins se faisaient l’écho.

Pour les Juifs et pour les Égyptiens, cet édit d’Hadrien fut un désastre. Il déclarait illicite un rite qui avait pour eux une importance vitale : signe d’Alliance pour les uns, condition d’exercice des fonctions sacerdotales pour les autres. Des protestations n’ont pas tardé à se faire entendre et une double exception a été introduite dans la législation en question. Les Égyptiens, chers à Hadrien, ont rapidement obtenu satisfaction. Les juifs ont dû attendre le règne d’Antonin le Pieux pour bénéficier eux aussi d’une faveur similaire.

Il est possible d’établir une chronologie de toute cette réglementation – l’interdiction de la circoncision et les exceptions qui l’ont suivie. L’étude des documents papyrologiques permet d’affirmer – et c’est là une nouveauté importante – que la charge de grand prêtre d’Alexandrie et d’Égypte, procurateur romain qui joue un rôle central dans la procédure instaurée pour la mise en œuvre du privilège accordé aux Égyptiens, a été instituée par Hadrien entre juin et août 120 de n.è., vers la fin de la quatrième année égyptienne de son règne. C’est la date qui figure dans l’édit du préfet d’Égypte T. Haterius Népos dont les fragments sont conservés par deux papyrus, l’un dans la collection Fouad (n° 10), l’autre dans celle de Yale (n° inv. 1394). L’institution de cette charge étant indissociable du privilège accordé au clergé égyptien en matière de circoncision, les papyrus d’Égypte éclairent le Digeste : le privilège étant datable de l’été de 120 de n.è., l’édit d’Hadrien – edictum meum –, auquel ce privilège apportait une exception, doit être daté du début de cette même année 120 ou de la fin de 119. Le rescrit concernant la procédure en matière de castration, dans lequel se trouve la référence à cet édit, pourrait avoir été adressé au gouverneur d’une province d’Orient (légat de Syrie ?) vers la fin de 120. Dix ans plus tard, le rescrit au proconsul d’Asie Ninnius Hasta complétera le dispositif législatif destiné à réprimer la pratique des « manipulations génitales » dans l’Empire, désormais illicite, sauf exception légalement établie.

Ainsi paraît définitivement clos le long débat sur le problème des rapports de cause à effet entre l’interdiction de la circoncision et la révolte de Bar-Kokhba qui a dressé les juifs contre l’Empire romain de 132 à 135. À la lumière de notre enquête il est exclu que l’interdiction de la circoncision ait pu être une mesure de représailles de la part d’Hadrien contre Bar-Kokhba et ses partisans. Nous venons de voir non seulement que l’interdit était d’une bonne douzaine d’années antérieur à la révolte, mais encore qu’il ne visait pas spécialement les juifs puisqu’il était conçu comme une mesure générale à l’échelle de l’Empire. En revanche, sans être la cause unique ni la plus importante du soulèvement juif, comme le laisse entendre l’Histoire Auguste (14, 2), l’édit d’Hadrien peut fort bien avoir été le premier ressort d’un mécanisme qui devait se mettre en marche lorsqu’au cours de son voyage en Orient en 128-130 l’empereur avait décidé de transformer Jérusalem en Aelia Capitolina.

Au début du IIIe siècle, le juriste Marcianus, en commentant la loi Cornelia dans ses Institutes, nous éclaire rétrospectivement sur la vraie finalité de cette législation : elle tendait à empêcher la castration d’esclaves dans un but érotique ou commercial, libidinis uel promercii causa (Dig. 48, 8, 3). Le trafic d’eunuques pour le service et le plaisir de riches a pris sous le Haut-Empire de telles proportions qu’une énergique intervention du législateur devenait nécessaire. Quant à la libido, que l’on songe à ces dames romaines dont parle Juvénal : c’est pour le plaisir de sa maîtresse qu’un bel adolescent est fait eunuque (Satire 6, 358-373). Comme d’autres auteurs anciens, Juvénal sait, en accord avec la science médicale, que la castration subie après la puberté n’anéantit pas la capacité virile ; il blâme les dévergondées qui se procurent des amants garantis stériles parmi les esclaves de leur propre familia, alors que les garçons opérés trop jeunes, totalement impuissants, que proposent les marchands d’esclaves ne présentent pour elles aucun intérêt.

Pour en finir une fois pour toutes, Hadrien décida donc, au nom de l’humanitas qui inspira sa législation, d’interdire toutes les manipulations des organes génitaux sous quelque forme que ce soit. La confusion qui identifiait la circoncision à la castration a facilité l’amalgame. À long terme, la détermination d’Hadrien n’a abouti ni à éradiquer les pratiques castratrices ni à empêcher le prosélytisme juif de perdurer en marge de l’ordre légal. Mais dans l’immédiat, son « humanisme » a produit des effets lourds de conséquences pour les rapports entre juifs et chrétiens comme pour le droit familial des juifs.

Mariages mixtes et démographie juive

En rendant la circoncision illicite, le droit romain a puissamment contribué à achever le processus, commencé au milieu du Ier siècle, qui devait conduire à détacher la secte des adeptes de Jésus de Nazareth de son milieu d’origine judaïque. En même temps, la législation impériale concernant les manipulations des organes génitaux a joué un rôle de tout premier ordre dans la définition du statut personnel des juifs.

Quand on parle de l’origine de la filiation matrilinéaire, on invoque habituellement à ce propos le cas douloureux des femmes violées pendant les guerres contre les Romains. La filiation maternelle servirait avant tout à assurer la judéité des enfants qui étaient le fruit de ces viols. Mais le problème démographique que les responsables du peuple juif devaient affronter dépassait largement ces drames. Les défaites militaires à l’occasion desquelles se produisaient les viols provoquaient aussi, sinon d’abord, une pénurie d’hommes qui allait en s’aggravant d’une catastrophe à l’autre. Au drame des femmes violées, malheur qui n’avait qu’un caractère sporadique, venait s’ajouter le drame quasi permanent des jeunes filles et des veuves qui allaient rester sans époux, les hommes juifs étant morts à la guerre ou déportés comme captifs.

Pour faire face à cette situation périlleuse, une première solution aurait pu consister à promouvoir la polygynie, théoriquement autorisée par la loi biblique et effectivement pratiquée dans les provinces romaines. Mais les juifs à l’époque des Antonins sont hostiles à la polygynie. Elle n’avait pas beaucoup de chance de devenir une arme efficace contre le dépeuplement.

Une autre solution, plus réaliste, consistait à puiser hors de la communauté juive l’élément masculin qui lui manquait. Ici resurgit le problème du mariage mixte, inséparable de celui de la filiation dans les discussions rabbiniques, qui a été au point de départ de cet exposé. La loi biblique admettait, on l’a déjà rappelé, qu’une femme païenne, en épousant un juif, fût intégrée à la société juive. Pour les hommes, la conversion au judaïsme, fonctionnant depuis la fin du IIe siècle avant n.è. comme une sorte de « naturalisation », rendait possible le mariage d’une fille juive avec un païen converti au judaïsme. Nul doute que des gentils convertis au judaïsme pouvaient mieux que les violeurs romains servir à compenser les pertes de la substance humaine causées les guerres. Mais en 120 de n.è., l’édit d’Hadrien est venu dresser un barrage insurmontable au prosélytisme juif. Antonin le Pieux n’a rien changé à cet égard en autorisant la circoncision qu’au profit des seuls garçons qui étaient juifs de naissance. Que faire ? Abandonner la circoncision pour la conversion au judaïsme suivant l’exemple des chrétiens ? L’idée a peut-être été envisagée, comme pourrait le suggérer l’épisode de la conversion de la famille royale d’Adiabène rapporté par Flavius Josèphe (Ant. 20, 2, 4 ; 34-48), mais elle n’a pas prévalu.

Sans la conversion de l’époux les unions mixtes étaient désormais illicites du point de vue du droit juif. La condition des enfants issus de ces unions était comparable à celle des enfants des femmes violées. Comment refuser aux unes ce qu’on était prêt à accorder aux autres ? La matrilinéarité offrait pratiquement la seule solution à ce dilemme.

Le privilège impérial

Seulement, dans l’Empire romain, n’est pas matrilinéaire qui veut. Le statut personnel des habitants de l’empire obéit à des règles dont la clé est à Rome. Conformément à leur conception des conditions du mariage ou conubium, les juristes romains postulent l’existence d’un principe commun aux Romains et à d’autres peuples, le ius gentium, suivant lequel l’enfant d’un couple mixte, c’est-à-dire sans conubium, suit automatiquement la condition de sa mère : iure gentium matris condicioni accedit. En réalité, ce principe ne s’applique qu’aux unions entre Romains et pérégrins (Gai. Inst. 1, 78). Pour les unions mixtes entre pérégrins, le texte de Gaius doit être revu à la lumière d’un fragment d’Ulpien, que les compilateurs byzantins, reconnaissant sans doute sa portée historique, ont placé en tête du Livre 50 du Digeste.

Ulpien cite des cas où le droit de déterminer la condition des enfants d’après la filiation maternelle a été reconnu par voie de privilège à certains groupes des habitants de l’Italie et des provinces romaines. Ainsi, en cas de mariage mixte, les habitants des municipes suivent la condition de leur père, à moins d’avoir été autorisés à suivre celle de leur mère – nisi forte priuilegio aliquo materna origo censeatur. Certaines cités grecques, telles Troie (Ilion) ou Delphes, bénéficient également d’une telle faveur, alors que Pompée passe pour avoir conféré le même privilège aux habitants de la province du Pont.

Qu’il s’agisse des habitants d’un municipe, des membres d’un corps civique pérégrin ou de toute une nation, tels les Pontici de Pompée, la matrilinéarité, comme exception à la règle de la filiation paternelle, ne peut donc intervenir qu’en vertu d’un privilège impérial. Les documents papyrologiques confirment cette conclusion. À Antinooupolis, cité grecque fondée en Égypte par Hadrien en 130 de n.è. en souvenir de son favori Antinoous noyé dans le Nil, la matrilinéarité complète le droit de conclure un mariage légitime – epigamia, conubium – avec les « Égyptiens », c’est-à-dire, dans la réalité de la pratique sociale, les Grecs de la chôra. Le statut de citoyen se transmet par le père comme par la mère. Nous sommes en présence d’une matrilinéarité légale, établie par le droit romain provincial au profit d’un groupe civique pérégrin. Elle fait partie des privilèges accordés par Hadrien aux Antinoïtes.

Si les juifs dans l’Empire romain ont pu pratiquer la matrilinéarité, c’est qu’ils y ont été autorisés par l’autorité romaine. Comme les citoyens de Delphes, de Troie et d’Antinooupolis ou les habitants de la province du Pont, ils le font en vertu d’un privilège impérial. Ce privilège apparaît comme le corollaire de l’autorisation de circoncire leurs fils qui fut conférée aux juifs vers 150 de n.è. par le rescrit d’Antonin le Pieux rapporté par Modestin (Regulae, l. 6 : D. 48, 8, 11 pr). La teneur du rescrit l’indique clairement : il est permis aux juifs de circoncire leurs fils et eux seuls – tantum filios suos. Au cours des négociations entre le pouvoir romain et les tannaïm, dont se font l’écho les sources rabbiniques, les juifs demandaient l’autorisation de pratiquer la circoncision conformément à leur tradition, c’est-à-dire sur leurs enfants mâles, leurs esclaves et les candidats à la conversion au judaïsme. Seul le premier volet de cette demande a obtenu l’assentiment de la chancellerie impériale ; les esclaves qui n’étaient pas juifs de naissance et les prosélytes ont été écartés. C’est ce qu’on lit encore vers la fin du IIIe siècle dans les Sentences dites de Paul (5, 22, 3 ; 5, 23, 13).

Cette conclusion se vérifie parfaitement sur le plan chronologique. Au Ier siècle de n.è., le régime biblique de la filiation patrilinéaire est toujours en vigueur. Il suffit de citer à ce propos le cas de Timothée, fils d’une juive et d’un païen, circoncis par l’apôtre Paul (actes XVI, 1-3). Compte tenu de l’attitude de Paul à l’égard de la circoncision, il est peu vraisemblable que l’« apôtre des gentils » se soit fait un devoir d’accomplir une mitsva – un commandement religieux – en circoncisant un juif qui n’était pas circoncis à sa naissance ; il semble bien au contraire que Paul voulait convertir au judaïsme un individu qui, bien que né de mère juive, n’était pas né juif d’après la halakha en vigueur, son père étant un païen grec. Le témoignage de Flavius Josèphe à propos des mariages mixtes dans la famille d’Hérode va dans le même sens : un prince grec ou arabe qui veut épouser une princesse hérodienne doit être circoncis et déclarer son adhésion au judaïsme, la judéité de son épouse ne suffisant pas à garantir celle des enfants à naître. Josèphe ignore la filiation maternelle.

La déchéance du père juif

Pas plus que Modestin, la Michna ne fait pas état du privilège impérial en matière de matrilinéarité. La règle selon laquelle l’enfant d’un juif et d’une femme non juive suit le statut de sa mère est intégrée dans un tableau concernant la condition des enfants issus d’unions inégales. C’est la dernière des hypothèses envisagées dans le traité Kiddoushin 3, 12, texte de base en la matière : v’kol mi she’en la lo alaw ve’lo al aherim kidduschin – havalad kmota. Ve-eizé ? zé vlad shifha v’nohrit. La datation de ce texte est difficile du fait qu’il ne mentionne aucun nom. On a soutenu qu’il pourrait faire partie d’un petit « traité sur les unions interdites et la filiation », antérieur à la destruction du Temple en 70 de n.è. Mais cette hypothèse est loin d’être assurée. Au contraire, le principe talmudique selon lequel toute michna anonyme représente l’avis de R. Meïr, dont l’activité se situe au lendemain de la révolte de Bar-Kokhba, nous conduit vers le milieu du IIe siècle de n.è., en accord avec les données offertes par les sources romaines.

En tout cas, c’est bien à cette époque que nous renvoie le Talmud dans le commentaire de ce texte proposé par R. Johanan au nom de R. Siméon ben Yohaï, tanna de la quatrième génération qui passait longtemps pour l’auteur du Zohar, l’un des cinq disciples de R. Akiva ayant survécu à la révolte de Bar-Kokhba pour « faire revivre la Tora en ce temps-là » (TB Yevamot 62b). Selon la méthode habituelle des Sages, son commentaire vise à asseoir la Michna sur la Tora. Le texte choisi est celui du Deutéronome 7, 3-4 qui dénonce le danger d’idolâtrie inhérent au mariage mixte. R. Siméon se réfère à l’injonction : « tu ne t’allieras point par mariage avec elles [scil. les sept nations interdites], ta fille, tu ne la donneras pas à son fils, et sa fille, tu ne la prendras pas pour ton fils » – v’lo tithaten bam, bitha lo titen libno ubito lo tikah libneha (Deut. 7, 3), et retient la justification donnée par le législateur biblique : « car il détournerait ton fils de me suivre », ki yasir et binha me’aharai v’avdou elohim aherim (Deut. 7, 4).

Pourquoi « il détournerait », yasir, troisième personne du masculin singulier (racine sur, « détourner, éloigner ») ? On s’attendrait plutôt à « elle », la fille, ou « elles », les nations, ou « cela », mots par lesquels des traductions modernes essaient ainsi de surmonter cette difficulté du texte. Cette syntaxe déconcertante sert de base à un raisonnement qui permet de rattacher la matrilinéarité à la Tora.

De toute évidence, en cas d’union mixte, le danger d’idolâtrie peut venir de chacun des deux partenaires, peu importe le sexe. Si le Deutéronome utilise le singulier masculin, c’est que, d’après l’exégèse de R. Siméon, le seul personnage dangereux pour le père juif est son gendre non juif : c’est lui qui pourrait détourner « son fils », c’est-à-dire la progéniture de sa fille juive, du culte du vrai Dieu. Pas de danger symétrique pour la progéniture de son fils juif marié à une fille non juive. Pourquoi ? Parce que ses enfants, issus d’une mère non juive, ne seront pas juifs ! Selon cette exégèse, le Deutéronome énonce ainsi le principe de la matrilinéarité, permettant à R. Siméon de notifier au père juif sa déchéance : « Ton fils né d’une Israélite est appelé « ton fils », mais ton fils né d’une idolâtre n’est pas appelé « ton fils » : c’est son fils à elle », binha haba mi’israelit karui binha, v’ein binca haba min ha ovedet kohavim (ou : hanohrit), karui binha ela bna (TB Kiddoushin 68b). Formule cruelle – « ton fils n’est pas ton fils, si sa mère n’est pas juive » – par laquelle au milieu du IIe siècle de n.è. la relation du père au fils a été subordonnée à la judéité de la mère. Notons au passage que cette exégèse n’aurait pas pu se faire à partir de la version grecque, dans laquelle le futur apostêsei, masculin et féminin à la fois, peut s’appliquer aussi bien au gendre qu’à la belle-fille venant de la gentilité.

En plaçant la filiation maternelle au-dessus de la filiation paternelle, les tannaïm n’agissaient pas seulement « en philosophes » – c’est la conclusion de Shaye Cohen ; au contraire, ils faisaient face à une situation réelle pour empêcher la catastrophe démographique de se produire. L’autorité romaine a cédé à cette à cette demande en acceptant que l’appartenance au judaïsme, peuple-religion, passe par la condition de la mère.

Cette décision n’était pas du goût de tout le monde. Les Karaïtes la rejetteront avec l’ensemble de la doctrine talmudique. Les traces d’une opposition au principe michnaïque de la matrilinéarité parsèment la littérature rabbinique. Sous la dynastie constantinienne un certain R. Ya’akov de Kfar Niboraya enseignait à Tyr que l’enfant d’un père juif était juif à part entière même si sa mère ne l’était pas ; à l’appui de sa thèse, il invoquait le verset de Nombres 1, 18 : « on les enregistra selon leurs familles, selon les maisons de leurs pères ». Après une sévère admonestation du R. Hagaï, il se rétracta. La solution michnaïque l’a emporté (PT Kiddushin 3:14, 64d ; Yevamot 2:6, 4a).

Conditionnée par les contingences juridiques et démographiques d’une époque lointaine, la définition rabbinique de la judéité reste inchangée. Cette étonnante permanence, qui inquiète les démographes, peut susciter des réactions diverses : pour certains, elle est une manière d’outrage au principe de l’égalité des sexes alors que d’autres y voient un hommage rendu à la femme juive. Du point de vue de l’histoire du droit, nous sommes en présence d’une manifestation du droit romain provincial, appliqué non pas à une région, comme pour les habitants du Pont, ou à une cité, comme pour les Antinoïtes, mais à une collectivité humaine, le peuple juif, ethnos tôn Ioudaiôn, natio et religio à la fois, dans la totalité de ses membres dispersés à travers l’immense espace de l’empire. Voilà ce que l’étude du droit romain et celle des papyrus grecs d’Égypte peuvent apporter à la compréhension d’une matière aussi délicate que la substance juridique de l’identité juive.

Joseph Mélèze
avril 2003
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