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Les sagas islandaises

Régis Boyer
Professeur émérite de langues, littératures et civilisations scandinaves à l’université de Paris IV-Sorbonne
Njall le Brûlé, Gunnlaugr Langue-de-serpent, Hervör et le roi Heidrekr, gens du Val-au-Saumon, Orcadiens, Féroïens, Vikings de Jomsborg, ces hommes, face à leur destin, furent reconnus söguligir, « dignes de donner matière à saga » et devinrent les héros de ces textes si mal connus, hormis des Islandais, qui les lisent encore dans la langue même où ils furent écrits, du Xe au milieu du XIVe siècle. Régis Boyer qui a traduit nombre de ces sagas, nous fait découvrir les différentes facettes de ce genre littéraire prestigieux.

De la mémoire à l’écriture

Seule l’Islande, parmi les pays scandinaves, a été capable d’écrire des sagas. Cette île, à l’histoire et au destin tout à fait exceptionnels, fut colonisée à partir de 874 et jusqu’en 930 à la fois par des Germains septentrionaux, des Norvégiens surtout, et par des Celtes. Les uns et les autres détenaient des traditions, des habitudes notamment sociologiques et un trésor littéraire remarquables. On sait que ce type de conjonction donne toujours des résultats intéressants. Ces colonisateurs représentaient une élite, pour ne pas dire une aristocratie fière de ses origines – d’où le culte des généalogies et de la famille –, de ses habitudes immémoriales fondées en droit, et de l’histoire qui permet de récapituler les lignages, justifier l’évolution et conserver la mémoire des grands ancêtres et de leurs hauts faits. Il y avait donc là matière à récitation, puis consignation par écrit des traditions. Seulement, l’île, comme toute la Scandinavie, ne disposait pas d’une écriture apte à la rédaction de textes longs, les runes ne se prêtant pas à ce genre d’exercice. Il faudra donc attendre 999, date de la conversion officielle de l’île au christianisme, pour que l’Église apporte avec ses clercs une écriture et des modèles, tant classiques que religieux. Dès lors, il n’y aura plus d’obstacle à l’écriture des sagas dont la rédaction s’inscrit, en Islande, dans un mouvement vaste et divers où figurent aussi les deux Eddas, le trésor de la poésie scaldique et toute la littérature dite savante : prestations tellement prodigieuses, à l’échelle de l’époque, que les spécialistes, en mal d’explications, parlent de « miracle islandais ».

Un peu d’étymologie…

Le substantif saga (pluriel sögur) dérive du verbe segja, « dire, raconter, rédiger de l’histoire ». Cette redoutable polysémie fait que le terme s’applique à la fois à de l’histoire au sens scientifique comme l’Islands saga, L’histoire de l’Islande ; à une légende, à un conte ; à un récit hagiographique, une vita, à ce que notre Moyen Âge appelait « dit » ; à des traductions bibliques puisque le Livre des Macchabées est traduit sous le titre de Gydinga saga, La saga des juifs ; à de l’historia médiévale quand l’Historia Regum Britanniæ de Geoffrey de Monmouth devient les Breta sögur, Les sagas des Bretons ; à une chronique comme la Sturlunga saga ; à la consignation d’un mythe avec la Völsunga saga ; voire à la traduction ou à l’adaptation de certains « romans » de Chrétien de Troyes : Érec et Énide devient Erex saga. Ambiguïté qui durera : la Suédoise Selma Lagerlöf, voulant justifier, à la fin du XIXe siècle, un de ses ouvrages intitulé La saga de Gösta Berling, en fait L’histoire de Gösta Berling, rédigera En saga om en saga : L’histoire d’une histoire… Chez nous, ces confusions ont la vie dure puisque nous mêlons allégrement la poésie – ce qu’une saga n’est jamais –, à l’épopée ou au roman.

… et une définition

Une saga est un récit, ou plutôt une certaine façon de composer un récit, en langue vernaculaire – chose rarissime en Europe médiévale – et en prose – ce point est capital –, éventuellement agrémentée de strophes scaldiques qui ne font pas partie intégrante du propos mais figurent à titre décoratif ; ce récit raconte la vie d’un personnage important à divers titres, de sa naissance à sa mort, en insistant sur les temps forts et, surtout, en ne le dégageant pas d’un contexte familial qui concerne aussi bien ses antécédents que ses descendants. Le critère de rédaction est donc d’ordre chronologique et il importe au premier chef que le personnage central se soit rendu capable de gestes söguligir, dignes de donner matière à saga. Il n’est pas nécessairement question d’héroïsme non plus que de beau sang vermeil dans l’herbe haute : c’est l’Homme, avec une majuscule, dressé en face de son Destin et en triomphant qui intéresse les auteurs ou sagnamenn.

La saga est avant tout une affaire de style, au demeurant parfaitement inimitable. La loi en est la concision, ou la fermeté, la clarté ou la simplicité. Avec une économie extrême de moyens, le récit paraît comme pressé de courir à son terme, sans aucune fioriture ou concession à la sensibilité du lecteur, non plus que sans grandes sollicitations de son imagination. Ce qui compte, c’est la substance narrative pure. Donc, des mots-matière, des verbes d’action, très peu d’adjectifs ou d’adverbes, et dans ce cas, clairement informatifs. On ne dit pas : « Il avait une superbe épée qui lui venait de son grand-père bien-aimé. », mais : « Il avait une épée. C’était une bonne arme. Elle lui venait de son grand-père. » Ces auteurs sont passés maîtres dans l’art de la litote ou de ce que les Anglais appellent understatement. Hun var hanum kær, littéralement, « elle lui était chère », équivaut notre « il l’aimait à la folie ». Lisons, dans la Sturlunga saga, cet extrait de La saga de Hrafn fils de Sveinbjörn : Kolbeinn est chargé de recruter des hommes pour prendre part à l’exécution d’un ennemi. Il entend enrôler un certain Amundi, un pauvre paysan :

« Kolbeinn et les siens trouvèrent Amundi dans son champ, en train de faire les foins : lui, fauchait, et sa femme ramassait le foin coupé derrière lui, portant sur son dos un enfant au maillot qu’elle nourrissait au sein. Kolbeinn et ses hommes demandèrent à Amundi de venir avec Thorvaldr à Eyrr, chez Hrafn. Amundi déclara qu’il ne prendrait part à aucune de leurs expéditions, s’il s’agissait d’hostilités contre Hrafn. Kolbeinn et ses gens tuèrent Amundi, allèrent voir Thorvaldr et lui dirent ce meurtre. »

Simplement, lorsque le tragique atteint un comble, que l’atmosphère est comme irrespirable, l’auteur pratique une sorte d’humour noir tout à fait caractéristique, à valeur thérapeutique, dirons-nous. Ainsi dans La saga de Gisli Sursson, au terme d’une longue et cruelle histoire, Vésteinn, une manière de champion sportif, est allongé dans son lit, de nuit, et son ennemi, lâchement, profite de la circonstance pour lui décocher un coup de lance mortel : « Touché ! » crie le champion avant de rendre l’âme – avec un terme que l’on pourrait même traduire par « But ! »

De l’origine des sagas

On ne tentera pas de répondre à la question de savoir si la saga était faite pour être dite, ou lue, ou récitée et déclamée. Les théories là-dessus se succèdent opiniâtrement puisqu’il s’agit en fait de résoudre le problème de l’origine des sagas islandaises.

Sous l’impulsion des romantiques allemands, au début du XIXe siècle, deux écoles se sont succédé, celle de la Freiprosa ou « prose libre », et celle de la Buchprosa, ou « prose livresque ». La première, fidèle aux théories de Herder et de l’École d’Iéna, voulait que la saga fût l’expression du génie conteur de la foule, qu’elle traduisît spontanément la sensibilité du tout venant, qu’elle relevât de la tradition orale. Divers procédés de facture – du type : « les gens disent », that er mal manna, « maintenant, on va parler de », nu er at segja, at –, l’emploi très élaboré du dialogue, le découpage en scènes brèves, la présence éventuelle de schèmes narratifs directeurs, l’absence presque totale d’interventions personnelles de la part du narrateur pourraient aller dans ce sens. De même que l’établissement d’une manière de filiation : un récit bref ou thattr d’abord, illustrant, d’aventure, de longues généalogies comme dans Le livre de la Colonisation de l’Islande, que l’on étoffe et qui devient saga. Cette théorie est abandonnée, une étude comparative attentive ayant montré que le même épisode figurant dans deux ou trois sagas différentes est traité de manières tout à fait diverses selon l’économie d’ensemble du texte.

La théorie de la Buchprosa ou prose livresque est maintenant reçue et ne paraît pas souffrir de contradictions. Elle revient à dire que les sagas, au demeurant œuvres d’auteurs qui étaient presque toujours des clercs, ont pris pour modèles l’historiographie classique en latin qu’avaient apportée avec eux les premiers membres de l’Église, et l’hagiographie médiévale également en latin dont on sait qu’elle fut la lecture préférée du Moyen Âge occidental. Le fait est qu’il a existé, très tôt, en Islande, des traductions de Salluste, Lucain, Sénèque, par exemple, et que le premier ouvrage « étranger » à avoir été tourné en islandais a certainement été Heilagra Manna Sögur, Les sagas des saintes personnes, un recueil de vies de saints. Une vita latine aussi est la relation de la vie d’un saint de sa naissance à sa mort, et l’exemplum ou récit exemplaire, qui fut la grande affaire de la « littérature » médiévale, est souvent le fait des sagas islandaises. De plus, l’île aux volcans s’est dotée très tôt de toute une littérature dite savante, traduction de tous les grands ouvrages « scientifiques » qu’ait connus l’Europe à l’époque. Enfin, un examen minutieux de la composition, de l’écriture et des visées de l’auteur, même s’il demeure inconnu comme c’est presque toujours le cas, ne permet pas de douter de l’élaboration extrême de ces textes, ou à l’inverse, rejette sans appel toute prétendue spontanéité.

De grands textes littéraires

En définitive, la saga islandaise relève bien de la véritable « littérature » et ses traits « exotiques », qui tiennent surtout à l’onomastique et à l’existence d’une culture et d’une civilisation qui ne sont pas les mêmes que les nôtres, ne relèvent pas de l’oralité.

Cela dit, le genre offre une belle diversité qui mérite un instant d’intérêt. L’usage a longtemps prévalu de proposer une sorte de succession, en diachronie, selon le genre de sagas envisagé. Cette vue est également dépassée. Le XIIe et surtout le XIIIe siècles ont marqué l’âge d’or des sagas : il s’est alors produit en l’Islande un vaste mouvement d’écriture comme l’Occident en connaît souvent – pensons au théâtre classique français au XVIIe siècle ou au roman romantique européen au XIXe. Durant ce laps de temps, il est permis de penser qu’auront vu le jour, pêle-mêle, toutes les catégories de sagas que nous allons détailler maintenant, en opérant des distinctions qui ne correspondent donc pas à une succession dans le temps, mais à la nature différente du sujet traité. Je renonce pareillement au critère, que retint, un temps, l’école islandaise et qui voulait proposer une taxinomie régie par la distance supposée, dans le temps, entre l’auteur et le sujet retenu.

Des origines mythiques à l’histoire contemporaine

Il y aurait d’abord, après trois textes que je dirai hybrides parce qu’ils rentreraient mal dans l’une de catégories proposées ici – La saga des Vikings de Jomsborg, La saga des Orcadiens et La saga des Féroïens –, les sagas dites royales ou konungasögur qui nous narrent la vie et les hauts faits de grands rois norvégiens et danois, comme le Norvégien saint Olafr Haraldsson ou les descendants de Knutr le grand, un Danois, dans la Knytlinga saga. Le fleuron du genre est la Heimskringla, ainsi appelée, à la mode médiévale, d’après les deux premiers mots de son texte initial, « orbe du monde », et due à l’Islandais Snorri Sturluson (1178-1241). Celui-ci fut assurément l’un des très grands écrivains européens de son temps, méconnu sans doute pour avoir rédigé toute son œuvre en islandais ! Ce recueil de sagas historiques nous mène des origines mythiques (Ynglinga saga) aux souverains contemporains de Snorri. On peut se demander d’où vient cette passion des Islandais pour les rois du Nord, alors même qu’ils refusaient toute autorité, quelle qu’elle fût ; sans doute faut-il voir là une sorte de nostalgie du bon vieux thème de la royauté sacrée, si cher aux peuples du Nord. Ces sagas sont de purs chefs-d’œuvre, qui nous montrent leurs héros en action, en devenir serait plus juste, et appliqués autant à satisfaire aux charismes attachés à leur condition qu’à se faire tels qu’en eux-mêmes… La méthode appliquée est quasi moderne : citation des sources, confrontation des témoignages, exercice d’un sens critique souvent averti et mise en exercice d’une perspective ou d’une distance remarquables pour l’époque.

Sont d’une nature différente les islendingasögur ou sagas des Islandais, qui sont les plus connues et probablement les plus réussies. Elles retracent la vie, les heurs et malheurs de grands personnages ayant vécu au Xe siècle en Islande et responsables de la mise en place ainsi que de la durée et de la grandeur de leur pays. Il en existe une bonne quarantaine, les plus célèbres ou « cinq grandes » étant : Eyrbyggja saga, en français La saga de Snorri le godi ; Laxdœla saga ou La saga des Gens du Val-au-Saumon ; Egils saga Skallagrimssonar qui est peut-être due à Snorri Sturluson, le héros est le plus grand poète, ou scalde, islandais connu ; Grettis saga, Grettir étant une sorte d’Hercule du Nord également versé dans la magie et le commerce des créatures surnaturelles ; et surtout ce chef-d’œuvre nonpareil qu’est La saga de Njall le brûlé ou Brennu-Njals saga dont les héros ne peuvent rien contre les arrêts d’un destin contraire. Rentreraient ici également un beau texte quasi romantique, La Saga de Gisli Sursson, et les célèbres sagas dites du Vinland, qui sont des faux notoires, mais admirablement écrites – tout le monde a entendu parler de La saga d’Eirikr le Rouge. Leur sont apparentées les sagas qui mettent en scène un scalde bien connu, comme La saga de Gunnlaugr langue-de-serpent. Sur le plan de l’écriture, le sommet est atteint par un camée parfaitement classique, La saga de Hrafnkell godi de Freyr.

Les sagas dites de contemporains ou samtidarsögur sont assez proches : ce sont des chroniques de type historique qui rapportent l’évolution de l’Islande pendant un certain temps. Il s’agit des sagas des évêques, les byskupa sögur dont le fleuron est La saga de [l’évêque] Pall, et surtout de l’admirable traité de philosophie politique qu’est la Sturlunga saga, vaste collection dont le chef-d’œuvre est La saga des Islandais de Sturla Thordarson, neveu de Snorri Sturluson.

Ces textes sont régis par le principe tout balzacien de l’intertextualité : les mêmes personnages reparaissent volontiers d’un texte à un autre. Nous avons déjà vu que les généalogies y sont indispensables, qu’elles fondent la dignité des personnages. Et que les auteurs, inconnus donc, sauf exceptions rares, ne dédaignent pas d’illustrer leurs dires par quelques strophes scaldiques. Nous savons aussi que la science de la composition de ces sagnamenn est quasi exemplaire, qu’ils n’interviennent à peu près jamais directement dans leurs textes. Rappelons que le registre lyrique ne les intéresse simplement pas. En revanche, un sens dramatique indéniable peut sous-tendre l’écriture de certaines scènes, mais mieux vaut sans doute parler de narrations pures, tant le discours tend à se suffire à lui-même. J’ai déjà fait litière en passant du possible aspect épique des sagas, en dehors de procédés, modérés, de grossissement et de raccourcissement.

Légendes et traductions

Ces qualités ne sont pas nécessairement le fait des sagas dites légendaires ou fornaldarsögur – soit, littéralement, des sagas des temps archaïques. Ici, un vieux fonds germanique de légendes, de mythes ou de réminiscences plus ou moins historiques dicte des récits en soi passionnants. Il s’agit de la Völsunga saga qui dédouble les morceaux héroïques de l’Edda poétique et met en scène Sigurdr le meurtrier du dragon Fafnir, ou de La Saga de Hervör et du roi Heidrekr où bruissent les échos d’anciens affrontements entre Gots et Huns. Un texte comme Ørvar-Odds saga, La saga d’Oddr aux flèches, est un pur centon de tous les motifs qui avaient cours en Europe.

Restent les sagas dites de chevaliers ou riddarasögur qui désignent des « traductions » de romans de Chrétien de Troyes – Ivens saga sur Yvain ou le chevalier au lion –, du cycle d’Alexandre, ou de nos chansons de gestes avec la Karlamagnuss saga. Sans parler de textes apparentés comme Tristan et Yseut, avec Tristrams saga ok Isondar.

Ajoutons qu’il a existé également, en tant que genre à part, de petites sagas ou thættir (singulier thattr) qui relèvent exactement des mêmes caractéristiques que les « grandes » sagas avec l’avantage de concentrer en quelques pages thèmes et présentation de personnages. Je laisse de côté une théorie qui voulait faire de ces « sagas-miniatures » les ancêtres des grandes sagas : il est clair que les deux types d’écriture ont coexisté. Vers 1350, le genre entre en décadence, pour toutes sortes de raisons.

Le destin, l’honneur, la vengeance

Mais nous ne laisserons pas ce sujet sans avoir dit deux mots au moins de la vision de l’homme, de la vie et du monde qui fait la valeur de ces grands textes. Il s’agit de la célèbre dialectique : destin, honneur, vengeance. L’homme se sait, dès la naissance, doté d’une certaine qualité de destin – sans doute le dieu suprême de cette curieuse religion – qui dictera donc sa conduite. Il lui convient de connaître la coloration particulière que le destin a choisi de prendre pour lui, puis de l’accepter sans révolte ni déploration, enfin de l’assumer contre vents et marées. Cette conscience du divin ou du sacré déposé en un être humain est la jauge de l’honneur d’un homme, elle revient, comme le dirait le Normand Corneille, à sa « gloire », c’est-à-dire à la plus haute idée qu’il se fait de lui-même. Si l’on y porte atteinte, si l’on violente ce sacré, l’homme est en droit – en droit, ce n’est pas un devoir – de chercher à le restaurer : c’est la vengeance dont l’exercice donne une sauvage grandeur à bon nombre de ces textes altiers. Il s’agit de se concilier le tout-puissant regard d’autrui, de ne pas être abaissé, d’être grand : söguligr, digne de donner matière à saga, encore une fois.

Ce qui est vraiment remarquable, sinon exceptionnel, c’est l’étonnante alliance, dans ces textes superbement dominés, d’un idéal aussi grandiose et d’un cadre de vie tout à fait ordinaire, voire banal. Ici, le tragique sourd du quotidien, on ne le force pas dans l’extraordinaire. Et voilà qui fonde le prestige de ces grands butors têtus partis à la conquête d’eux-mêmes.

Un dernier exemple : La saga de Njall le brûlé nous rapporte comment le héros, Gunnarr de Hlidarendi, seul et assailli dans sa maison, risque de succomber sous le nombre. Par chance, c’est un archer de grande classe et il se défend admirablement. Mais l’inévitable arrive : la corde de son arc se brise.

« Il dit à Hallgerdr [sa femme, personnage autoritaire et méchant à qui il a eu le tort de donner une gifle naguère parce qu’elle avait bafoué sa fidélité] : « Donne-moi deux mèches de tes cheveux et tresse-les, toi et ma mère, pour en faire une corde pour mon arc. – Cela est-il important pour toi ? dit-elle. – Il y va de ma vie, dit-il. Car ils ne m’auront pas tant que je pourrai me servir de mon arc. – Alors, je vais, dit-elle, te rappeler la gifle que tu m’as donnée. Et cela m’est bien égal que tu te défendes plus ou moins longtemps. – Chacun a sa façon d’acquérir du renom, dit Gunnarr, et je ne te le redemanderai pas. »

Régis Boyer
mars 2003
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