C’est en 1635 seulement qu’apparaît de manière officielle le nom de « Mandchou » – Manzhou. Le peuple qui se désigne ainsi est alors connu sous le nom de Jürchen et descend de tribus toungouses qui nomadisaient en Sibérie orientale. Ces tribus jürchen de Mongolie orientale se sédentarisent au cours du XVIe siècle dans la région de Gehol, au nord de Pékin. La sédentarisation, supposant l’union de plusieurs tribus, a été encouragée par un khan, Nurhaci, qui est à l’origine de la puissance militaire mandchoue et de la conquête de la Chine. Cet exploit, illustré par la prise de Pékin en 1644, aboutit à la proclamation de la dernière des dynasties impériales, celle des Qing, connue également sous le nom de dynastie mandchoue (1636-1911). Jean-Pierre Duteil auteur de L’Asie aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles (Ophrys, 2001), après avoir analysé l’essor de la puissance mandchoue, nous présente l’empereur Kangxi, despote éclairé contemporain de Louis XIV.
Depuis l’Antiquité, la Chine lutte contre un ensemble de peuples éleveurs et nomades dont les territoires de parcours se situent au nord du fleuve Jaune et de la région de Pékin. Ces « peuples de la steppe », comme les appelait René Grousset, sont des cavaliers et des archers hors pair, qui constituent une menace permanente sur les royaumes chinois antérieurs à l’empire, et sont à l’origine de ce complexe de fortifications uniques au monde que sont les « Grandes Murailles ». Sous les Han ont lieu plusieurs expéditions contre les Xiongnu, à travers la Mongolie, qui s’échelonnent de -123 à -72. Ce peuple souvent confondu avec les Huns parle une langue altaïque, que l’on peut rattacher au groupe des langues mongoles, turques et toungouses ; il fonde un empire qui dure de -204 à -43 et s’étend sur la partie ouest de l’Asie centrale, à peu près du lac Balkhach au lac Baïkal.
Au milieu du VIe siècle de notre ère, la situation dans la zone steppique de l’Eurasie se modifie lors de la formation d’une confédération de tribus nomades dirigée par les Tujue, les Turcs. En 552, ils ont mis fin à l’hégémonie des Ruanruan sur les régions qui s’étendent au sud du Baïkal. La menace qu’ils font peser sur la Chine entraîne une seconde vague de construction de Grandes Murailles, et un sursaut de la dynastie des Tang qui l’emporte sur les tribus turques après l’offensive de 630 ; en 660 la Mandchourie et presque toute la péninsule de Corée passent sous contrôle chinois. Au cours du VIIIe siècle, au contraire, on assiste à un repli général de la Chine par rapport à la région des steppes, qui a lieu après la rébellion de An Lushan ; celui-ci favorise la mise en place d’un empire sinisé sur les frontières nord-est du Céleste Empire, celui des Kitan. Ce peuple turco-mongol mène une série d’attaques contre son puissant voisin, à la fois haï et admiré, et par ailleurs fragilisé au temps des Cinq dynasties, qui correspond au Xe siècle.
Le monde des éleveurs nomades est plus complexe qu’on ne pourrait le penser. La multiplicité des groupes ethniques, l’influence des sédentaires originaires de Chine ou des oasis d’Asie centrale, les regroupements politiques aussi, sont à l’origine de transformations profondes. Les tribus toungouses d’où proviennent les Jürchen étaient à l’origine des chasseurs de la forêt sibérienne du bassin de l’Amour ; peu à peu, ils ont développé l’élevage des chevaux en Mongolie orientale. Leurs descendants, les Jürchen, sont éleveurs avant tout mais, comme les Kitan, sont au contact des Chinois sédentaires et entretiennent avec eux des relations commerciales. Ils font appel à des artisans, voire à des lettrés chinois, capables d’assurer des formes élaborées d’administration. Ils fondent, sur les confins nord-est du monde chinois, des royaumes sinisés, tandis que les Mongols cherchent plutôt à créer à leur profit une grande confédération de tribus nomades.
L’armement utilisé par les Kitan, les Jürchen ou les Mongols, doit beaucoup aux influences extérieures. À la fin de l’Antiquité, l’invention des étriers, permettant une meilleure assise des archers à cheval, a eu des conséquences de première importance. Puis les peuples de la steppe ont appris des sédentaires les techniques de la guerre de siège, connues depuis l’époque d’Alexandre dans les oasis d’Asie centrale ou depuis l’Antiquité en Chine. Ils portent un armement lourd incorporant des pièces métalliques : casque, cotte de mailles, haches, arcs et flèches, protections de cuir pour les chevaux. Les charrettes jouent un rôle essentiel dans la logistique des troupes en marche. Chaque cavalier possède quatre à huit montures, et ne les utilise qu’au moment des engagements : il cherche alors à épuiser l’ennemi par des assauts brefs et répétés. Enfin, le but recherché n’est plus le même que dans l’Antiquité ; les raids de pillage font place au désir de conquête des pays agricoles, en vue de leur colonisation.
Au Xe siècle, l’empire kitan des Liao domine une région où se combinent les modes de vie agricole et pastorale ; les incursions des guerriers nomades atteignent Kaifeng, la capitale des Song, et ils dominent un vaste territoire couvrant les actuelles Mandchourie et Mongolie orientale. Déformé, le nom de Kitan est à l’origine de celui de Cathay, c’est-à-dire la Chine du Nord dans les textes médiévaux, en particulier chez Marco Polo. Sous la forme kitai, ce terme désigne toujours la Chine et ses habitants en russe, en turc et en persan. Les Jürchen, quand à eux, se sont d’abord déclarés vassaux de cet empire des Liao dont les institutions étaient purement et simplement copiées sur celles de la Chine : ce peuple est une fédération de tribus toungouses dispersées dans la province actuelle du Heilongjiang – le bassin de l’Amour –, insuffisamment organisé au départ pour résister à une construction politique de type chinois, et disposant d’armées efficaces.
La première mention que l’on ait de ce peuple, sous la désignation Jürchen, date de 1069. En 1115, ils sont établis au nord de Harbin sous un chef nommé Aguta, qui s’octroie le titre d’empereur et donne à sa dynastie le nom de Jin, « or », par allusion aux sables aurifères de cette région. Après avoir conclu diverses alliances tactiques avec la Chine, les Jürchen réussissent à organiser le combat commun contre l’empire kitan, qui s’effondre en 1125. Désormais indépendants, ils se retournent contre leur ancien allié, prennent Kaifeng et réussissent à faire prisonnier l’empereur Huizong. Leurs incursions les mènent jusqu’à la Chine centrale : Nankin et Hangzhou sont prises en 1129, après quoi un accord avec les Song fixe la frontière de l’empire jürchen sur la vallée de la Huai. L’humiliation infligée à la Chine leur confère du même coup un immense prestige ; au XIIe siècle, ils sont assis sur un véritable empire, qui englobe la moitié nord de la Chine, la Mandchourie et la Mongolie. Au milieu du siècle (1153), leur capitale est transférée de Harbin à Pékin.
L’empire des Jin, toutefois, ne dure pas. Ils doit lutter à la fois contre les attaques des Song, celles des Mongols qui sont alors à la veille de leur grande expansion, et surtout les dépenses consécutives aux débordements catastrophiques du fleuve Jaune. En 1214, ils évacuent la Mandchourie devant les Mongols et transfèrent leur capitale de nouveau, à Kaifeng cette fois. Harcelé par les offensives mongoles, leur empereur finit par se suicider en 1234, et l’empire des Jin disparaît. Il était alors assez profondément sinisé : ses institutions reprenaient celles des Kitan, et l’influence de la Chine provenait à la fois de leur héritage et de la présence de nombreux Chinois sur le territoire des Jin. La langue jürchen, langue officielle, était l’objet de traductions de plus en plus nombreuses et semble même avoir été de moins en moins utilisée, au profit du chinois.
Après l’effondrement de l’empire des Jin, le gouvernement de la Chine revient aux Mongols, un autre peuple de la steppe : c’est la dynastie des Yuan (1276-1368), remplacée au XIVe siècle par la dynastie chinoise des Ming (1368-1644). Cependant, les Jürchen ont conforté leur position dans les territoires situés au nord-est de la Chine qui devaient prendre par la suite le nom de Mandchourie. Cette région, sur le plan géographique, ne fait plus partie du domaine de la steppe : son climat plus humide est favorable à une couverture forestière importante et son littoral ouvre des possibilités maritimes. L’agriculture de type sédentaire s’y est développée, en concurrence avec la recherche des perles, le commerce des fourrures, l’exploitation du charbon et surtout la récolte des racines de ginseng, racine anthropomorphe qui est aussi un produit de base de la pharmacopée chinoise. Une sage politique d’entente avec la Chine permet, au XVe et au XVIe siècles, des échanges commerciaux fructueux, et les réalités économiques jouent leur rôle dans la décision de s’allier avec la Chine et la Corée, lorsque cette dernière se trouve envahie par les troupes japonaises de Toyotomi Hideyoshi à deux reprises, en 1592 et 1598.
Au début du XVIIe siècle, les tribus jürchen sont fédérées par Nurhaci. Celui-ci met en œuvre des réformes essentielles pour l’histoire de son peuple, et même pour l’histoire de l’Asie orientale : dans la région de Gehol, il met en place des garnisons militaires sur le modèle des gouvernements locaux de type chinois, afin d’administrer une population composite, partie jürchen et partie chinoise. Entouré de conseillers chinois, Nurhaci décide ensuite de distinguer les différents régiments par la couleur de leurs drapeaux. C’est l’origine des qi, les « Bannières », unités militaires à couleurs symboliques, inaugurées en 1601 et qui se multiplient dans les années suivantes au fil des conquêtes mandchoues. En même temps, les Bannières incorporent des éléments étrangers, surtout chinois : d’où une différenciation entre les Bannières extérieures, correspondant à des troupes auxiliaires, et les Bannières intérieures formées de Mandchous « authentiques ». L’ensemble constitue une organisation militaire des plus efficaces.
Le développement de la puissance mandchoue provoque la méfiance, puis l’hostilité sourde de la Chine ; les rapports de bon voisinage et d’échanges commerciaux disparaissent pour faire place à la paix armée au cours des années 1609-1610. En 1616, Nurhaci se proclame khan des Jürchen, titre à résonance glorieuse dans toute l’Asie, car illustré par Gengis Khan. Il fonde en même temps la dynastie des Jin postérieurs, puis dirige des raids contre la Chine après 1618. En 1625, il installe sa capitale dans une ville chinoise que les Bannières ont enlevée, Shenyang, désormais rebaptisée Mukden. Lorsqu’il meurt à la fin de 1626, il sait que son successeur Abahai (1627-1644) poursuivra son œuvre. C’est effectivement Abahai qui occupe toute la Mandchourie et soumet la Corée en 1638. Ces victoires sont d’ailleurs réalisées à travers des modèles chinois : la plupart de ses généraux et de ses conseillers sont chinois, et l’admiration pour tout ce qui vient de Chine n’est pas feinte. En 1635, le nom de « Mandchous » remplace officiellement celui de Jürchen ; l’année suivante, le terme de Da Qing ou « Grands Qing » désigne la nouvelle dynastie.
Les Mandchous trouvent évidemment une aide précieuse dans la région qu’ils viennent de conquérir et qui porte désormais leur nom, la Mandchourie. Dominé par l’ancienne Shenyang, ce pays était sinisé et devient à partir de Nurhaci une pépinière de hauts fonctionnaires pour l’administration mandchoue. Les lettrés, connaissant le mandchou et le chinois, parfois aussi le mongol, sont incorporés dans les Bannières, et parfois intégrés à la famille impériale au sens large : ils deviennent alors des booi, « gens de la maison », conservés héréditairement au service des empereurs et servant d’intermédiaires avec les fonctionnaires en poste. Chargés de l’administration intérieure du palais, ils ne jouent toutefois pas le même rôle que les eunuques au temps des Ming, et n’auront jamais de pouvoir politique important, du moins avant le XIXe siècle : les Mandchous se gardent de faire les erreurs qui ont précipité le déclin des Ming.
La date-charnière, qui marque à la fois la fin de la dynastie Ming et la prise de pouvoir des Mandchous, est celle de 1644. Depuis une vingtaine d’années, la dégradation de la situation économique et sociale en Chine peut faire craindre un soulèvement général. Cette menace a favorisé l’apparition de « seigneurs de la guerre » au XVIIe siècle, chefs militaires d’origine paysanne qui ont fait sécession et combattent les troupes impériales. C’est le cas de Li Zicheng, qui contrôle pratiquement toute la partie septentrionale de la Chine après 1640. En 1644, il se sent suffisamment puissant pour assiéger Pékin, où le dernier empereur Ming, Zhang Liedi, s’étrangle sur la « colline de charbon » au nord du palais impérial. Cependant Li Zicheng est désormais talonné par le commandant des armées chinoises, Wu Sangui, qui fait alliance avec les Mandchous. Ces derniers profitent de la confusion générale pour marcher vers Pékin en utilisant les routes littorales afin d’éviter les Grandes Murailles. Ils s’emparent de Pékin après avoir défait les troupes impériales, tandis que Li Zicheng fuit vers Xi’An, puis le Hunan où il sera exécuté par ses adversaires en 1645. C’est par un véritable désastre, militaire et moral, que s’achève l’histoire de la dernière dynastie proprement chinoise.
Cette impression de désastre est renforcée par la brutalité avec laquelle s’impose en Chine le pouvoir mandchou. Les conquérants appliquent de suite une politique de stricte ségrégation. Ils se réservent la Mandchourie, source des revenus que procure le ginseng, et interdisent son accès aux Chinois han ; ils prohibent les mariages mixtes et divisent la capitale en deux villes distinctes, ville mandchoue au nord, d’où sont expulsés tous les habitants d’origine chinoise, et ville chinoise au sud. Dans l’ensemble de l’empire, la conquête a été sanglante, comme en témoigne un rescapé des massacres perpétrés dans une ville du Yangzi en 1645 à travers le Journal des dix jours de Yangzhou.
À cette brutalité viennent s’ajouter les formes les plus vexatoires de la domination. Comme le veut une vieille coutume asiatique, les Mandchous imposent aux Chinois leur coiffure et leur costume : le port de la natte, traditionnelle dans la steppe alors que les Chinois portaient les cheveux longs ou maintenus par un filet; la tunique et les bottines, dérivées des bottes cavalières. Cette tenue applicable à tous les sujets mâles de l’empereur mandchou est obligatoire sous peine de mort.
Reste enfin le problème des terres confisquées par les Bannières. Les prisonniers de guerre et les paysans qui se trouvaient sur ces domaines perdent leur statut d’hommes libres pour devenir de véritables esclaves, encadrés par des Chinois acquis aux Mandchous. Mais les empereurs Qing ont eu la sagesse d’assouplir assez rapidement ce système de terreur policière : Kangxi interdit les confiscations aux Bannières en 1685, et instaure un régime fiscal favorable à la paysannerie, amenant peu à peu les Chinois à se rallier au pouvoir impérial des Qing.
La nouvelle dynastie a fait, sans grande difficulté, la conquête de la Chine du Nord ; mais elle se heurte à une résistance de plus en plus forte en poursuivant la conquête vers le sud. Les héritiers de la dynastie Ming, toujours vivants, essaient de maintenir un pouvoir qui se veut légitime mais se trouve en fuite perpétuelle. Les « Ming du Sud » fondent des royaumes éphémères, au Zhejiang puis au Guangxi, avec le prince Zhu Youlang qui se donne le « nom de règne » de Yongle (1647-1660). Après la prise de Canton, il est contraint de fuir au Yunnan devant l’avancée des troupes mandchoues ; il est finalement capturé en 1661 à la frontière birmane, avant de mourir étranglé l’année suivante à Kunming.
En Chine du Sud également, les Mandchous se heurtent à la forte personnalité d’un chef de pirates, Zheng Chenggong (1624-1662), à la tête d’une flotte de neuf cents navires, probablement supérieure à la flotte impériale en nombre et en qualité, et d’une armée de vingt-cinq mille hommes. Plus connu sous le nom de Coxinga que lui ont donné les Hollandais, Zheng allie ses activités de commerce et de piraterie au soutien actif qu’il accorde aux descendants des Ming. Cet aspect « national » lui vaut d’être considéré comme un bandit d’honneur par l’opinion chinoise, et lui acquiert les sympathies des populations littorales, de Chine méridionale particulièrement. Ses actions sur les côtes des provinces maritimes : Guangdong, Fujian, Zhejiang, sont désormais dirigées contre les Mandchous. Pour mettre fin à son action, le gouvernement des Qing décide de faire évacuer toutes les côtes de la Chine, de la presqu’île du Shandong à la frontière vietnamienne. Les villages de pêcheurs d’où sont issus les hommes de Coxinga sont systématiquement détruits, ce qui finit par retourner l’opinion populaire contre le pirate, amené à se replier sur Taiwan en 1661. La grande île est alors indépendante de la Chine, même si elle a déjà été en partie colonisée par des Chinois ; après la mort de Zheng, son fils réussit à s’y maintenir jusqu’à la grande expédition mise sur pied par l’empereur Kangxi en 1683, qui aboutit à l’annexion de Taiwan par la Chine, et au rattachement de l’île à la province du Fujian.
Enfin, les Qing doivent affirmer leur autorité par rapport aux chefs militaires qui s’étaient alliés à eux contre les Ming, puis les Ming du Sud. Les plus influents, comme Wu Sangui (1612-1678), ont réussi à prendre le contrôle de régions entières. L’alliance des « trois feudataires » contre les Qing menace un moment le pouvoir mandchou, jusqu’au moment où les Bannières l’emportent et finissent par contrôler l’ensemble du territoire au cours de la décennie 1680. À cette date d’ailleurs, les « Bannières extérieures » et les troupes chinoises ralliées aux Qing l’emportent en nombre sur les « Bannières intérieures ».
La dynastie des Qing apparaît désormais comme une grande dynastie chinoise, même si elle est d’origine étrangère. Ce caractère « national » s’accentue grâce au règne de trois grands souverains profondément sinisés et dont le règne est important, tant pour l’histoire de la Chine que pour celle de l’Asie en général : Kangxi (1662-1722), Yongzheng (1723-1735) et Qianlong (1736-1796). En effet, la dynastie commence son histoire en Chine par un règne de transition, celui de Shunzhi (1644-1661). Neuvième fils d’Abahai, ce prince est amené à monter sur le trône à l’âge de six ans. C’est le prince-régent Dorgon qui assume le pouvoir, appuyé sur l’armée et décidé à maintenir intact l’héritage de la steppe, et en premier lieu les qualités militaires. Il expulse la plupart des eunuques du palais impérial, et confie le pouvoir à Oboi, son homme de confiance, après sa mort en 1651. Cependant, Shunzhi apprend le chinois pour pouvoir lire et commenter les rapports officiels. Plus tard, il prend contact avec diverses religions présentes à Pékin : le catholicisme, représenté par le Père jésuite Adam Schall ; le bouddhisme chan, dont il devient adepte à la fin de sa vie. Les origines mandchoues de la dynastie n’en sont pas moins rappelées par la visite du cinquième Dalaï-Lama, venu reconnaître officiellement les Qing en 1652. Après sa mort, le trône passe au prince Xuanye, né en 1654, et qui prend le « nom de règne » de Kangxi. La période des « Quatre Régents » : Oboi, Soni, Suksaha et Ebilun, marque une période de « réaction » mandchoue. Hostiles aux administrateurs chinois et aux rares eunuques restés en place, ils remanient l’organisation militaire des huit Bannières et contribuent à développer la partie nord de Pékin, la « ville tartare » suivant l’expression des jésuites qui assimilent un peu vite les Mandchous aux Mongols.
Comme Louis XIV, qui est presque exactement son contemporain, Kangxi décide de « prendre le pouvoir » en 1667, alors qu’Oboi reste le seul des Quatre Régents. Il prépare son procès et le fait exécuter en 1669, puis assume un pouvoir que l’on pourrait aisément qualifier d’« absolutiste » si ce n’était forcer la comparaison. Ce pouvoir personnel n’est d’ailleurs pas celui de l’optique confucianiste, puisque l’empereur, détenant le Mandat céleste, est surtout conçu comme un exemple de vertu, qui délègue avec discernement le pouvoir effectif. Admirateur de la civilisation chinoise, possédant à merveille cette culture, Kangxi est également un homme d’action. En 1696, il conduit personnellement l’armée contre Galdan, chef de la tribu mongole des Ölöt– les Éleuthes –, qui menace la frontière nord de l’empire, et réussit à briser leur expansion en acculant leur chef au suicide. À la fin du règne de Kangxi, les confins nord et est de l’empire, monde des steppes et des hauts plateaux, sont stabilisés.
Ayant affermi son emprise territoriale et politique, la dynastie des Qing se comporte exactement comme une dynastie chinoise. N’apportant rien de révolutionnaire, elle n’en imprime pas moins sa marque en changeant les institutions, non dans leur nature mais de manière formelle. Le territoire chinois passe de quinze à dix-huit provinces, bénéficiant de la politique de conquêtes des Mandchous. Sur le plan judiciaire, le « Code des Qing » remplace le « Code des Ming » sans grand changement, mais en modifiant légèrement un texte qui définit la nature des délits, l’échelle des peines et jusqu’aux dimensions des instruments de torture prévus. En revanche, la nouvelle dynastie cherche à s’appuyer sur le milieu des fonctionnaires, les « lettrés » recrutés par concours et qui s’étaient opposés aux eunuques entourant l’empereur à la fin des Ming. Pour éviter un retour à cet état de choses malsain, les Qing ont remis en vigueur dès 1656 les trois concours de recrutement, que les jésuites, et les Européens à leur suite, ont appelé « baccalauréat », « licence » et « doctorat ». La carrière mandarinale, divisée en dix échelons « doubles », de 1a à 9b, s’ouvre largement à la catégorie des lettrés ; Kangxi décide également de revaloriser la carrière des fonctionnaires en poste par des systèmes de prime. Conscient du fait que les fonctionnaires percevaient un traitement trop modique pour assurer le train fastueux que l’on attendait d’eux, il évitait en même temps aux campagnes le problème chronique de la corruption.
Les foyers culturels de la Chine, pour la plupart situés dans les régions du Bas-Yangzi, et Nankin en particulier, reçoivent la visite de Kangxi à six reprises entre 1684 et 1707. Cette forme de reconnaissance de la culture chinoise est imitée par Qianlong, à six reprises également, entre 1751 et 1784. Dans les deux cas, l’empereur reconnaissait de manière officielle la culture chinoise, et effectuait en même temps une campagne de surveillance dans des régions toujours sujettes à l’agitation. Ces « tournées » ne sont pas sans évoquer celles de François 1er ou Charles IX à travers le royaume de France et permettaient un contact direct entre le souverain et un peuple qui cherche à se reconnaître en lui. Elles ont sans doute contribué beaucoup à « rendre chinois » les souverains Qing.
Kangxi inaugure par ailleurs une forme de mécénat avec la commande de grandes collections et compilations, qui se poursuivent sous ses successeurs et donnent au XVIIIe siècle chinois un aspect « encyclopédiste » très voisin de celui qui caractérise l’Europe à la même époque. De ce fait, l’État subventionne écrivains, savants et historiographes qui produisent entre autres une collection des poètes de la dynastie Tang (1703), un Dictionnaire Kangxi des caractères (1716), un Atlas général de l’empire, confié aux Jésuites qui a demandé les relevés cartographiques de toutes les provinces (1717), l’encyclopédie Tushu jucheng en dix mille chapitres achevée en 1728, et une Histoire des Ming publiée en 1735. Ce dernier ouvrage renoue avec une tradition chinoise bien établie : il rappelle les haut faits de la dynastie précédente, la réinsère dans la continuité de l’histoire impériale, insiste sur le caractère exemplaire de ses premiers souverains mais aussi sur le déclin imputable aux agents corrupteurs que sont les eunuques, les concubines et le clergé bouddhiste. Cette évolution rendait inévitable l’action salutaire des Qing, restaurateurs et continuateurs de l’empire.
Kangxi et ses successeurs se placent ainsi dans l’optique confucianiste de l’historien Sima Qian et des lettrés en général ; ils se font par ailleurs les champions d’une orthodoxie néo-confucianiste appuyée sur Zhu Xi (1130-1200), caractérisée par le rationalisme et le développement du culte impérial dans le but de promouvoir le Bien public. Cette orthodoxie était celle des Ming, et supposait une morale de la soumission, que Kangxi, excellent écrivain et calligraphe, expose lui-même à travers un ensemble de préceptes connu sous le titre de Saintes instructions, publié en 1681 puis révisé et complété par son successeur Yongzheng. Enfin, Kangxi a une ouverture d’esprit qui l’amène à dépasser le cadre de la civilisation chinoise. Dès son arrivée sur le trône, il est intrigué et séduit par les différents aspects de la culture occidentale, et en particulier par les sciences et les techniques. Or l’Europe est représentée surtout par les Pères jésuites, présents à Pékin depuis le temps du Père Ricci, au début du XVIIe siècle. Mais les jésuites avaient commis des maladresses durant la période troublée du changement de dynastie ; certains avaient soutenu les Ming du Sud, allant jusqu’à baptiser l’épouse et le fils de Yongle, qu’ils avaient prénommés Hélène et Constantin. Par ailleurs, le Père Adam Schall, familier de Shunzhi, avait été inquiété sous les Régents. Kangxi lui vient en aide et décide de favoriser les jésuites, les faisant venir à la cour afin qu’ils l’initient aux mathématiques, à la physique, à la cartographie. Afin d’inciter les religieux à poursuivre cette tâche souvent ingrate, l’empereur entretient l’ambiguïté sur sa propre conversion au catholicisme, alors qu’il affiche un certain scepticisme de façade mais reste foncièrement attaché au lamaïsme, religion du peuple mandchou.
Cette politique procure de nombreux emplois aux lettrés, pour la plupart vite ralliés aux Qing. Elle permet de faire oublier un certain nombre de survivances héritées de la steppe : statut particulier des Bannières et de la Mandchourie, port de la natte qui durera jusqu’en 1911, faveurs accordées par Kangxi et surtout Yongzheng au lamaïsme, usage du mandchou en association avec le chinois dans les actes officiels. Cependant, les aspects positifs ne doivent pas faire oublier que les Qing pratiquent aussi un étroit contrôle des esprits. Voltaire place l’empereur de Chine parmi les modèles du « despotisme éclairé » avec quelque raison : comme Frédéric II, le souverain Qing n’oublie pas d’être despote. La police secrète traque les « romans licencieux » mis à l’index sous Kangxi en 1687. Parmi ces écrits réputés corrupteurs, relevons les noms de quelques-uns des plus grands romans chinois : le Voyage en Occident de 1570, le Jin Ping Mei de 1620, et surtout le Rêve dans le Pavillon Rouge que Cao Xueqin publie en 1763. Le pouvoir impérial n’admet pas le réalisme avec lequel sont décrits la misère des campagnes, la corruption de nombreux mandarins, l’omniprésence de la criminalité, le poids de la gérontocratie sur la jeunesse chinoise. Sous Qianlong se déchaîne, dans les années 1770-1780, une véritable « inquisition littéraire » visant à détruire les ouvrages non-orthodoxes et à punir leurs auteurs.
Au total, la dynastie des Qing n’a plus grand-chose en commun avec le peuple mandchou à la fin du XVIIIe siècle. L’existence de survivances anciennes tient du folklore, ou de la recherche des origines : le Père de Ventavon, jésuite travaillant pour Qianlong, réalise des automates capables d’écrire en chinois, mandchou et tibétain. Le costume et le port de la natte restent, eux, toujours présents, même s’ils ont été remodelés au goût chinois. Ils n’en évoquent pas moins les origines de la dynastie, origines qui semblent quelque peu oubliées à la fin du XVIIIe siècle mais que l’on rappelle lors des difficultés qui frappent, au long du XIXe siècle, une Chine appauvrie et de plus en plus menacée par l’Occident. Les Mandchous sont incriminés lors des guerres de l’opium, puis de la guerre des Boxeurs et des conflits avec le Japon, et surtout lors de la crise finale de 1910-1911, qui emporte la dynastie.