Lors de l’assassinat du calife ‘Uthmân, en juin 656, un violent conflit opposa Ali, cousin et gendre de Mahomet, proclamé calife dans la plus grande confusion, à Mu’âwiya, gouverneur de Damas et parent du calife ‘Uthmân assassiné. Pour Ali dont le califat était contesté par les puissants Mecquois, le meurtre du précédent calife était un véritable désastre. Il se trouvait en butte aux accusations de la puissante famille des Banû Omayya – les Omeyyades – qui réclamaient le prix du sang d’Uthmân. Du fait des lourds soupçons qui pesaient sur lui, Ali ne pouvait rester sans réagir. Il proposa donc à Mu’âwiya un affrontement. Celui-ci se déroula en juin et juillet 657 sur la rive droite de l’Euphrate, à Siffin. Mu’âwiya allait être vaincu quand un de ses généraux, Amr, usa d’un stratagème : mettre des feuillets du Coran au bout des lances. Les partisans d’Ali refusèrent de continuer le combat. Un arbitrage fut alors proposé par le rusé Mu’âwiya qui se termina à l’avantage des Omeyyades : ce fut l’arbitrage d’Adhruh, en janvier 659. Or l’acceptation de ce compromis par Ali fut le point de départ d’un mouvement de révolte, dans les rangs de ses compagnons. En effet certains, déçus par la faiblesse d’Ali, « sortirent » des rangs. De ce verbe arabe « kharaja » allait naître le nom de la première grande secte musulmane, celle des « sortants », les khâridjites.
Si les « khâridjites » rompaient avec Ali c’est parce que ce dernier, en acceptant l’arbitrage proposé par Mu’âwiya, au lieu de défendre son autorité par les armes, substituait un jugement humain au verdict d’Allah. Mais en réalité le khâridjisme avait au milieu du VIIe siècle une signification principalement politique ; ce n’est que beaucoup plus tard qu’à cette signification politique et tribale se substitua une signification religieuse « islamique », détachée du contexte initial des querelles entre clans d’Arabie. En effet les premiers califes étaient non seulement tous de la tribu de Quraych, des Quraychites de La Mecque, mais, avec le calife ‘Uthmân, c’était le clan le plus prestigieux qui avait repris le pouvoir puisque le troisième calife allait favoriser sa famille, pratiquant outrageusement le népotisme. Or la majorité des partisans de Mahomet, ceux du moins qui l’avaient conduit à la victoire contre les puissants Mecquois, non seulement n’appartenaient pas à des clans prestigieux mais n’avaient souvent ni généalogie ni fortune ; c’était souvent leur courage dans la bataille qui leur tenait lieu de noblesse. Face aux prétentions des puissants chefs de tribus d’Arabie, ils rappelaient que l’islam était intervenu et par lui une nouvelle hiérarchie avec à la base l’égalité entre les croyants. ‘Uthmân, en accordant la priorité aux revendications de famille et Ali en acceptant l’arbitrage du puissant Mu’âwiya, étaient deux califes qui n’étaient pas fidèles à Mahomet et à sa religion. Aussi en février 661, Ali était poignardé dans la mosquée de Kûfa par un khâridjite, Abd al-Rahmân b. Muljam. Une tradition accusera ce dernier d’avoir aussi voulu assassiner, sans toutefois y réussir, Mu’âwiya et Amr, les deux autres responsables du schisme qui avait déchiré la communauté musulmane.
Ce que voulaient les khâridjites, c’était la fin de la préséance due à l’origine et à la richesse. Ils revendiquaient un traitement égal entre tous les croyants. Seule la vertu devait départager les musulmans et les vertus guerrières venaient en premier. On peut donc parler de rigueur morale extrême. Tous les khâridjites n’avaient cependant pas la même intransigeance. Certains acceptèrent même – provisoirement du moins – le califat omeyyade de Mu’âwiya. Mais d’autres entrèrent en révolte car ils soutenaient que les croyants musulmans avaient non seulement le droit de s’insurger contre le calife coupable d’une faute grave mais encore celui de choisir librement leurs chefs, que ceux-ci fussent ou non de descendance arabe quraychite. Ils allaient jusqu’à prétendre que c’était le meilleur des musulmans, même s’il s’agissait d’un esclave noir, qui devait être élu pour guider la communauté. Plus démocratique et plus égalitaire, le khâridjisme apparaissait ainsi sous les traits d’un rigorisme moral ennemi des concessions et des compromissions inhérentes à l’exercice du pouvoir politique en Arabie. Les khâridjites étaient d’anciens partisans d’Ali. Ce dernier avait rallié les suffrages des Médinois et des exclus de la féroce et très sélective hiérarchie tribale. La tradition sunnite aussi bien que chiite considère que les khâridjites sont les premiers responsables du déchirement de la communauté et de la violence de l’islam. On ne peut nier le fanatisme de certains éléments les plus intransigeants du khâridjisme. Le califat de Mu’âwiya eut à affronter des émeutes khâridjites. À chaque fois la révolte khâridjite fut écrasée par les forces califales plus nombreuses et mieux organisées mais cela ne pouvait occulter que l’idéologie khâridjite était bien vivante et surtout qu’elle séduisait les masses populaires les plus déshéritées.
Dès le début le khâridjisme était apparu fort divisé. Quatre grands mouvements se distinguèrent par des différences de comportements autant que de doctrines.
Les azraqites de Mésopotamie et de Perse se singularisèrent par leur extrémisme ; les najadât, les sofrites et les ibadites étaient plus modérés et étaient disséminés sur tout le territoire de l’islam, en Irak, en Arabie, au Yémen mais aussi dans les provinces très éloignées du siège du califat, en Afrique du Nord particulièrement.
Son nom provient d’un mouvement de révolte « azraqite », du nom de Nâfi’b. Al-Azraq. Il éclata en 684 à Bassorah et s’étendit ensuite au sud de l’Irak et en Perse. Les azraqites allèrent fort loin sur la voie de l’intransigeance dogmatique. Étaient considérés comme des grands pécheurs ceux qui s’abstenaient de lever l’étendard de la révolte contre tout pouvoir injuste. Ce rigorisme ne laissait aucune place à l’opportunisme, au « neutralisme », à l’hypocrisie. La pratique de la dissimulation légale des chiites, la taqiya, était totalement interdite. Mais surtout les khâridjites azraqites préconisaient et appliquaient un véritable terrorisme fanatique.
Ils utilisaient deux pratiques que ne connaissaient pas les sunnites : l’imtihân et l’isti’râd. L’imtihân ou examen probatoire consistait à exiger de tout musulman néophyte khâréjite, comme gage de sa sincérité, d’égorger un adversaire prisonnier, se référant au fait que le prophète avait demandé à Ali de couper la tête de prisonniers mecquois. Ensuite la pratique de l’isti’râd, du meurtre religieux, qui autorisait la mise à mort des hommes mais aussi des femmes et des enfants, fussent-ils impubères, de ces derniers. Ils considéraient le territoire occupé par les autres musulmans comme un territoire d’infidélité ou dâr kufr, où il était licite de s’attaquer aux personnes et aux biens.
En 695 éclatait une autre révolte khâréjite, menée par Shabîb, le fils d’un Arabe et d’une Grecque. Il pénétra de nuit dans Kûfa, avec des partisans auxquels s’était joint un détachement de femmes armées que commandaient sa mère Ghazzâla et sa femme Juhaiza. La tradition sunnite se plaît à souligner, comme un nouvel exemple de la fureur sanguinaire des khâridjites, la sauvagerie avec laquelle furent massacrés, dans la mosquée de Kûfa, les musulmans, tandis que Ghazzâla, montant en chaire enflammait les rebelles. Certains virent en Shabîb un sofrite : mais la seule doctrine qui soit attribuée en propre à Shabîb est d’avoir soutenu qu’il était légitime de confier le califat à une femme s’il s’avérait que cette dernière était capable de diriger la communauté.
Avec la mort de Shabîb, qui périt noyé en essayant de franchir un fleuve au Khuzistan, prenait fin la première grande période de l’agitation khâridjite en Orient. Mais sous le calife omeyyade Hicham (724-743) éclataient encore des révoltes khâridjites au Maghreb. Toutes ces agitations khâridjites eurent pour conséquence d’affaiblir le califat omeyyade et de préparer le succès de ses adversaires.
C’est par réaction contre l’extrémisme des khâréjites azraqites que naquit, en Arabie centrale, le mouvement des najadât, des azraqites plus modérés. Ils s’emparèrent de Bahrein en 685. Ils prirent ensuite pied dans l’Oman et conquirent une partie du Yémen. Ils interceptaient les caravanes comme l’avait fait le Prophète Mahomet. Mais la discorde se mit dans leurs rangs alors qu’ils projetaient de faire la conquête du Hedjaz en Arabie ; la doctrine des najadât est un rejet de l’extrémisme azraqite. En effet la légitimité du meurtre politique n’était pas admise et les « tièdes » étaient considérés non pas comme des renégats mais comme des poltrons, de simples hypocrites. Mais les khâridjites najadât restaient néanmoins des théoriciens de la violence et avaient recours avant tout aux armes pour conquérir le pouvoir.
Fondée par Ziyad ibn-al-Asfar, la secte des Sofrites, bien qu’extrémiste, comportait, elle aussi, des atténuations par rapport à la rigueur des positions des khâridjites azraqites. Le meurtre politique était rejeté et la taqiya ou réserve mentale était tolérée mais en paroles seulement. À l’époque abbasside leur doctrine fut assez bien accueillie par les Berbères ainsi que par la dynastie des Midrarides de Sijilmassa, dans le sud marocain.
Doctrine qui doit son nom à Abdallah ibn Ibadh, moins extrémiste que les azraqites, elle conservait néanmoins un caractère d’intransigeance politique et de rigorisme moral. Les khâridjites avaient incontestablement contribué à la chute du califat omeyyade. Ils rappelèrent bien vite au califat abbasside leur existence. Une révolte éclatait en 752 dans l’Oman. Les khâridjites furent battus mais le khâridjisme ne fut pas pour autant extirpé. Les khâridjites ibadites restèrent nombreux et élurent leur imama à Nizwa en 791. Mais le terrain d’implantation par excellence du khâridjisme, sous les Abbassides, restait la Tripolitaine et l’Afrique du Nord, et ceci grâce à une équipe de cinq missionnaires orientaux envoyés de Basra, en Irak, au Maghreb pour prêcher la bonne nouvelle. Des tribus berbères ralliées au khâridjisme ibadite installèrent, en 757, leur capitale à Tripoli. En 758 les khâridjites s’emparaient de Kairouan et un ibadite d’origine iranienne, Abd Allah b. Rustum, en devenait le gouverneur. Se constituait alors un État khâridjite ibadite qui comprenait la Tripolitaine – la région du Nord-Ouest de l’actuelle Libye –, la Tunisie et la partie orientale de l’Algérie, tandis que les khâridjites sofrites, de leur côté, avaient réussi à s’installer à Sijilmâsa, dans le Sud marocain. Malgré la réaction du califat sunnite qui finit par infliger une défaite aux khâridjites de Tripoli, Ibn Rustum fondait l’émirat ibadite de Tahert ; à Tlemcem, le sofrite Abu Qurra établissait un autre émirat khâridjite. Mais les khâridjites subirent en 772 un terrible désastre. Le calife abbasside Al-Mansour avait consenti un énorme sacrifice financier pour les combattre. Kairouan fut reconquise mais pendant quinze ans il fallut des efforts considérables pour briser le khâridjisme. « Dès ce moment, écrit Ibn Khaldûn, l’esprit d’hérésie et de révolte qui avait si longtemps agité les Berbères d’Ifrîqiya se calma tout à fait. » La résistance khâridjite, en faisant barrage au califat abbasside, facilita l’implantation de l’émirat sunnite des Omeyyades d’Espagne au Xe siècle. Mais l’histoire du khâridjisme au Maghreb ne se limite pas aux dynasties des Banû Rustum à Tahert et des Banû Midrâr à Sijilmâsa. Il faut rappeler la révolte khâridjite d’Abû Yazîd, surnommé « l’homme à l’âne », qui avait reçu une formation de théologien ibadite. Abu Yazîd parcourait le Maghreb, accompagné de sa femme et de ses fils, exhortant les populations à chasser les chiites fatimides. Cette propagande eut un succès considérable dans l’Aurès. Mais les rivalités tribales aboutirent à la défaite du rebelle khâridjite. Il mourut en 947. « Son cadavre, écrit Ibn khaldûn, fut écorché et sa peau, remplie de paille, fut placée dans une cage pour servir de jouet à deux singes que l’on avait dressés à ce métier. » Le khâridjisme maghrébin sortait durement touché de cette révolte mais ne disparut point. Fortement enraciné, il se maintint avec des centres d’enseignement très prospères jusqu’à l’invasion des Banû Hilâl, tribu d’Arabie qui envahit l’Afrique du Nord au XIe siècle. Mais le coup fatal fut celui porté par la domination ottomane en Tunisie et en Algérie au XVIe siècle. C’est alors que le khâridjisme, dans le Mzab, alors encore prospère, devint vraiment une minorité repliée sur elle-même, le pâle souvenir de ce qu’avait été autrefois l’ibadisme.
Aujourd’hui, le khâridjisme est représenté par deux communautés différentes qui présentent, cependant, de nombreux points communs. D’abord, dans le Mzab en Algérie comme dans l’île de Djerba en Tunisie, subsiste une minorité de khâridjites ibadites. Ensuite, dans le sultanat d’Oman, les khâridjites représentent encore 75 % des deux millions d’habitants. Les habitants du Mzab, les Berbères mozabites, sont donc des khâridjites ibadites tout comme les Arabes omanais. Ils sont eux aussi des « séparatistes », des « sécessionnistes », les héritiers de ceux qui, n’ayant pas toléré l’attitude d’Ali, le quatrième calife, en 657 à Siffin, « sortirent » des rangs. La formation de cités dans le Mzab a été dominée par le souci de préserver ce séparatisme religieux. Persécutés, chassés du royaume de Tahert, les ibadites d’Algérie s’installèrent à Sedrata, près de Ouargla, puis au Mzab. Dès 1011, on vit s’y ériger cinq villes d’une blancheur éclatante dont l’architecture dépouillée allait faire un jour rêver l’architecte Le Corbusier. El Ateuf d’abord puis Béni Isguen, Melika, Ghardaïa, Bou Noura et plus tard, au XVIIe siècle, Guerrara et Berriane. Dans ces cités du Mzab qui se situent presque toutes dans le même oued, la communauté khâridjite ibadite vit, repliée sur elle-même, dans une dévotion rigoriste, sur un territoire considéré comme sacré, pur de toute souillure, dans une sorte d’émigration ou hégire, coupé du pays des autres musulmans. Le droit mozabite prévoit des sanctions dont la plus redoutable est l’exclusion de la communauté, véritable excommunication. Par droit mozabite il faut entendre le droit coranique auquel s’ajoutent des recueils écrits de coutumes, les ittifâqat, pour les « accords » commerciaux.
Parmi les ibadites, les laveurs de morts occupent une place particulièrement importante car ils ont également le rôle de « censeurs des mœurs ». Les khâridjites ibadites du Mzab comme les khâridjites ibadites omanais ont le sentiment d’appartenir à une communauté religieuse qui se définit, par un maximum de rigueur et d’intransigeance, « la famille de Dieu », « le peuple élu ».
Il est à noter que, dans ces deux principaux îlots de survivance du khâridjisme modéré, puritanisme et capitalisme coexistent sans problème. Les Omanais ont affronté la découverte de gisements pétroliers et le sultanat autrefois très pauvre est alors entré sereinement dans le club des riches monarchies pétrolières du golfe. Nizwa, fief de la tendance conservatrice du khâridjisme ibadite est aujourd’hui un centre commercial au rayonnement important. En Algérie aussi les mozabites ibadites ont particulièrement bien réussi dans le monde du commerce. Comment expliquer la réussite commerciale dans les deux cas ? Pour les khâridjites ibadites, le salut doit être mérité par la prière, la vie pieuse et le travail. L’oisiveté et la prodigalité sont condamnées. De plus sont interdits le luxe, le tabac, l’alcool, les parfums, la musique et la danse. Le khâridjite ibadite ne pouvant utiliser à des dépenses somptuaires l’argent gagné, n’a d’autre de recours que de réinvestir. L’entraide dans la communauté devient facilement une « entente commerciale », sans parler de l’entraide familiale normale pour les Arabes omanais comme pour les Berbères mozabites.
Un autre point de ressemblance entre les deux dérives est celui de la cohésion extrêmement forte de la famille, renforcée par celle de la communauté ; c’est l’absence de liberté de la femme. Il est difficile à une femme d’Oman de sortir de son pays et il est interdit à toute femme mozabite de quitter le Mzab. De plus la séparation des sociétés masculine et féminine est dans les deux régions presque totale ; le meilleur symbole est ce masque qui voile le visage féminin à Oman, le voile qui ne découvre qu’un œil, pour les femmes du Mzab. Si le pantalon bouffant, le sirwal, de l’épicier mozabite ne ressemble pas à la dishdasha de l’Omanais, ils ont tous deux le même désir de garder les traditions vestimentaires du passé dans la vie moderne.
Les deux sont considérés comme les protestants, les puritains de l’islam et il y a la même volonté farouche de rester « séparés » des autres musulmans. Car, si le khâridjisme avait séduit les Bédouins rebelles d’Arabie ou d’Oman aussi bien que les Berbères insoumis d’Afrique du Nord, c’est qu’il incarnait tout à la fois la révolte sociale, l’insurrection politique, l’intransigeance religieuse des gens des déserts face à la politique sunnite ou chiite, plus citadine, plus souple, mais aussi plus tortueuse, plus corrompue, trop soucieuse de modération et de compromis voire de compromission, de solutions moyennes.
Le khâridjisme ne représente plus qu’un infime pourcentage de la communauté islamique – à peine 1 % – et n’existe plus que dans sa version modérée : l’ibadisme. Pourtant, cette troisième branche de l’islam n’a jamais perdu cette tonalité de violence guerrière et de rigueur morale implacable qui confère toujours à ses représentants un incontestable prestige auprès des musulmans, même en milieu sunnite. C’est le cas des mozabites en Algérie, dans cette région du Sahara algérien qui a vu fleurir des villes comme Ghardaia et où les épiciers berbères imposent le respect par leur intransigeance morale.