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Les juifs en Allemagne

François-Georges Dreyfus
Ancien professeur de l'université Paris IV-Sorbonne Ancien directeur du Centre d'études germaniques de l'université de Strasbourg († 2011)

Les nombreuses communautés juives d’Allemagne furent soumises, du Moyen Âge à la fin de la première guerre mondiale, à une intolérance récurrente, souvent plus manifeste dans les classes populaires que dans les élites éclairées. De l’antijudaïsme, à caractère essentiellement religieux, à l’antisémitisme à caractère social et ethnique, ces manifestations restèrent sporadiques et ne mirent guère en péril l’existence d’une communauté prospère, elle-même souvent tentée par l’intégration. Tout change dès la République de Weimar puis avec l’arrivée au pouvoir du national-socialisme, qui verra un développement sans précédent de l’antisémitisme. Avec la seconde guerre mondiale, se met en place un processus d’extermination, la Shoah, dont la violence bouleversera tout le discours historique et politique européen pendant des décennies. Nous avons demandé à François-Georges Dreyfus d’évoquer les relations que la communauté juive entretint au fil des siècles en Allemagne, tant avec les diverses instances religieuses qu’avec la société civile.

L’origine des communautés juives en Allemagne

Il y a dans le monde allemand des communautés juives depuis près de deux mille ans. Dès la fin du IIIe siècle, il s’en trouve dans les cités rhénanes, à Cologne d’abord mais aussi à Spire, Worms, Mayence ou Strasbourg. D’où venaient ces populations ? Ce sont pour une petite part des juifs, commerçants venus de Palestine. Il y a aussi, et surtout, des juifs venus des autres communautés de l’Empire, souvent des convertis car, pendant des siècles, le prosélytisme juif a amené à la foi d’Israël des populations importantes en Asie Mineure, en Grèce, en Égypte ou en Afrique du Nord. Ce prosélytisme se retrouve aussi en Germanie et les populations rhénanes s’intègrent aussi bien parmi les partisans du culte de Mithra que parmi ceux des fils d’Abraham. Les communautés se développent jusqu’à la fin du XIe siècle grâce à la tolérance des souverains mérovingiens et, surtout, carolingiens. Au reste ces populations, si elles utilisent l’alphabet hébraïque dans la lecture des Livres saints, ne parlent pas hébreu mais un dialecte germanique proche de l’alsacien d’aujourd’hui, le yiddish. Les pogroms qui éclatent à l’époque des croisades (1096-1150) souvent pour des raisons sociales et économiques étrangères à ces mouvements conduisent nombre de juifs à s’expatrier vers la Pologne où ils retrouvent de petits noyaux de juifs Khazars qui sont venus s’installer dans la vaste région qui, autour des marais de Pinsk, s’étend de la Baltique au Dniepr.

Au cours du Moyen Âge des communautés importantes se constituent dans les pays allemands ; elles sont formées majoritairement d’immigrants venus de Pologne, mais aussi, après la seconde moitié du XIIIe siècle, de juifs expulsés du royaume de France, eux-mêmes descendants pour la plupart de convertis, qui s’installent dans les régions du Rhin supérieur, en Souabe et en Bavière. Un peu partout en Allemagne, on trouve dès lors des communautés israélites, généralement urbaines, mais les fidèles ne groupent guère plus de 1 % de la population globale. Le plus souvent incapables juridiquement de posséder des terres, ils s’adonnent au commerce et au crédit. La plupart d’entre eux ont beaucoup de peine à vivre mais quelques-uns réussissent à constituer des fortunes plus ou moins importantes. Ils sont alors utilisés, souvent exploités, par les souverains allemands comme conseillers financiers : ce sont les « juifs de cour » que l’on n’hésite pas à liquider physiquement s’ils échouent.

L’évolution de la condition juive en Allemagne

Durant des siècles, au moins depuis les croisades, comme Bernhard Blumenkranz l’a bien montré, règne en Allemagne – comme ailleurs en Occident – un antijudaïsme, à caractère essentiellement religieux, lié à l’intolérance qui régit les vies spirituelles des communautés chrétiennes, catholique ou protestante. Au reste les guerres religieuses qui dominent l’histoire allemande de 1550 à 1648 soulignent cette intolérance à l’égard des autres. Naturellement les communautés juives en subissent le contrecoup mais, quand on y regarde de plus près, l’antijudaïsme des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles est bien moins virulent que celui de la fin du Moyen Âge. N’oublions pas les positions prises en faveur de la communauté juive de la ville de Hambourg. En effet, les autorités de cette ville qui voulaient exclure les juifs de la cité se sont vu opposer dès 1621 des avis négatifs par les autorités des facultés de théologie protestantes de Iéna et de Francfort-sur-l’Oder.

À partir du début du XVIIe siècle, l’orthodoxie luthérienne défend une tolerantia limitata des juifs et leur concède le droit de vivre parmi les chrétiens, bien qu’à certaines conditions – pas de culte public, déclassement social. Du point de vue de la théologie, on fondait la tolérance envers les juifs sur la croyance en leur conversion « à venir », comme le prophétisait saint Paul dans son Épître aux Romains (Rom. 11, 25/26). Pour l’orthodoxie luthérienne, Rom. 11, 25/26 était la référence biblique essentielle pour la tolérance envers les juifs mais aussi celle de l’effort missionnaire à entreprendre auprès d’eux, car pour Luther les « temps » étaient venus, c’est-à-dire aussi ceux de leur conversion. Cette position va devenir la règle de la théologie luthérienne orthodoxe. C’est essentiellement dans le milieu des protestants proches du libéralisme que va se développer au XIXe siècle un antijudaïsme d’un caractère nouveau qui sera l’antisémitisme.

La Prusse des Hohenzollern, quand elle conquiert la Silésie et surtout les régions polonaises de Pomérélie et Posnanie, intègre dans ces États une population juive importante qui, parce qu’elle comprend et parle l’allemand, va souvent être utilisée comme intermédiaire dans les villages entre l’administration royale prussienne et la population paysanne polonaise. Cela excite l’antisémitisme polonais et facilite a contrario la politique tolérante du gouvernement prussien qui sera imitée après 1763 par l’Électeur de Saxe et par les autres princes allemands. Dans le Saint-Empire, l’édit de tolérance de 1781 s’applique aux juifs comme aux autres et leur accorde la liberté de culte.

Avec la Révolution et les conquêtes françaises dans les neufs départements allemands de l’empire, les quatre de la rive gauche du Rhin, français depuis 1797, et les cinq annexés le long de la mer du Nord en 1810 – incluant des villes comme Münster, Brême, Hambourg et Lübeck – s’applique le droit français : l’Israélite y est de ce fait un citoyen de plein exercice. Après Iéna, l’édit prussien de mars 1812 émancipe partiellement les juifs. Certes, après 1815, les droits acquis sont rognés et cela explique la conversion du père de Karl Marx. Mais la situation s’améliore après 1830 et surtout après 1848 malgré plusieurs manifestations populaires antisémites, que l’on observe d’ailleurs en Alsace jusqu’au Second Empire. Durant quelques années encore, si la situation matérielle des juifs progresse, ils ne sont pourtant que des citoyens de seconde zone. À partir de 1860, la situation juridique s’améliore considérablement : en 1869 la Prusse, puis la Confédération de l’Allemagne du Nord, renoncent aux discriminations. Dès lors, le processus d’intégration joue à plein.

Si la moitié de la population juive s’adonne au commerce, la part des professions intellectuelles – enseignants, médecins, avocats – est loin d’être négligeable. Il y a de nombreux chefs d’entreprise – de PME certes, mais aussi celui de l’A.E.G., la troisième entreprise électrotechnique du monde en 1913 – peu d’ouvriers et pas de paysans. Selon Sombart, les juifs possèdent au début du XXe siècle 6 à 7 % de la fortune du Reich, représentent 25 % des membres des conseils d’administration et 14 % des directeurs de grandes entreprises. Cela permettra à l’époque hitlérienne de souligner le rôle du capitalisme juif « rapace et parasitaire » opposé au capitalisme « aryen » considéré comme « productif »… ! En réalité, si le capitalisme d’origine juive est peu représenté dans l’industrie lourde, il est plus que notable dans les industries nouvelles, construction électrique, chimie et métaux non ferreux et dans les textiles. Le judaïsme d’affaires fait bloc ici avec la haute bourgeoisie ; c’est dans la moyenne et la petite bourgeoisie, chez les artisans, les paysans et dans bien des cas dans le prolétariat que se développe l’antisémitisme.

L’antisémitisme allemand avant 1918

Ce terme d’antisémitisme, terme à caractère social et ethnique, apparaît en 1879. Jusqu’alors, on ne peut parler que d’antijudaïsme, terme religieux. On en veut essentiellement aux juifs parce qu’ils ne reconnaissent pas le caractère divin du Christ. Si un juif est baptisé, il est rapidement intégré dans la société nationale. Le cas le plus typique est celui de F. J. Stahl : baptisé, il devient professeur de droit ecclésiastique, conseiller de l’Église luthérienne et membre de la Chambre des Seigneurs de Prusse. Il deviendra le théoricien de la pensée conservatrice et prônera le règlement de la question juive par la conversion. Au reste les alliances matrimoniales entre haute finance juive, aristocratie ou grande bourgeoisie ne sont pas rares. Ce n’est pas dans ces milieux que l’antisémitisme sera virulent.

C’est bien dans le dernier tiers du siècle que débute l’antisémitisme moderne. En Allemagne, il est lié pour une part à la venue des juifs de l’Empire russe, sales et dépenaillés. Jusqu’alors on en voulait à la religion et on admettait le juif dès lors qu’il se sent et se veut allemand, qu’il agit en Allemand. Dès lors, l’antisémitisme ne se contente pas d’être un antijudaïsme, il prend un caractère racial. L’historien national libéral et antisémite Heinrich von Treitschke, dans un article de novembre 1879 des Preussische Jahrbücher « Ein Wort über das Judentum », estime seulement qu’« il n’y a pas de place sur le sol allemand pour une double nationalité », rejoignant la pensée du marquis de Clermont-Tonnerre à la constituante de 1789 : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation, il faut tout leur accorder comme individus ».

Les universitaires comme Jahn, le père des sociétés gymniques, ou Fries mettent en garde contre les juifs. On appelle à la pureté des races et on crie « Malheur aux peuples métissés » comme les Slaves et les Français, en oubliant que l’Allemagne, lieu de passage de toutes les invasions depuis des millénaires, est un haut lieu de métissage ! On notera au passage que tout le droit allemand de la nationalité est fondé sur le principe de l’appartenance « raciale », de la loi Delbrück à aujourd’hui, malgré quelques amendements votés en 2002. Mais le combat national conduit au culte du passé germanique que favorise le « médiévalisme » des romantiques. Ces romantiques qui glorifient le passé germanique et la nature, mettent en cause le judaïsme, la raison, la révolution industrielle et l’urbanisation mais critiquent en même temps le christianisme qu’ils considèrent comme judaïsé et réhabilitent le vieux paganisme germanique que popularise l’œuvre de Wagner, très particulièrement la Tétralogie achevée en 1876. Il est vrai que Wagner n’a toujours eu que du mépris à l’égard des juifs même quand il était socialiste ; son livre Das Judentum in der Musik date de 1850 alors que Wagner est proche de Marx.

Une autre source de l’antisémitisme est, comme en France, d’origine socialiste. De même que Proudhon ou Blanqui, l’un des premiers antisémites allemands est Karl Marx qui signe Sur la question juive dans les Annales franco-allemandes publiées à Paris en 1844. Un autre grand nom de l’antisémitisme n’est autre que Dühring, un des inspirateurs en 1874 du Programme réformiste du SPD dit de Gotha. Et Engels dans L’Anti Dühring se garde bien de reprocher à ce socialiste révisionniste son antisémitisme. Pourtant Dühring écrit dans Die Judenfrage, « La Question juive » : « La question juive en tant que question religieuse appartient au passé. En tant que question raciale elle revêt la plus haute importance pour le présent et l’avenir ». Il est, par ailleurs, l’un des premiers à renier le christianisme car il est enjuivé. Cet antisémitisme d’origine socialiste a sans doute plus d’impact que l’antisémitisme strictement raciste car il se fonde sur la jalousie des petits contre le « juif capitaliste », banquier, chef d’entreprise ou propriétaire de grands magasins.

Si l’antisémitisme se développe dans le Reich à la fin du XIXe siècle, il ne faut pas en exagérer alors l’importance. S’il existe un parti antisémite il ne dépassera jamais 460 000 suffrages soit moins de 3 % des électeurs. De même, la fameuse Ligue Pangermaniste, l’Alldeutscher Verband, n’aura guère que 70 000 membres en 1912… contre plus de 2 millions au temps de Stresemann dans les années 1925. Le parti ouvrier chrétien social du pasteur Stöcker, violemment antisémite, aura encore moins de succès que le parti antisémite. Le libéral de gauche, ancien pasteur protestant, F. Naumann échouera lui aussi avec son parti social national et ne connaîtra le succès que progressiste ! Mais Stöcker et Naumann comme d’ailleurs aussi Paul de Lagarde, croient à la rédemption individuelle : leur antisémitisme est d’abord religieux : ils croient à l’œuvre de la « Judenmission » qui a pour but d’évangéliser les juifs.

Autre forme de jalousie dont l’impact sera considérable à l’époque nationale-socialiste, c’est le ressentiment du monde enseignant, du monde cultivé. Si la haute fonction publique est en fait fermée aux juifs, il n’en est pas de même du monde universitaire. En 1913, on compte près de 8 % des juifs dans les universités. Dans la presse, le poids des patrons ou des journalistes juifs dépasse le cinquième. Une bonne partie de l’intelligentsia allemande est dès ce moment antisémite d’autant que la plupart des grands éditeurs sont juifs !

Mais la classe dirigeante, en particulier autour du Kaiser, admet assez facilement les juifs, grands savants, armateurs comme Ballin, industriels comme Rathenau. À la limite on peut se demander si, dans les années 1910, la France n’est pas beaucoup plus antisémite que le Reich ; c’est d’ailleurs ce que semblent penser les intellectuels juifs eux-mêmes. C’est en Allemagne et particulièrement à Berlin que se regroupe l’intelligentsia juive autour du grand séminaire israélite, autour de maisons d’éditions qui se consacrent exclusivement à la littérature communauté juive est juridiquement reconnue : l’on en voudrait pour preuve que dans la chambre haute du Parlement du Reichsland d’Alsace Lorraine, le Président du Consistoire israélite est membre de droit tout comme le Président du Consistoire luthérien ou l’Évêque. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir la communauté se déliter, l’assimilation a pour corollaire la déjudaïsation : plus de 25 % de juifs convolent en mariage mixte et la participation à la vie religieuse s’affaiblit fortement. Nombre de juifs ne s’inscrivent plus comme tels et les conversions – au protestantisme – se multiplient. Tout va changer avec la République de Weimar, avant même l’arrivée d’Hitler au pouvoir.

La République de Weimar et les juifs

Pour certains historiens, la République de Weimar est l’âge d’or du judaïsme allemand : la religion israélite est reconnue au même titre que le protestantisme ou le catholicisme. Les juifs jouent un rôle important dans la vie politique et dans la vie culturelle. En fait, à bien des égards, ils creusent leur tombe. Leur rôle politique se développe dans le socialisme et ils tiennent au SPD comme au KPD une place déterminante. Or le militant de base n’est pas philosémite, ce que noteront avec regret les responsables socialistes émigrés quand ils expliqueront la montée hitlérienne par « l’esprit petit bourgeois qui domine la mentalité prolétarienne ». Le militant de base n’a pas non plus une admiration sans borne à l’égard de la culture d’avant-garde, largement animée par des intellectuels juifs. On préfère cent fois un opéra classique à l’Opéra des quat’sous, une symphonie de Mozart, Beethoven ou Brahms ou même Mendelssohn à une œuvre d’Éric Weil ou de Hindemith ! Tout cela contribue à l’essor d’un antisémitisme diffus.

S’ajoute à ces éléments une importante émigration des juifs prussiens de Pomérélie ou de Posnanie, territoires annexés par la Pologne : ces juifs plus ou moins misérables accentuent le mépris pour le juif « sale, malpropre, dépenaillé », comme disait Rathenau, lui-même juif, qu’il faudra « mille et mille fois décaper à l’eau de Cologne » ! Ils sont plus de 100 000 ; ils ne sont pas seulement rejetés par les populations allemandes, ils le sont aussi par les juifs assimilés.

Au recensement de 1925, il y a 560 000 juifs alors qu’il y en avait 615 000 en 1910. En d’autres termes, malgré l’arrivée de 100 000 juifs de Posnanie, la communauté juive allemande a perdu près de 100 000 fidèles. Il y a à cela plusieurs raisons : les suites de la guerre puisque 30 000 juifs sont tombés au champ d’honneur ; une démographie moins prolifique ; enfin un processus d’assimilation croissant conduisant parfois à la conversion ou plus souvent encore à la rupture de tous liens avec la communauté.

Rappelons que ces données sont fiables car les statistiques allemandes prennent toujours en compte l’appartenance religieuse des recensés. C’est ainsi qu’en 1925, près de 30 % des juifs allemands ont un conjoint non juif ; en 1927, pour 100 mariages conclus par des Israélites, 39 le sont avec des non-juifs. Tout ceci accélère le processus de déjudaïsation. On peut presque dire que, avant le nazisme, comme l’avait prophétisé Schopenhauer en 1851, le judaïsme allemand est en train de disparaître du fait des conversions et des mariages mixtes ; à cela s’ajoute le fort processus de laïcisation. Il est significatif que la plupart des intellectuels issus de familles israélites aient abandonné le judaïsme.

Il n’en demeure pas moins qu’existent dans le Reich de fortes communautés, surtout dans les grandes villes : Berlin où en 1925 se retrouve le tiers de la population juive du Reich – soit 175 000 juifs, 4 % de la population totale – Munich avec une centaine de milliers de juifs – soit près de 5 % de la population de la ville – Francfort, Leipzig, Hambourg.

Mais si une grande partie de cette communauté est en voie d’assimilation totale, elle va connaître une vague d’antisémitisme de plus en plus virulente. La défaite, le traité – le Diktat – de Versailles exacerbent le nationalisme allemand ; le populisme des classes moyennes, exaspérées par la défaite de la République qu’elles récusent, l’inflation et la crise de 1929, réveille et renforce un antisémitisme latent.

La masse de la population protestante n’a jamais été particulièrement tolérante quoique puissent en dire théologiens ou historiens de la religion. Depuis la Réforme, elle oppose un mépris souverain au monde catholique considéré comme dominé par le Pape, superstitieux et fermé à la modernité. À bien des égards, en particulier dans les mondes économique et intellectuel comme dans le petit peuple urbain, on est souvent plus anticatholique qu’antisémite !

Le luthéranisme orthodoxe, malgré les virulentes dérives antijuives de Luther, a été relativement tolérant mais le libéralisme religieux, avec Harnack et Troeltsch, se développe fortement après 1880 et substitue au christocentrisme une véritable mystique du peuple. Il veut gagner « l’âme du peuple » par une foi moderne et nationale. Le mouvement « völkisch » doit beaucoup au libéralisme religieux. Pour lui, les « grands peuples » sont donnés par Dieu et la théologie doit les prendre en considération. Les théologiens Althaus, Gogarten, Hirsch, élaborent une « théologie nationaliste » (Dupeux). Et Dinter pousse à l’extrême cette théologie nationaliste du sang et du sol comme le montre son roman Sünde wider das Blut, « Les péchés contre le sang ». Dès lors se développe un antisémitisme à la fois religieux et raciste autour de la « Ligue pour une Église allemande » et sa revue Deutschkirche animée par Dietrich Eckart qui a été l’un des inspirateurs de Hitler, Theodor Fritsch auteur d’un Manuel de la Question juive et A. Dinter, développant l’idée d’un christianisme « positif et déjudaïsé ». Dinter estime d’ailleurs qu’« en contractant des mariages mixtes, les juifs favorisent leur conjuration… quand ils se convertissent c’est pour mieux duper et exploiter leurs nouveaux coreligionnaires ».

La voie est donc libre pour l’antisémitisme nazi, largement inspiré par ces divers mouvements de pensée dont l’influence irradie toute l’Allemagne. Même si les pasteurs nazis ne représentent vers 1932 que 1 % du corps pastoral, nombre d’entre eux se sentent proches d’eux à commencer par des hommes comme Dibelius ou même Niemöller. Ce n’est qu’à l’été 1933, après la prise du pouvoir d’Hitler, qu’ils se reprendront. On peut alors imaginer qu’elle a pu être la position d’un simple fidèle…

Il est vrai que le protestantisme luthérien traditionnel, tout en demeurant la forme de culture dominante en Allemagne, n’a cessé de décliner en tant que force religieuse à partir de l’unité allemande. À cela, il y a deux raisons : l’urbanisation a entraîné un processus de libéralisation dans les Églises qui n’ont pas su s’adapter à la révolution industrielle. Surtout le libéralisme religieux a pris une place considérable dans sa revue Christliche Welt. Cette théologie hostile au dogmatisme et au mysticisme, rejetant toute orthodoxie, veut regagner le peuple chrétien par une foi moderne fortement imprégnée de nationalisme. À plusieurs reprises les théologiens libéraux s’étonnent de la renaissance du confessionnalisme luthérien. Celui-ci demeure plus fort dans les paroisses que dans les facultés, mais le petit peuple est marqué par le christianisme nationaliste au caractère antisémite prononcé.

Les juifs sous le IIIe Reich

Comme l’ont montré la plupart des politologues, le national-socialisme est un système totalitaire, ce qui le rend très proche du bolchevisme marxiste-léniniste. Ce qui le distingue, c’est son caractère raciste. S’appuyant sur les théories discutables – de surcroît mal comprises – de Gobineau développées en France par Vacher de Lapouge, en Allemagne par nombre de nationalistes, Hitler considère les Aryens comme une race supérieure : parmi les Aryens, les Allemands, issus des tribus germaniques, sont les meilleurs d’entre eux. Ce thème a été mis à l’honneur à la fin du XIXe siècle par Houston Stewart Chamberlain, gendre de Richard Wagner et en quelque sorte confirmé scientifiquement par le mouvement eugéniste, lancé en Grande-Bretagne par Galton, neveu de Darwin et institué par l’intermédiaire d’Instituts d’Eugénisme. Le premier apparaît aux Pays-Bas, où l’on veut limiter le poids et le nombre des catholiques considérés comme « inférieurs ». L’exemple est suivi en Suède – qui pratiquera d’ailleurs la stérilisation des criminels sexuels jusqu’au-delà de 1970. En 1905 est fondé à Berlin un institut pour la protection de l’hygiène de la race qui est d’autant moins antisémite que les savants juifs y participent activement. Il s’agit de limiter l’alcoolisme héréditaire, les crimes sexuels et de favoriser une préparation hygiénique au mariage avec l’institution de l’examen médical prénuptial.

Mais très vite se développent autour de cet institut des tendances racistes : des collaborateurs de ce centre distinguent plusieurs « sous-races » dans l’ethnie germanique et surtout, estiment que Slaves et Méditerranéens sont, quoiqu’aryens, incontestablement inférieurs aux descendants des tribus germaniques ! Jusqu’à la Grande Guerre, il s’agit de « jeux » intellectuels mais avec la guerre, avec la défaite, le racisme explose et touche alors une part importante de la nation allemande. Le socialiste national Noske, ministre SPD, proclame dès décembre 1918 que « la défaite est due à un coup de poignard dans le dos » ; en d’autres termes que les socialistes gauchistes ont trahi le peuple allemand : or ces socialistes sont léninistes et on compte de nombreux juifs parmi eux. Ainsi va naître et faire florès la formule judéo-bolcheviks qui va être de 1919 à 1945 un des leitmotiv de la pensée allemande, on pourrait presque dire européenne…

Le jeune caporal Adolf Hitler, formé à Vienne à une époque où, malgré les Habsbourg, se déchaîne l’antisémitisme, chargé à Munich d’assumer la formation politique de la nouvelle Reichswehr, baigne dans un climat antisémite, antichrétien car néo-païen. Il s’agit en particulier du groupe portant le nom caractéristique de Thulé qu’anime le même Dietrich Eckart qui a fondé la « Ligue pour une Église allemande ».

Après l’échec du putsch de Munich de novembre 1923, Hitler va rédiger dans sa confortable cellule de la citadelle Landsberg Mein Kampf, un « pavé » difficile à lire, car mal écrit, mal construit mais qui annonce dès sa parution ce que ferait Hitler s’il arrivait au pouvoir. Même si le livre se vend bien, on ne le lit guère et on le prend encore moins au sérieux. Or l’essentiel de la politique antijuive d’Hitler y est présenté, cela se ramène d’ailleurs à une formule très simple : moins il y aura de juifs en Allemagne, mieux ce sera ; de toute manière ils ne doivent plus y jouer aucun rôle politique, économique ou culturel.

Dès qu’Hitler arrive au pouvoir, il engage les premières mesures antisémites.

En avril 1933, sont promulgués les décrets aryens : nul ne peut remplir une fonction publique quelconque s’il est juif ou d’origine juive, seuls sont exemptés les anciens combattants, les orphelins et veuves de guerre. En dehors de son caractère inique, ce texte a une grande importance dans la mesure où des théologiens luthériens nationalistes, tel le pasteur Niemöller, découvrent qu’un pourcentage non négligeable, près de 2 %, du corps pastoral est interdit de prédication car converti ou issu de converti. Pour Niemöller et nombre de ses amis, tel le célèbre Bonhoeffer, cette mise à l’écart de l’Église de fidèles baptisés est inadmissible. C’est la cause première de la création de l’Église confessante fondée à Barmen. Mais on notera que si l’Église confessante proclame son hostilité au nazisme, elle sera bien silencieuse sur les persécutions antisémites. À la limite, on pourrait dire que seuls les juifs baptisés l’intéressent. On rencontre une situation analogue dans l’Église catholique. Ces décrets ont pour conséquence, comme l’espérait bien Hitler, une vague d’émigration : plus de 60 000 juifs quittent le Reich cette année-là. Une partie fuit vers la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis. Ce sont très souvent des intellectuels « démocrates » qui vont considérablement renforcer le potentiel scientifique des États-Unis et du Royaume-Uni : il est significatif que la France refusera une chaire à Einstein ! Mais le Reich favorise l’exil vers la Palestine, facilitant – après accord avec les autorités sionistes – les transferts de fonds. Ainsi on fait coup double : d’une part on se débarrasse des juifs et en même temps ces apports de population israélites relativement pourvues de moyens attisent le conflit entre sionistes et Arabes dans un territoire – la Palestine – placé sous autorité britannique.

Hitler espérait qu’en quelques années le Reich perdrait par émigration sa population juive. Or en 1934, année relativement calme, le flot des départs faiblit fortement ; bien plus, des émigrés reviennent. Le Führer promulgue alors les lois de Nuremberg : les juifs allemands ne sont plus citoyens mais sujets, nombre de professions sont interdites et les mariages mixtes interdits. On assiste naturellement à une nouvelle vague d’émigration mais elle se calme assez rapidement, d’autant qu’en raison des Jeux Olympiques de 1936, les persécutions ont fortement diminué : il ne faut pas que les journalistes étrangers s’emparent du problème. De fait, la presse est alors bien silencieuse.

Les persécutions reprennent dès l’automne 1936. Pour éliminer les juifs de l’espace allemand, Hitler envisage l’exil des populations israélites vers les pays qui voudraient bien les accueillir ; on reprend même le projet polonais : faire de Madagascar une colonie juive sous protectorat du Reich. Mais notons-le, durant toute la période il ne s’agit pas d’extermination mais d’exil obligatoire !

Une conférence internationale se réunit à Évian au milieu de 1938 pour délibérer sur le sort des juifs allemands : les États participants veulent bien accueillir les juifs « utiles », savants, chercheurs, ingénieurs de haut niveau. Ils récusent toute immigration de population juive importante, soulignant leur désintérêt pour le problème.

Dès lors, Hitler estime que tout lui est permis : en novembre 1938, profitant de l’assassinat d’un diplomate allemand par un Israélite réfugié à Paris, il engage plusieurs jours de pogrom, de destruction de synagogues et de biens juifs. Les réactions internationales sont faibles : à Paris et à Londres, on ne veut pas envenimer les apparentes bonnes relations nées lors des accords de Munich parce que « quelques juifs » – comme on dit dans les milieux bien informés – ont été « maltraités » ! D’ailleurs les Anglais ont fermé la Palestine aux juifs allemands. Ils sont quasiment livrés à Hitler d’autant que, malgré toutes les pressions, de nombreux juifs allemands profondément attachés à leur patrie se refusent à partir. Il est vrai que la plupart des portes leur sont fermées.

La guerre va fournir à Hitler une nouvelle méthode d’élimination : la conquête de la Pologne fait que près de deux millions de juifs sont désormais sous la botte allemande. On les parque dans des ghettos que l’on constitue dans la plupart des villes de la Pologne occupée par l’armée allemande. Dès octobre 1939, si l’on en croit le Journal de l’ambassadeur von Hassel, on va assister à des scènes atroces de pogrom. Pour Hitler, les juifs de Pologne sont doublement des « sous-hommes », des Untermenschen : ils vivent au milieu d’une population slave et ils sont juifs. Déjà on assiste à l’apparition de la politique d’extermination. Elle va s’intensifier avec l’invasion de la Russie. Des Einsatzgruppen ou commandos de liquidation sont créés pour exterminer les responsables soviétiques et les juifs. Mais l’Einsatzgruppe ne connaît que les armes à feu, c’est donc insuffisant pour liquider des millions de Slaves, Polonais ou Russes, de Juifs et de Tziganes. Apparaissent alors les camions où l’on tue au moyen de gaz asphyxiant.

La guerre avec les États-Unis exacerbe l’antisémitisme chez les dignitaires du Reich. À la Conférence de Wannsee en janvier 1942 est mise en place la Shoah, le processus d’extermination de toute la population juive d’Europe sous contrôle allemand : cela touche les juifs de Balkans, essentiellement roumains et grecs, ceux de Pologne et de Russie et aussi ceux d’Europe occidentale y compris en France. Mais ici le jeu machiavélique du gouvernement de Vichy limite les déportations des juifs français – 23 000 sur 160 000 – au prix de la déportation de plus de 50 000 juifs étrangers – sur 170 000. En tout, cette politique d’extermination va coûter la vie à plus de 5 550 000 juifs. Les juifs allemands ont été parmi les derniers, avec les Hongrois, à être liquidés à Auschwitz.

Sur les 600 000 juifs allemands – recensés par le Reich – un peu plus de la moitié a pu émigrer, les autres sont exterminés, certains partant à Auschwitz avec leurs décorations sur leur costume. Il reste à peine 50 000 juifs allemands en 1945. La majorité d’entre eux émigre en Palestine et aux États-Unis. En 1950, il demeure 20 000 juifs en RFA et moins de 5 000 en RDA.

Les juifs allemands après 1945

Dans l’ex-RDA, les juifs survivants sont reconnus comme « victimes du fascisme » et aidés à ce titre mais la RDA ne veut en aucun cas se considérer comme redevable de quoi que ce soit à l’égard de la Shoah et n’apportera aucune aide à l’État naissant d’Israël : la RDA préfère soutenir les États ou les mouvements arabes, soit en leur fournissant des cadres civils ou militaires, comme à la Syrie et à certains moments l’Égypte, soit en facilitant leur formation dans des camps militaires d’instruction en RDA.

La RFA, elle, se repend : les églises protestantes réunies en Synode extraordinaire à Stuttgart reconnaissent leurs erreurs et leur lâcheté. Moins concernée – car ayant été plus proche de la population israélite – l’Église catholique ne dira rien.

Le gouvernement allemand se reconnaît responsable et cherche à se rapprocher de l’État d’Israël : au temps d’Adenauer, toute une série d’accords sont signés et la RFA apporte au nouvel État hébreu une aide financière et morale substantielle. La méfiance et le ressentiment d’Israël, grands encore pendant de nombreuses années, tombent peu à peu : la RFA passe pour un des États européens les plus favorables à l’État juif.

La petite communauté est l’objet de tous les soins du gouvernement et cela va durer jusqu’à la chute du Mur.

L’implosion de l’ensemble soviétique modifie quelque peu cette situation. Avec l’ouverture des frontières, entrent en Allemagne réunifiée plusieurs dizaines de milliers de juifs russes. Ils représentent aujourd’hui les deux tiers de la population juive allemande. Mais ces juifs russes qui savent mal l’allemand et ne sont guère disciplinés, exaspèrent la population allemande, en particulier dans les territoires de l’Est ; cela entraîne un renouveau d’antisémitisme d’autant qu’au flot russe semblent s’ajouter des flots de juifs ukrainiens ou d’Asie centrale. Ainsi réapparaissent – même dans la classe politique – des thèmes antisémites qui inquiètent intellectuels et médias mais ne semblent guère émouvoir la masse de la population.

François-Georges Dreyfus
septembre 2002
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