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Les chrétientés celtiques

Christian Guyonvarc'h
Professeur émérite à l'université Rennes II
On désigne par l’expression « chrétientés celtiques » la forme particulière de christianisme qui s’est développée dans les pays celtiques pendant tout le haut Moyen Âge – laquelle commence en Irlande avec saint Patrick en 432 et se termine officiellement en Bretagne à Landévennec en 818 ; mais cette fin est toute théorique. Même réintégré dans le cadre rigide de l’Église catholique ou dans celui, plus strict encore, des Églises protestantes, le christianisme celtique garde une profonde originalité, marquée en Irlande par le culte de saint Patrick et de sainte Brigitte et, en Bretagne, par celui de saint Yves et de sainte Anne. Subsistent en outre quelques traces de paganisme contre lesquelles l’Église a toujours été impuissante. Pour bien comprendre la spécificité de ce christianisme, nous nous sommes adressés à Christian Guyonvarc’h, directeur de la collection « Connaissance des langues celtiques » aux éditions Armeline. 

Un christianisme original, de par la civilisation où il s’implanta

Ce n’est pas une hérésie : Irlandais et Bretons – des deux côtés de la Manche – ont assez prouvé la sincérité de leurs sentiments et toujours fait de leur mieux pour demeurer dans l’orthodoxie chrétienne. Mais il y avait, dès le départ, une opposition de structure insurmontable : le christianisme s’est d’abord organisé et développé dans le cadre administratif, essentiellement urbain, de l’Empire romain. Or, la Bretagne insulaire n’a été romanisée que très partiellement et superficiellement, cependant que l’Irlande n’a jamais été occupée par les légions. La civilisation celtique est essentiellement rurale, dépourvue d’agglomérations importantes : le breton kèr « hameau », de même que le gallois caer, sont des emprunts au latin castra, et l’irlandais baile « ville » ne signifie en fait que « village ». Le centre de la vie religieuse n’était pas l’évêché mais le monastère, dont le père abbé faisait en même temps fonction d’évêque. Les Irlandais ont privilégié aussi la vie cénobitique et les traces des ermitages sont innombrables, témoignages d’une vie religieuse intense et profonde. Cependant les monastères, en particulier celui de Iona, ont été longtemps riches et prospères, avec des scriptoria et des écoles ouvertes aux étrangers. La christianisation a eu au moins pour conséquence d’ouvrir l’Irlande à des influences étrangères, bretonnes de Grande-Bretagne et continentales directes. N’oublions pas que saint Patrick porte un nom breton et avait, paraît-il, appris le gaélique au cours d’un long séjour en Irlande après avoir été enlevé par des pirates. Il aurait été le porcher d’un druide nommé Miliuc. Il est plus que probable que la légende hagiographique patricienne ne repose sur aucun fondement historique réel. Mais ce qui importe en l’occurrence, c’est que dans l’administration royale irlandaise, le porcher était un haut fonctionnaire. En fait, une grande partie du vocabulaire de la chrétienté irlandaise est un emprunt au latin par l’intermédiaire du brittonique. Et saint Patrick est en même temps le premier des saints historiques et le dernier des druides mythiques de l’Irlande, cependant que sainte Brigitte, qui aurait vécu vers le Ve siècle de notre ère et dont le folklore est resté très longtemps vivant, est aussi et surtout, le nom de la principale déesse préchrétienne des anciens Gaëls.

Un christianisme qui a introduit écriture et littérature

On peut dire sans exagération que la conversion au christianisme a été l’événement majeur de l’histoire d’Irlande, non pas tant à cause de la religion elle-même et des évolutions qu’elle a provoquées, là comme ailleurs, dans les mentalités, mais de par l’introduction de l’écriture dans un pays de tradition orale, où le bref texte écrit était destiné à la magie. Le christianisme est en effet une religion et une culture du livre et les Irlandais, convertis à l’appel de saint Patrick, ont appris le latin liturgique puis, ayant appris en même temps l’écriture, se sont mis, très tôt, à écrire en gaélique. Ce sont les druides et les filid – ou « poètes » – qui ont fourni le premier personnel sacerdotal. La conversion a été très rapide. Selon toute vraisemblance, il n’y eut pas d’opposition et ce sont des textes tardifs qui inventent, maladroitement le plus souvent, quelques mauvais druides. La conversion, totale, s’est faite par le haut : les premiers convertis par saint Patrick ont été le roi et la cour de Tara.

La première conséquence a été l’apparition d’une littérature, religieuse d’abord, en latin et en gaélique, puis la mise par écrit des vieilles légendes nationales. Mais les plus anciens témoignages de l’existence de l’irlandais, dus à des moines, proviennent du VIIe siècle et sont des gloses dispersées dans toute l’Europe. La plus ancienne homélie irlandaise, datée de 636, est à la bibliothèque municipale de Cambrai, cependant que les principales gloses du vieil irlandais sont à Saint-Gall en Suisse, à Milan en Italie et à Würzburg en Allemagne. Elles ont été rédigées par des moines qui avaient fait le vœu de ne jamais retourner en Irlande.

Un christianisme aux pratiques originales, voire hérétiques

La force extraordinaire du christianisme irlandais est due tout d’abord à la très haute qualité d’un personnel sacerdotal qui avait hérité toutes les aptitudes intellectuelles des druides. Ensuite, elle est la conséquence de l’insularité de l’Irlande qui, jusqu’à la fin du VIIIe siècle, a été préservée de toute invasion et n’a pas été touchée par les bouleversements qui ont marqué la fin de l’Empire romain sur le continent et en Bretagne insulaire. Jusqu’aux premières incursions des Norvégiens à partir de 795 – sac d’Iona – l’Irlande a pu en paix cultiver ses deux cultures : chrétienne et classique, de langue latine ou grecque, et nationale, de langue gaélique. Non seulement les moines insulaires, par leurs écoles monastiques, ont maintenu la culture classique, mais ils ont exporté leur christianisme et ont essaimé dans toute l’Europe, créant partout des monastères comme Luxeuil, Saint-Gall ou Bobbio. Ils furent très nombreux à la cour de Charlemagne où on les recrutait volontiers comme professeurs parce qu’ils n’étaient pas exigeants pour leurs honoraires. Des noms comme ceux de Dicuil ou Scot Érigène restent assez connus pour qu’on n’ait pas besoin d’insister.

Dans ce contexte assez particulier, le christianisme celtique ne se différencie de celui du continent que par des détails qui, aujourd’hui, nous paraissent insignifiants mais qui, au haut Moyen Âge, étaient considérés par Rome comme autant d’hérésies. Précisons aussi que les relations entre les Irlandais et les Bretons de Grande-Bretagne ou de la Bretagne péninsulaire ont toujours été très étroites.

Le premier particularisme des chrétientés celtiques a été l’importance extrême de la vie monastique liée à un ascétisme exemplaire. Les pénitentiels irlandais sont de vrais catalogues de performances remarquables : rester huit jours les bras en croix dans l’eau glacée d’un torrent, jeûner pendant une longue durée – un mois ou deux – sans rien absorber hormis un peu d’eau, ou, plus scabreux, passer plusieurs nuits au côté d’une jeune fille et résister à la tentation.

Isolées à la pointe de l’Occident et souvent coupées du continent par les accidents de l’histoire, les chrétientés celtiques ont surtout conservé jusqu’à l’extrême limite des usages périmés ou abandonnés par l’Église romaine et auxquels elles restaient attachées, à la fois par routine et par ignorance des nouveaux usages.

Les controverses ont porté pendant très longtemps sur la date de la fête de Pâques, pour laquelle les insulaires ont maintenu le cycle de quatre-vingt-quatre ans qui faisait osciller la fête pascale entre le quatorzième et le vingtième jour de la lune et coïncider la Résurrection avec la Pâque juive lorsque le quatorzième jour tombait un dimanche. Malgré tous les efforts de la papauté, l’usage romain du cycle de dix-neuf ans ne fut adopté que très tard, au VIIIe siècle, en Irlande et au pays de Galles. En Bretagne, l’abbaye de Landévennec conserva le vieux comput jusqu’en 818.

Une autre source de dissensions a été la tonsure celtique obstinément gardée par les moines insulaires : la partie antérieure de la tête, en avant d’une ligne allant d’une oreille à l’autre, était complètement rasée alors que, en arrière de cette ligne, la chevelure était intacte. C’est cette tonsure que le célèbre saint Colomban de Luxeuil avait conservée en arrivant d’Irlande sur le continent. Peut-être était-elle d’origine druidique.

Plus grave était l’habitude des Celtes insulaires de conférer la consécration épiscopale par un seul évêque au lieu de trois. Et plus grave encore la coutume, attestée en Bretagne péninsulaire vers le VIe siècle, d’associer des femmes, sous le nom de conhospitae, à la célébration de la messe. Il ne semble pas que ce dernier abus ait perduré très longtemps.

L’Église d’Irlande devait devenir plus tard, et ce jusqu’au XIXe siècle, la protectrice naturelle des populations irlandaises maltraitées par l’occupation anglaise. Au pays de Galles, la Réforme a permis, au XVIe siècle, la traduction en gallois de la Bible et du Book of Common Prayer, fixant ainsi définitivement la langue. En Bretagne, l’Église a maintenu la langue comme moyen d’apostolat jusqu’au XXe siècle. Nous pouvons affirmer à bon droit que, dans des pays politiquement morcelés, où la langue elle-même est sujette à d’innombrables variations dialectales, le christianisme a été, et reste encore, le principal facteur d’unité. Les pèlerinages irlandais au « purgatoire » de saint Patrick, le circuit breton du Tro Breizh en l’honneur des sept saints fondateurs de la Bretagne le prouvent bien.

Il reste actuellement de tout cela un catholicisme très formaliste, très pointilleux sur les aspects extérieurs du culte et accessoirement, quelques traces des anciennes conceptions celtiques. En Bretagne en particulier subsistent la croyance très vivace aux Anaon – âmes des morts qui reviennent chez eux la nuit de la Toussaint – et la figure presque mythologique de l’Ankou – personnification de la Mort, armée de sa faux et venant chercher la nuit ses victimes.

Christian Guyonvarc'h
février 2002
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