Naples et la couronne d’Aragon
Une dynastie populaire ?
Il faut dire que ce soutien populaire avait ses limites sociales, il contrastait avec l’indifférence, la défiance et parfois la haine des groupes privilégiés, soit une large frange de l’aristocratie et peut être la majorité de la bourgeoisie. Les fuites des rois hors de Naples en 1798 et 1806, puis la chute ultime de la dynastie en 1861 résultaient de l’opposition violente et constante d’une partie de l’opinion citadine acquise aux idéologies nouvelles venues de France, d’Angleterre ou de Piémont. À leurs yeux, la présence d’une famille régnante à Naples faisait obstacle aux espoirs et enthousiasmes suscités par la Révolution française puis, trois quarts de siècle plus tard, par le modèle d’une Italie unitaire. L’avènement de régimes nouveaux, l’avenir politique du pays supposaient donc la diabolisation et l’élimination de ces rois supposés despotiques. Les habitudes d’écriture de l’histoire selon les imageries de la Révolution puis du Risorgimento ont, bien sûr, continué d’accrocher aux Bourbons de Naples une réputation détestable de tyrans sots et cruels. Dans toute l’Italie, cette réputation fait figure de lieu commun, de vérité indiscutable ; elle est en effet nécessaire à la légitimité des régimes unitaires qui se sont succédé à la tête de la péninsule, soit la monarchie de la maison de Piémont-Savoie, le fascisme qui dura vingt ans et enfin l’actuelle république instaurée en 1946. Il n’y a finalement que peu de temps que la recherche historique, affranchie de ces engagements ou bien saisie des mauvaises consciences contemporaines, envisage avec plus de distance ou d’objectivité les étapes politiques du passé italien et peut se permettre désormais de tenter une critique du Risorgimento et de ses mythes patriotiques.
Naples et la Révolution française
En janvier 1806, ce fut l’extension de l’Empire napoléonien qui, derechef obligea le roi de Naples à chercher l’appui de la flotte anglaise et à s’exiler en Sicile. Joseph Bonaparte, frère de Napoléon, puis Murat, son beau-frère, devinrent d’éphémères souverains napolitains. Comme en 1799, l’invasion française se heurta à des soulèvements paysans. Les résistances, multipliées de 1806 à 1809, furent férocement écrasées par les généraux français Reynier, Masséna et Manhès. Au contraire, à Naples même, les élites avaient adhéré sans réserve au nouveau règne. Comme en 1799, le contraste était éclatant entre les fidélités populaires et les choix politiques des privilégiés. Si le pouvoir muratien ne dura que sept ans, il marqua cependant fortement les esprits. Aux notables, ce régime semblait légaliste et efficace ; chargé de gloire militaire, on le croyait durable. Il avait formé une nouvelle génération de militaires et de fonctionnaires qui demeurèrent en place, laissant chez beaucoup une nostalgie et des dévouements qui allaient bientôt nuire au prestige des Bourbons, revenus d’exil en juin 1815.
Des réseaux secrets de conspirateurs muratiens ou républicains – les fameux carbonari – se tissèrent alors de ville en ville, tandis qu’au contraire les campagnards donnaient la preuve de leur attachement aux Bourbons. Ce divorce put se reconnaître lors la tentative de retour de Murat à Pizzo Calabro ; son débarquement se heurta immédiatement aux attroupements populaires et finit par l’expéditive mise à mort du roi Murat (octobre 1815).
L’éphémère royaume des Deux-Siciles
En 1820, en 1837 et en 1848, les Siciliens se révoltèrent et essayèrent de faire sécession ; leurs tentatives ne furent brisées qu’au prix de durs combats remportés par les troupes envoyées d’urgence depuis le continent. Certes, ces entreprises de sécession étaient l’œuvre de notables, mais, à la différence des crises napolitaines, elles ne provoquaient pas en retour une contre révolution populaire. Ainsi, la version politique d’une couronne unique des Deux-Siciles révélait son artifice et sa fragilité. Ces défauts ne semblaient pas toutefois mettre en péril dans l’immédiat l’entité napolitaine. Les conspirations dans la capitale et les expéditions de révolutionnaires étrangers continuaient de se heurter à la relative efficacité des forces armées royales et à la fidélité populaire. Des débarquements subversifs en Calabre en juin 1848 et en juin 1857 aboutirent chaque fois à des échecs rapides et sanglants. Le roi Ferdinand II, au pouvoir depuis novembre 1830, avait fait face résolument à tous les troubles ; il vint à mourir le 22 mai 1859. Le trône revenait à François II, âgé de vingt-quatre ans. Ce jeune prince allait être aussitôt confronté au plus violent épisode dans la chronique de l’unité italienne, au plus vaste élan utopique embrasant les opinions de la péninsule.
Les offensives garibaldiennes
Selon un adage politique napolitain, le royaume était protégé par l’eau salée à l’ouest, et au nord par l’eau bénite, c’est-à-dire par la flotte anglaise au large et par le territoire de l’État de l’Église. Ces deux remparts venaient maintenant à manquer. L’Angleterre, qui pendant les guerres napoléoniennes avait protégé la dynastie, avait changé de camp. Les officiers anglais avaient toujours un peu méprisé cet allié d’occasion, descendant de Louis XIV, papiste, pauvre et avide de secours. Surtout, la répression des révoltes siciliennes avait eu des échos désastreux dans l’opinion publique anglaise ; une campagne de presse, menée personnellement par Gladstone, s’était appliquée à discréditer la famille royale napolitaine. En 1860, la puissance anglaise jouait clairement contre les Bourbons, fournissant aux révolutionnaires des moyens, l’appui diplomatique et même la protection du pavillon anglais. Quant au territoire pontifical, les Piémontais ne se faisaient aucun scrupule de l’envahir. Les malheureux zouaves pontificaux, en majorité français, tentèrent de barrer la route du sud le long de l’Adriatique ; l’armée du général Cialdini, cinq fois plus nombreuse, les balaya à la bataille de Castelfidardo (18 septembre).
Le 19 août, les garibaldiens passèrent en Calabre. Les défenses napolitaines cédaient devant le nombre. François II quitta sa capitale le 6 septembre pour s’enfermer dans la place de Gaète. Le lendemain Garibaldi était accueilli en triomphe. Bombardée sans cesse par la flotte italienne de l’amiral Persano, la place de Gaète dut capituler le 13 février 1861. La forteresse de Civitella del Tronto dans les Abruzzes résista jusqu’au 8 août 1861.
L’exil des Bourbons
La cause napolitaine avec le passage du temps, le ralliement de l’opinion à la maison de Savoie et la coexistence nationale longue de plus d’environ cent cinquante ans, a perdu son symbole étatique mais elle n’a nullement disparu ; elle s’est transformée en « question méridionale ». La domination des Nordistes après l’annexion, les courants intenses d’émigration hors des villages ont développé dans les provinces napolitaines une tradition de rejet ou d’instrumentalisation de l’État ; une forte originalité transparaît dans les traits de comportements sociaux et dans les décalages des choix politiques. Aujourd’hui, dans l’ensemble italien devenu le cadre d’une nation, deux identités nationales hétérodoxes continuent de s’affirmer clairement : elles sont à Naples et à Palerme. La dynastie des Bourbons avait incarné l’identité napolitaine pendant un long moment d’histoire.