Ce pays dépendait de la couronne d’Aragon ; il était gouverné de loin par les conseils de Madrid, tandis que dans la ville de Naples réputée alors riche et riante ne résidait qu’un vice roi. Les revers de la puissance espagnole avaient fait passer ces domaines sous la tutelle de l’empire. Des vice-rois autrichiens étaient ainsi en charge à Naples et à Palerme depuis 1708. Or, il se trouva qu’en 1734, les circonstances stratégiques permirent au roi Philippe V d’Espagne de se revancher et de reconquérir les deux couronnes de Sicile et de Naples. Il en constitua une nouvelle entité politique, un royaume double, dit des Deux-Siciles, joignant deux couronnes qu’il attribua à son fils Charles, arrière-petit-fils de Louis XIV. C’était la première fois dans l’histoire que les royaumes méridionaux avaient leur propre souverain, résidant au milieu de ses sujets, avec des conseillers, un budget, une armée qui ne dépendaient pas de décisions lointaines prises dans une capitale étrangère. Les deux royaumes demeuraient distincts, chacun ayant son propre gouvernement. Cette union des souverainetés méridionales et d’une dynastie royale dura un peu plus d’un siècle et marqua profondément l’identité politique et sociale du Midi italien. Le roi Charles III régna à Naples jusqu’en 1759, où il passa sur le trône de Madrid. Son fils Ferdinand IV détint la couronne jusqu’en 1825 ; il eut le temps de laisser une empreinte dans le paysage campanien, lançant les fouilles d’Herculanum et Pompéi et construisant les palais de Capodimonte et Caserta. Il entreprit avec son ministre le juriste Bernardo Tanucci de réformer les institutions selon les idéaux contemporains du despotisme éclairé, c’est-à-dire en promouvant les droits de l’État au détriment des propriétés et des juridictions ecclésiastiques. Il renforça l’unité des douze provinces napolitaines, fonda une tradition royale, enracina dans le petit peuple des campagnes ou des quais de Naples un sentiment d’appartenance politique et de fidélité à sa collection de souverains.
Il y eut de 1734 à 1861 cinq princes sur le trône de Naples. Le cours de l’histoire leur fit affronter des épisodes catastrophiques de guerres et de révolutions, et dans leurs péripéties sanglantes, le dévouement du petit peuple à leur cause se révéla de façon spectaculaire. En quatre ou cinq moments tragiques, en 1799 et en 1806, en 1820 et en 1848, puis au-delà de 1860, des foules paysannes de Calabre et des Pouilles, de Basilicate et des Abruzzes se lancèrent éperdument à la défense des souverains napolitains. Peu de causes suscitèrent une fidélité aussi certaine, qui puisse en quelque sorte être vérifiée par l’épreuve des faits, au feu des événements, dans des instants de doute, de malheur et de mort.
Il faut dire que ce soutien populaire avait ses limites sociales, il contrastait avec l’indifférence, la défiance et parfois la haine des groupes privilégiés, soit une large frange de l’aristocratie et peut être la majorité de la bourgeoisie. Les fuites des rois hors de Naples en 1798 et 1806, puis la chute ultime de la dynastie en 1861 résultaient de l’opposition violente et constante d’une partie de l’opinion citadine acquise aux idéologies nouvelles venues de France, d’Angleterre ou de Piémont. À leurs yeux, la présence d’une famille régnante à Naples faisait obstacle aux espoirs et enthousiasmes suscités par la Révolution française puis, trois quarts de siècle plus tard, par le modèle d’une Italie unitaire. L’avènement de régimes nouveaux, l’avenir politique du pays supposaient donc la diabolisation et l’élimination de ces rois supposés despotiques. Les habitudes d’écriture de l’histoire selon les imageries de la Révolution puis du Risorgimento ont, bien sûr, continué d’accrocher aux Bourbons de Naples une réputation détestable de tyrans sots et cruels. Dans toute l’Italie, cette réputation fait figure de lieu commun, de vérité indiscutable ; elle est en effet nécessaire à la légitimité des régimes unitaires qui se sont succédé à la tête de la péninsule, soit la monarchie de la maison de Piémont-Savoie, le fascisme qui dura vingt ans et enfin l’actuelle république instaurée en 1946. Il n’y a finalement que peu de temps que la recherche historique, affranchie de ces engagements ou bien saisie des mauvaises consciences contemporaines, envisage avec plus de distance ou d’objectivité les étapes politiques du passé italien et peut se permettre désormais de tenter une critique du Risorgimento et de ses mythes patriotiques.
Ce fut à la fin de l’année 1798 que l’expansion révolutionnaire française vint à atteindre Naples. Devançant les décisions du Directoire, le général Championnet entrait en Campanie. Il balayait la résistance de la petite armée napolitaine et proclamait à Naples une république napolitaine ou parthénopéenne, une de ces « républiques sœurs » ou États fantoches que les Français tentaient d’implanter dans toute l’Italie en s’appuyant localement sur des groupes plus ou moins représentatifs de « jacobins », c’est-à-dire de notables partisans des nouveaux idéaux. Le roi Ferdinand IV et sa famille, embarqués le 21 décembre 1798 sur un navire anglais, avaient trouvé refuge à Palerme. Au cours du printemps 1799, des insurrections populaires contre les armées françaises et leurs ralliés surgissaient alors dans toute la péninsule. Dans les provinces napolitaines, le cardinal Fabrizio Ruffo prit la tête des révoltes paysannes de Calabre et des Pouilles. Sa troupe dite armée della Santa Fede, conduisant une véritable guerre sociale, reconquit le royaume, entra à Naples où le roi put revenir triomphalement le 9 juillet 1799.
En janvier 1806, ce fut l’extension de l’Empire napoléonien qui, derechef obligea le roi de Naples à chercher l’appui de la flotte anglaise et à s’exiler en Sicile. Joseph Bonaparte, frère de Napoléon, puis Murat, son beau-frère, devinrent d’éphémères souverains napolitains. Comme en 1799, l’invasion française se heurta à des soulèvements paysans. Les résistances, multipliées de 1806 à 1809, furent férocement écrasées par les généraux français Reynier, Masséna et Manhès. Au contraire, à Naples même, les élites avaient adhéré sans réserve au nouveau règne. Comme en 1799, le contraste était éclatant entre les fidélités populaires et les choix politiques des privilégiés. Si le pouvoir muratien ne dura que sept ans, il marqua cependant fortement les esprits. Aux notables, ce régime semblait légaliste et efficace ; chargé de gloire militaire, on le croyait durable. Il avait formé une nouvelle génération de militaires et de fonctionnaires qui demeurèrent en place, laissant chez beaucoup une nostalgie et des dévouements qui allaient bientôt nuire au prestige des Bourbons, revenus d’exil en juin 1815.
Des réseaux secrets de conspirateurs muratiens ou républicains – les fameux carbonari – se tissèrent alors de ville en ville, tandis qu’au contraire les campagnards donnaient la preuve de leur attachement aux Bourbons. Ce divorce put se reconnaître lors la tentative de retour de Murat à Pizzo Calabro ; son débarquement se heurta immédiatement aux attroupements populaires et finit par l’expéditive mise à mort du roi Murat (octobre 1815).
Quelques mois plus tard, le roi Ferdinand IV croyait pouvoir mettre fin aux deux traditions monarchiques différentes de Naples et de Sicile. Réunissant les deux couronnes en une seule, un royaume unitaire des Deux-Siciles fut institué en décembre 1816. Le roi prenait symboliquement un nouveau titre, se faisant appeler Ferdinand Ier. En fait, cette innovation allait contre le sentiment général des Siciliens. Très attachés à l’indépendance pluriséculaire de leur île, qui depuis les temps médiévaux avait toujours constitué un royaume particulier, ils ressentaient la tutelle des Napolitains comme une usurpation historique. Les années de séparation d’avec la péninsule, où l’île, de 1806 à 1815, avait pu maintenir sa liberté sous la protection des vaisseaux anglais et recevoir une constitution, avaient avivé ce particularisme sicilien.
En 1820, en 1837 et en 1848, les Siciliens se révoltèrent et essayèrent de faire sécession ; leurs tentatives ne furent brisées qu’au prix de durs combats remportés par les troupes envoyées d’urgence depuis le continent. Certes, ces entreprises de sécession étaient l’œuvre de notables, mais, à la différence des crises napolitaines, elles ne provoquaient pas en retour une contre révolution populaire. Ainsi, la version politique d’une couronne unique des Deux-Siciles révélait son artifice et sa fragilité. Ces défauts ne semblaient pas toutefois mettre en péril dans l’immédiat l’entité napolitaine. Les conspirations dans la capitale et les expéditions de révolutionnaires étrangers continuaient de se heurter à la relative efficacité des forces armées royales et à la fidélité populaire. Des débarquements subversifs en Calabre en juin 1848 et en juin 1857 aboutirent chaque fois à des échecs rapides et sanglants. Le roi Ferdinand II, au pouvoir depuis novembre 1830, avait fait face résolument à tous les troubles ; il vint à mourir le 22 mai 1859. Le trône revenait à François II, âgé de vingt-quatre ans. Ce jeune prince allait être aussitôt confronté au plus violent épisode dans la chronique de l’unité italienne, au plus vaste élan utopique embrasant les opinions de la péninsule.
Le 11 mai 1860, une troupe de plus d’un millier de volontaires révolutionnaires bien armés et encadrés, conduits par Garibaldi, extraordinaire agitateur charismatique, débarquait à Marsala, à l’ouest de la Sicile. Cette expédition était possible grâce aux énormes moyens, en argent et en hommes, engagés par les Piémontais. Le débarquement bénéficiait de facilités maritimes exceptionnelles : la protection de navires anglais et l’absence de la flotte napolitaine dont tous les capitaines de vaisseau chargés de la défense de cette part précise de l’île étaient acquis à la subversion. Les régiments d’infanterie se battirent courageusement mais furent dépassés par l’ampleur des renforts piémontais ; la Sicile fut conquise en trois mois.
Selon un adage politique napolitain, le royaume était protégé par l’eau salée à l’ouest, et au nord par l’eau bénite, c’est-à-dire par la flotte anglaise au large et par le territoire de l’État de l’Église. Ces deux remparts venaient maintenant à manquer. L’Angleterre, qui pendant les guerres napoléoniennes avait protégé la dynastie, avait changé de camp. Les officiers anglais avaient toujours un peu méprisé cet allié d’occasion, descendant de Louis XIV, papiste, pauvre et avide de secours. Surtout, la répression des révoltes siciliennes avait eu des échos désastreux dans l’opinion publique anglaise ; une campagne de presse, menée personnellement par Gladstone, s’était appliquée à discréditer la famille royale napolitaine. En 1860, la puissance anglaise jouait clairement contre les Bourbons, fournissant aux révolutionnaires des moyens, l’appui diplomatique et même la protection du pavillon anglais. Quant au territoire pontifical, les Piémontais ne se faisaient aucun scrupule de l’envahir. Les malheureux zouaves pontificaux, en majorité français, tentèrent de barrer la route du sud le long de l’Adriatique ; l’armée du général Cialdini, cinq fois plus nombreuse, les balaya à la bataille de Castelfidardo (18 septembre).
Le 19 août, les garibaldiens passèrent en Calabre. Les défenses napolitaines cédaient devant le nombre. François II quitta sa capitale le 6 septembre pour s’enfermer dans la place de Gaète. Le lendemain Garibaldi était accueilli en triomphe. Bombardée sans cesse par la flotte italienne de l’amiral Persano, la place de Gaète dut capituler le 13 février 1861. La forteresse de Civitella del Tronto dans les Abruzzes résista jusqu’au 8 août 1861.
François II, transporté par un navire français, trouva refuge à Rome. Le gouvernement bourbonien en exil fut alors établi au palais Farnèse. Il restait plus ou moins en relation avec les résistants paysans qui continuaient de se battre contre les Nordistes. Comme les révolutionnaires français jadis, les autorités unitaires ne reconnaissaient pas cette chouannerie comme une guerre. Elles l’appelaient « brigandage » et mettaient en œuvre une répression féroce d’incendies de hameaux et d’exécutions collectives. Cent vingt mille hommes y étaient employés ; deux mille cinq cents « brigands » pour le moins furent passés par les armes, sans que les journaux en parlent, sans que les chancelleries protestent, dans l’indifférence totale des opinions libérales pour des paysans frustes et réactionnaires. Les historiens marxistes les ont redécouverts et les ont rangés dans les tiroirs d’une « lutte des classes primitive » et de l’aveuglement populiste. Cette résistance longue et cruelle se poursuivait encore en 1870. En septembre 1870, la conquête de Rome par les Piémontais obligea les Bourbons de Naples à un nouvel exil, cette fois en Trentin, qui était alors sous souveraineté autrichienne. François II y mourut, à Bagni d’Arco, en 1894.
La cause napolitaine avec le passage du temps, le ralliement de l’opinion à la maison de Savoie et la coexistence nationale longue de plus d’environ cent cinquante ans, a perdu son symbole étatique mais elle n’a nullement disparu ; elle s’est transformée en « question méridionale ». La domination des Nordistes après l’annexion, les courants intenses d’émigration hors des villages ont développé dans les provinces napolitaines une tradition de rejet ou d’instrumentalisation de l’État ; une forte originalité transparaît dans les traits de comportements sociaux et dans les décalages des choix politiques. Aujourd’hui, dans l’ensemble italien devenu le cadre d’une nation, deux identités nationales hétérodoxes continuent de s’affirmer clairement : elles sont à Naples et à Palerme. La dynastie des Bourbons avait incarné l’identité napolitaine pendant un long moment d’histoire.