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Les Angevins à Naples, naissance d’une capitale

Jacques Heers
Ancien professeur de l' université Paris IV-Sorbonne
Néapolis, ville nouvelle fondée par des colons grecs au VIe siècle avant notre ère, restait encore imprégnée de culture hellénique lorsqu’elle devint, à l’époque romaine, la plaisante ville chantée par Horace et Virgile. Le christianisme s’y développa précocement, comme l’atteste la présence des catacombes de San Gaudioso et du baptistère du duomo, mais lors de la chute de l’empire, les Napolitains se rallièrent en nombre au parti des Goths et s’attirèrent les foudres de Bélisaire en 536. Reprise un temps par les Goths de Totila, elle revint enfin à Byzance en 553 et resta sous le contrôle de l’exarchat de Ravenne. Elle résista longtemps aux assauts des Lombards, mais finit par succomber pour devenir peu de temps après, en 1077, vassale des Normands. Dès cette époque, Naples sortit de sa torpeur pour redevenir une brillante capitale culturelle, mouvement qui ne fit que se confirmer quand l’empereur Frédéric II, qui avait succédé aux Normands, lui accorda en 1224 le droit de fonder une université. Mais, comme nous l’explique ici Jacques Heers, auteur notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990), c’est surtout sous la dynastie angevine que la ville prit son essor et acquit les traits de caractère que nous connaissons encore aujourd’hui…

La conquête angevine

Naples fut certainement l’une des toutes premières et des plus brillantes villes de cour d’Occident. Fruit d’une conquête armée, elle demeura française pendant près de deux cents ans, de 1260 à 1440 environ, complètement transformée, embellie et anoblie par une extraordinaire floraison de monuments et de considérables réalisations urbanistiques.

Dixième enfant du roi de France Louis VIII et de Blanche de Castille, frère cadet de Saint Louis, Charles, déjà duc d’Anjou et comte du Maine par ses apanages, comte de Provence et de Forcalquier par son mariage, fut couronné à Rome roi de Naples et de Sicile par le pape français Urbain IV. Il lui fallait encore arracher son royaume des mains des héritiers de l’empereur Frédéric II. Il le fit grâce à deux victoires successives, en 1266 à Bénévent contre l’armée de Manfred, fils bâtard de Frédéric, et en 1268 à Tagliacozzo contre le très jeune Conrad.

Si la sanglante révolte de 1282, connue sous le nom des « Vêpres siciliennes », suscitée par le roi Pierre III d’Aragon, gendre de Manfred, chassa les Français de Palerme et de Sicile, Charles Ier puis ses successeurs, les rois et les reines angevins ont, malgré plusieurs graves crises de succession et guerres civiles, gardé Naples jusqu’en 1442, date où le dernier de ces Angevins, le roi René, abandonna la ville aux Aragonais d’Alphonse le Magnanime.

Le renouveau urbain

Alors qu’elle avait été quelque peu délaissée par Frédéric II qui tenait sa cour et son gouvernement à Palerme, sous Charles Ier et sous ses deux descendants directs, Charles II (1285-1309) et Robert (1309-1343), Naples devint une magnifique ville royale, un foyer de vie artistique et littéraire modèle du genre, qui pouvait le disputer à Rome elle-même. Durant soixante années, Naples ne fut plus qu’un immense chantier de constructions. Roi conquérant, Charles Ier fit aussitôt renforcer les murailles des deux forteresses dressées aux temps des Normands : à l’est, le Castel Capuano, à cheval sur les murs d’enceinte près de la Porte de Capoue au débouché de l’ancien decumanus, et à l’ouest, le Castel dell’ovo, sur le front de mer, dressé sur un promontoire étroit. Le roi n’y habitait pas et fit construire en toute hâte, plus près de la ville, dans un quartier salubre, le Castel Nuovo. Œuvre du maître français Pierre de Chaule, commencé en 1279 et occupé par les offices et la cour dès 1282 alors que ni le gros œuvre ni les aménagements intérieurs n’étaient achevés, cette énorme forteresse, que les habitants subjugués appelèrent aussitôt le Maschio Angioino, écrasait tout le voisinage de ses hauts murs et de ses sept grosses tours protégées par de larges fossés.

La société

À l’installation des Angevins, Naples ne connaissait d’autre structure que des sociétés de quartiers, les platee, tocchi, sedili ou seggi, soumises chacune à une famille de nobles. Tenir la ville impliquait de mettre fin à ce compartimentage poussé, ici et là, jusqu’à l’absurde. Ce ne fut pas mince affaire mais la détermination des souverains l’emporta. Les cellules nobles, nœuds de résistance aux changements, une trentaine à l’arrivée de Charles Ier, n’étaient plus que seize sous Charles II et seulement cinq lorsque Robert, exaspéré par les actes de violence et les vendettas qui opposaient sans cesse les seggi les uns aux autres, obligea les plus faibles à s’agréger aux autres. Ces seggi, désormais garants de la paix civile, veillaient au bon ravitaillement de la cité ; ils faisaient garder les grains dans les fosse el grano et l’huile dans les cisterne dell’olio ; ils contrôlaient les vendeurs de comestibles, astreints à respecter les Capitoli del ben vivere ; ils percevaient les gabelles, gouvernaient les œuvres de bienfaisance et prenaient en charge la conservation des archives. Les chefs des seggi tenaient leurs assemblées dans de petits bâtiments, centres de concertations et de décisions. Tous ont disparu mais les textes de l’époque et, bien plus tard, nombre de lithographies en donnent de bonnes images. C’étaient des édifices de plan carré, ouverts sur la voie publique de chaque côté, coiffés d’une coupole, portant les armes du seggio et souvent ornés de belles fresques et de figures sculptées. Sans changer vraiment de visage, Naples devint plus policée, mieux tenue en mains. Robert réussit même à dégager et orner une belle place royale.

Naples devient un grand port

Naples ne disposait pas encore d’un vrai port. Le front de mer, très étendu et fort diversifié, coupé de toutes sortes d’accidents, n’offrait, comme d’ailleurs de très nombreuses villes maritimes de l’époque, qu’une suite de plages et d’échelles, lieux d’ancrages peu sûrs sans liens les uns avec les autres, bordés seulement par des tronçons de route, encombrés de dépôts de toutes sortes, de petits chantiers, d’ateliers de corderie et de fours à biscuits. En quelques décennies, de 1300 à 1340, les Angevins ont fait de leur nouveau port l’un des tout premiers de la Méditerranée. Les maîtres maçons napolitains ont construit deux môles et deux arsenaux ; ils ont aménagé les accès et réalisé une belle urbanisation des secteurs proches de la mer. Les entrepôts de bois et les enclos à ciel ouvert ont laissé la place à de solides et imposants immeubles où s’installèrent les Génois, les Vénitiens, Marseillais et Provençaux, Flamands même, qui pouvaient y accueillir leurs marins et leurs marchands, y installer leurs bureaux, garder leurs balances et leurs poids. Ces « loges » des marchands, régulièrement alignées, ainsi sévèrement contrôlées par le fisc royal, composaient un décor dont aucun port d’Occident ne pouvait encore s’enorgueillir. Sous Charles II, la grande rue littorale était achevée et des voies plus ou moins rectilignes joignaient les portes de l’enceinte aux débarcadères. C’est alors que la notion de voie publique s’est peu à peu imposée : ces voies canalisaient de lourds trafics ; il a fallu les surimposer à un inextricable réseau de venelles ou, tant bien que mal, élargir quelques rues déjà en place. En tout cas, Naples, « la populeuse », capitale d’un vaste royaume, marché de consommation considérable, grand port d’exportation des grains et des vins de Campanie, s’est imposée comme une escale privilégiée sur les routes de la Méditerranée : la botte de Naples était alors une unité de mesure commune pour les vins en de nombreuses cités marchandes d’Italie et d’Espagne.

Naissance d’une ville aristocratique

La ville de cour ne s’est pas insérée dans le tissu très compact et encore peu ouvert, peu accessible aux cavaliers et aux voitures, de la ville ancienne. Elle s’en est délibérément écartée. Non loin du rivage, à partir du Castel Nuovo qui s’entourait d’un parc et de jardins agrémentés de fontaines, de grottes et de cages pour oiseaux exotiques, s’est développée, à l’ouest de l’enceinte citadine, une agglomération toute nouvelle et, bien sûr, toute différente, embellie par les palais des princes angevins et de leurs familiers, par les hôtels de l’administration et de la fiscalité royales. Le centre de ce nouvel et prestigieux urbanisme, exceptionnel pour l’époque, était la Corte del Vicario, le tribunal royal construit dans les années 1308-1310, place où avaient ordinairement lieu les joutes et les tournois, les cavalcades et les parades des cavaliers. Tout à côté, se dressait un ensemble monumental imposant, unique en son genre, propre, comme le Maschio Angioino que l’on ne perdait pas de vue, à frapper l’imagination et inspirer révérence : la Chambre des Maîtres des Comptes, la Cour de l’Amiral, les Archives royales et les Écuries du roi Robert.

Les premiers hôtels des princes datent de Charles II qui y établit plusieurs de ses fils – il eut douze enfants. Philippe d’Anjou, prince de Tarente, qui s’était d’abord logé, en 1295, dans un vieux palais de la via Tribunali de l’ancienne cité, se fit construire, en 1303, par le maître français Pierre d’Angicourt, l’hôtel Tarentino. Les deux plus jeunes fils, Giovanni et Pietro, occupaient l’hôtel Durazzesco, à l’ouest du Castel Nuovo et, enfin, Raimond Bérenger eut un autre palais situé entre le Castel Nuovo et le Castel dell’Ovo. On édifia aussi un nombre toujours plus grands de belles résidences, per comodo de’cortigiazni, reflets et témoins d’une vie de cour brillante et d’une administration qui multipliait, de règne en règne, ses bureaux : pour Niccolo secrétaire du roi, pour Raimondo de Cabannio maître des cuisines, esclave maure affranchi, anobli et maître d’une belle fortune ; et encore, en 1370, pour Raimondo d’Allegno et Jacopo Arcucci camériers, pour Alferello di Capri et Poderico Petrella.

D’innombrables églises…

Sous tous les rois angevins, de Charles Ier à la reine Jeanne II, petite-fille de Robert, Naples s’est couverte de nouvelles églises, toutes ou presque toutes étroitement insérées dans le tissu de la vieille ville. En effet la victoire que les Angevins avaient remportée sur les troupes germaniques avait été ressentie comme un don du ciel, un véritable miracle. C’est alors que l’on fit de saint Janvier le patron de Naples et de la famille royale, lui qui avait été au IIIe siècle évêque de Bénévent, ville où fut écrasée l’armée de Manfred en 1266. L’appui de l’Église et l’alliance avec Rome ne se sont jamais démentis. Charles était sénateur de Rome et les rois de Naples, à la tête de leurs armées, sont régulièrement venus à l’aide de la papauté en Italie.

Sous Charles Ier, les fondations d’églises marquent la détermination du roi et de ses familiers de rendre grâce à ceux qui, lors de la guerre de conquête, avaient prié pour eux. Les franciscains s’établirent à San Lorenzo Maggiore et à Santa Maria la Nova. Trois chevaliers français, sur un terrain proche de la Porte neuve cédé par le roi, firent construire Sant’Eligio, église flanquée d’un hospice pour les pauvres et les malades. Le monastère de Santa Maria del Realvalle, œuvre du maître français Gauthier d’Asson, fut spécialement dédié à la commémoration de la victoire de Bénévent.

et monastères…

Au temps de Charles II, la famille royale connut dans tout l’Occident chrétien une vraie réputation de piété, de ferveur religieuse et même de sainteté. La reine Marie était la petite fille de sainte Élisabeth de Hongrie, fondatrice du grand hôpital de Marburg. Le souvenir de saint Louis, la vie édifiante du fils aîné du couple royal, Louis, franciscain, évêque de Toulouse, qui fut canonisé dès 1317, les liens étroits avec les franciscains, imposaient une image sacrée de la dynastie. Le roi Charles, lui-même auteur d’un livre de dévotion, avait fait exécuter, de 1304 à 1306, par Godefroy et Guillaume de Vézelay, l’imbusto, grand reliquaire de saint Janvier. Sa politique et ses dons s’appliquèrent à transformer et agrandir plusieurs églises pour en faire de grands temples tels d’abord San Domenico et la nouvelle cathédrale consacrée à la Vierge. Les travaux de l’église et du couvent de San Pietro Martire (Pietro di Verona) dominicain, ennemi des hérétiques, mort en 1252 et canonisé par Innocent IV, furent financés par les biens confisqués aux hérétiques, en fait aux chevaliers allemands qui avaient combattu les Angevins. Les dominicains reçurent aussi San Pietro a Castello et les ermites de saint Augustin San Agostino alla Zecca. L’église de San Lorenzo, enfin, fut élevée sur un terrain occupé par de petites boutiques, œuvre elle aussi de maîtres français, qui devait accueillir les premiers monuments funéraires de la famille royale et de ses proches. À l’emplacement de l’ancien monastère damianita di Santa Maria, détruit par un incendie en 1298, la reine Marie fit reconstruire une nouvelle église, Santa Maria Donna Regina, temple monumental.

L’œuvre maîtresse du temps de Robert et de la reine Sancha, est Santa Chiara, couvent franciscain et église consacrés à saint Louis de Toulouse, frère du roi, dont les reliques furent gardées dans le sanctuaire. Dans le même temps, la reine fit édifier un couvent de clarisses et trois monastères : Santa Maria Egiziana, Santa Croce et Santa Maria di Magdala. Par la suite, les constructions se firent certes plus rares mais deux règnes se sont encore illustrés par de remarquables réalisations : celui de Jeanne Ière (1343-1381) par l’Incoronata où fut célébré son mariage avec Louis de Tarente, et celui de Ladislas (1399-1414) par San Giovanni a Carbonara, magnifique sanctuaire, où l’on peut, aujourd’hui encore, voir les grands tombeaux de Ladislas, de Jeanne II et de son conseiller et amant, Gianni Caracciolo.

La Renaissance napolitaine

Cette cour de Naples demeura tout au long des règnes l’un des grands foyers culturels, un des plus actifs centres de création artistique et littéraire de l’Occident. Charles Ier déjà y amenait à sa suite des Français. Ses successeurs en appelèrent d’autres : poètes, conteurs, juristes et clercs, architectes, peintres et sculpteurs. Adam de la Halle vint d’Arras s’établir à Naples en 1283 et y résida jusqu’à sa mort, en 1288 ; il y fit maintes fois représenter le Jeu de Robin et Marion et commença même à composer un poème épique à la gloire de la dynastie angevine, La Chanson du roi de Sicile. C’est pourquoi les familles nobles donnaient les noms de Robin, Marion et Péronnelle à leurs enfants. Sont aussi venus à la cour des Angevins des artistes et écrivains de Rome et de Toscane, protégés par le prince. Simone Martini, installé en 1315, y peint une Vie de saint Louis de Toulouse où le roi Robert reçoit la couronne royale des mains de son frère. Deux ans plus tard, Simone fut fait chevalier de la cour. Giotto a travaillé pendant quatre ans, de 1329 à 1333, sur trois chantiers du roi, lui aussi comblé d’honneurs. De même pour les lettres : le roi Robert fut couronné « prince des poètes » par Pétrarque. Boccace vécut de longues années à Naples, de 1327 à 1341. Il y fréquentait assidûment la cour et y écrivit plusieurs nouvelles du Decameron ; toute sa vie il n’a cessé d’intriguer pour y retourner et y obtenir un grand office de cour. Francesco Laurana sculpteur, auteur en 1444, du magnifique portail du Castel Nuovo, du temps des Aragonais, fut accueilli à la cour du roi René à Aix-en-Provence et en Avignon. Il y vécut dix années, chargé de nombreuses commandes, dont le Portement de Croix qui se trouve aujourd’hui à Saint-Didier d’Avignon, et le tombeau de Jean Cossa, maintenant à Sainte-Marthe de Tarascon. De telle sorte que l’art italien, que nous appelons « Renaissant », s’est formé non à Florence et à Sienne mais principalement dans cette ville de cour. Et que l’installation des premiers artistes italiens de cette « Renaissance » date, non de François Ier et de Léonard de Vinci, mais bien de René et des Angevins de Naples, un demi-siècle plus tôt.

En 1442, Alphonse V d’Aragon, qui avait été un temps désigné comme héritier par la reine Jeanne II, se couronna roi de Naples. La ville brilla d’une intense vie intellectuelle : fécondée par l’arrivée massive de Byzantins réfugiés après la chute de Constantinople, elle rivalise alors avec la Florence de Laurent le Magnifique mais, en 1503, Naples devient possession des Bourbons d’Espagne dont les vice-rois imposent pour deux siècles une autorité austère étrangère à l’esprit napolitain. Il faudra attendre l’arrivée des Bourbons en 1734, pour que la vie napolitaine retrouve tout son éclat…

Jacques Heers
mars 2003

  Bibliographie

Yves Renouard (nouvelle édition par Philippe Braunstein)
Les villes d'Italie de la fin du Xe siècle au début du XIVe siècle.t.1: Naples, Amalfi, Gaète, Salerne et Sorrente.
SEDES, Nouvelle édition, 1969
Georges Vallet
Nous partons pour Naples et l'Italie du Sud.
PUF, Paris,
E.G. Léonard
Les Angevins de Naples.
, Paris, 1954
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