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Le Veda. La parole sacrée des brahmanes

Michel Angot
Membre du Centre d'Études de l'Inde et de l'Asie du sud de l'INALCO Professeur de sanskrit Expert des systèmes philosophiques et religieux de l’Inde ancienne et de l'Asie indianisée

Que le Feu et les Feux nous donnent le bonheur

que le Soleil pour nous réchauffe le bonheur

que le Vent vente pour nous le bonheur; protection!

(RS VIII.18.8)

Dans "l'Inde ancienne", il y a ceux qui tiennent parole et sont tenus par la parole: ce sont les brahmanes qui disent le Véda. De l’autre côté, il y a ceux qui retiennent leur parole et sont tenus par le silence: ce sont les yogins. Les uns sont installés dans le monde qu'ils cherchent à fortifier et reproduire, ils ouvrent les yeux sur lui et leur plénitude est du côté de la pluralité. Les autres fuient le monde, ils ferment les yeux et leur plénitude penche vers la vacuité. Il y eut aussi bien des compromis entre la parole et le silence. Ici nous allons présenter le Véda, la parole sacrée des brahmanes devenue récemment un des textes où s'alimente, non sans difficultés, l'identité de l'Inde.

Le Véda, la parole sacrée des brahmanes

Chacun des termes de cette définition doit être apprécié:
Le Véda est parole:
Ce fait est essentiel. Le Véda fut composé dans sa grande majorité avant l'introduction de l'écriture en Asie du Sud; la diffusion de l'écriture dans les siècles qui précèdent notre ère n'a pas entraîné l'adhésion des brahmanes, la classe intellectuelle dont les membres ont toujours tenu pour l'efficacité de la parole, et éminemment de la parole védique. Composée oralement, la parole védique, partie essentielle de la tradition brahmanique, s'est transmise oralement. Le Véda doit être récité et non lu : réciter du Véda, c'est faire un acte de parole, non un acte de lecture. Le Véda était la somme potentielle de tous les événements linguistiques auxquels il donnait lieu. Il s'actualisait dans des actes de parole et ceux-ci étaient alimentés par les mémoires des brahmanes où chaque fragment avait été déposé. Cet émiettement pratique n'empêchait pas d'imaginer un Véda indivis, source unique et silencieuse du flot de la parole dispersée. Cette distinction entre l'unicité de la source et sa dispersion appartient au Véda lui-même.
Le Véda est sacré:
le mot sacré doit s’entendre ici comme 'mis à l'écart', 'réservé', 'tabou'. C'est par le terme brahman que cette dimension sacrée est exprimée. La somme d'interdits qui pèsent sur le Véda (c'est-à-dire sur sa récitation) est impressionnante : outre certaines personnes, certains lieux et temps sont prohibés par principe.
Voici quelques-uns des interdits qui pèsent sur la récitation du Véda selon le Vâsishta-Dharma-Shâstra : on ne doit pas réciter "en courant, là où il y a des mauvaises odeurs, dans un lieu stérile, monté sur un arbre, dans un bateau, à l'armée, après avoir mangé quand on a les mains humides, quand on entend de la musique, au quatrième jour [du mois lunaire], à la nouvelle lune, le huitième jour de la quinzaine sombre, auprès d'un guru, le pied étendu, dans la nuit où l'on a pratiqué le coït, avec le vêtement qu'on portait durant le coït, à moins qu'il n'ait été lavé, quand on a vomi, uriné, déféqué, quand on entend les sâman (cf. § 13), avant d'avoir digéré, quand tombe la foudre...". En fait, il était plus sacré que saint c'est-à-dire vénéré. Ce sacré est aussi proche du secret bien que le Véda ait été plus initiatique que ésotérique; la transmission du Véda fait l'objet d'autres interdits. En pratique son accès complet était réservé à une classe d'hommes statutairement définis.
Cette littérature sacrée (en réalité cette "parole sacrée") était celle des brahmanes :
cette classe d'hommes formait une toute petite minorité au sein des populations d'autant que les femmes, y compris les épouses, n'avaient pas le droit de la réciter ou même de la en connaître, ce qui ne veut pas dire qu'elles devaient demeurer ignorantes. Les descendants de ceux qui avaient composé le Véda dans l'antiquité (peut-être à partir de 1500 avant notre ère) l'ont ensuite étudié et transmis de père en fils.
Les brahmanes avaient le monopole de la totalité du Véda : eux seuls pouvaient (devaient: c'était leur dû comme devoir et comme dette) l'entendre, le dire et l'enseigner ; eux seuls étaient des hommes complets parce qu'ils avaient complètement accès au Véda. En pratique, la plus grande majorité des peuples d'Asie du sud où vivaient les brahmanes n'entendaient pas le Véda et ne devaient pas l'entendre. Mais ces peuples reconnaissaient aux brahmanes une certaine précellence car ceux-ci ne pouvaient tirer leur subsistance que des dons qu'ils recevaient et de la rétribution de leurs services cognitifs. Simultanément, les brahmanes n'ont jamais eu le monopole du religieux : chaque maître de maison, quel que soit son statut, encore aujourd'hui, est son propre prêtre et officie en tant que tel dans sa maison. Le temple n'est pas, tel une église, le lieu du peuple rassemblé pour la liturgie mais la maison privée d'un dieu et de toute façon il n'y a aucun temple à l'époque du Véda (les premiers datent du Ve siècle peut-être). Les brahmanes sont ceux à qui leur statut impose d'être les lieux de mémoire où du Véda est entreposé, des instruments qui transforment cette mémoire en parole et les passeurs de cette parole à leurs fils ou à ceux qu'ils adoptent pour ce faire. Ils s'en font les conservateurs, les récitants, les utilisateurs et les passeurs. Ils n'ont pas à le comprendre intellectuellement. Le Véda est la source silencieuse déposée dans les mémoires du flot de paroles des brahmanes et ceux-ci, en récitant, manifestent leur statut qui est de pouvoir rembourser personnellement la dette de l'humanité envers le Véda, la Connaissance principielle. Tel est la dette qui alimente leur dû, fonde leur devoir, leur savoir et leur statut.

Les noms du Véda
En vérité, il n'y a pas de nom propre à l'ensemble de cette parole sacrée.
Véda est l'un des multiples noms qui lui fut attribué et celui qui aujourd'hui est demeuré le plus vivant bien que les parties tenues pour les plus sacrées (la Rik-Samhitâ 'collection des strophes'= RS) ne se connaissent pas en tant que Véda. Au singulier, Véda se réfère à la connaissance principielle ; mais longtemps a prévalu le pluriel, les Védas, tant était vif le sentiment de la singularité... de chacune de ses parties. Si le Véda est le savoir par excellence, la racine VID- dont on fait Véda se retrouve dans le latin VID-eo 'voir' et cela illustre le fait que ce savoir est d'abord sensible avant que d'être intellectuel ou doctrinal. Ceux qui recherchent une vérité doctrinale, le sens du monde, une morale autre ou supérieure, une philosophie etc., seront déçus par le Véda qui s'adresse avant tout à l'ouïe, à l'âme poétique, éventuellement à l'esprit qui veut pénétrer le rite. Les quelques exceptions Oupanishadiques, bien relatives, ne changent rien.
Comme Véda, chacun des autres noms utilisés pour désigner cette parole principielle en note un aspect particulier.
– Parmi les noms les plus importants, citons brahman, un mot neutre qui valait à propos des strophes les plus mystérieuses et énigmatiques, celles que devaient composer les poètes dans les concours où les meilleurs d'entre eux s'affrontaient publiquement.
Certains hymnes sont des collections de ces énigmes, ainsi RS I.164 dont voici trois strophes :
"Moi simple d'esprit, moi qui ne sais pas, je demande en pensée
«Où sont ici les traces cachées des dieux?»
Les voyants ont tendu sept fils sur le veau d'un an, afin de tisser.

Ne comprenant pas, j'interroge les voyants
eux qui comprennent, afin de savoir, moi qui ne sais pas.
Celui qui disjoignit et étaya ces six espaces,
quel est donc cet Un qui a la forme du non-né.

Qu'il nous le dise ici, celui qui connaît le séjour caché de ce précieux oiseau!
Les vaches donnent leur lait par sa tête,
et revêtues d'un voile, elles boivent l'eau par son pied"
(RS I.164.5-7)
Vers mystérieux, devinettes, énigmes de sphinx : laissons à chacun la liberté de les interpréter. Ce mot brahman, d'étymologie discutée, désignait donc un acte de parole sacrée ; c'est lui qui est à l'origine du nom des brahmanes, la classe sacerdotale, les spécialistes du sacré linguistique. À l'extrême fin de la période védique (entre 500 avant notre ère et le début de notre ère), c'est ce terme qui a désigné l'absolu, non plus un fait de parole mais ce dont parle la parole et que la parole n'atteint pas.
Bien plus tard ce brahman-absolu a encore fait l'objet des spéculations philosophiques et théologiques. La liaison entre l'absolu et la parole sacrée est demeurée au cœur des représentations brahmaniques.
Aujourd'hui le mot brahman est surtout ressenti dans sa référence à l'absolu, mais la notion s'est sécularisée et s'est beaucoup éloignée de la parole.
Si on se limite au Véda des hymnes, la Rik-Samhitâ, brahman est un mot qui est l'objet singulier ou pluriel de verbes signifiant "composer", "faire", "réciter" et ce sont les kavi 'poètes inspirés' qui doivent composer les brahman. Les étudiants en Véda se nommaient brahmacârin '[qui] fréquentent le brahman', c.-à-d. le Véda. Là aussi le terme a évolué pour désigner, dès l'Antiquité, ce qui accompagnait cette fréquentation, à savoir la continence.
– Un autre nom est shruti, littéralement 'audition'; le terme signale d'abord le caractère sonore du Véda. Une légende tenace et largement répandue (mais extérieure au Véda), fait des rishi*1 les prophètes exaltés qui ont entendu ces sons primordiaux ; le nom de ces prophètes est rapporté arbitrairement à une racine verbale qui signifie 'voir' si bien que les poètes sont des "voyants" qui n'ont pas composé les hymnes mais les ont vus. Ils ont "vu" la parole qu'ils ont transformée en mots. Il y a toujours eu un conflit latent entre l'activité poétique rapportée par le Véda à propos des kavi*1 'poètes' et le caractère passif des rishi qui ne font que voir et recevoir une parole qui ne leur appartient pas ; certes c'est une conception extra-védique, mais elle était et demeure très populaire : les rishi ont toujours joui d'un immense prestige populaire même si les textes les plus anciens ne vont pas dans ce sens. Leur prestige a survécu au Véda et ce sont des rishi qui ont perçu les autres révélations dont est ponctuée l'histoire religieuse indienne. Par ailleurs, le mot shruti sert dans les textes philosophiques à désigner le Véda quand on s'y réfère pour étayer ou justifier un argument. L'importance de cet emploi du mot shruti tient à ce que, depuis longtemps, on écoute plus ce que l'on dit à propos du Véda que le Véda lui-même. Enfin le Véda a été conçu comme Révélation et c'est par le mot shruti qu'on a signifié le fait si bien que la traduction reçue, mais non littérale, de shruti est "Révélation". Le terme est alors opposé à smriti – littéralement 'mémoire' –, mot qui désigne les traités d'origine humaine, attribués chacun à quelque sage, traités dont la dignité est moindre que celle du Véda. C'est la référence commune à la Shruti et à la Smriti qui définit l'orthodoxie brahmanique : est "orthodoxe" n'importe quelle idée ou pratique qu'on peut rapporter, même incidemment, à cet ensemble (considérable quantitativement).
Un autre mot est âgama; littéralement 'ce qui vient à [moi]', la Tradition. La connaissance védique n'est pas ce qui vient de moi, mais ce qui vient à moi. En pratique cette attitude, largement partagée puis justifiée, pose la connaissance comme précédant le connaisseur ; celui-ci ne produit pas la connaissance mais l'accueille, plutôt passivement. Le connaisseur c'est celui qui prépare son esprit à recevoir sous la forme d'un événement cognitif une connaissance préconstituée.
Cette attitude explique l'importance du genre littéraire et philosophique du bhâshya 'commentaire': puisqu'il n'y a, par principe, rien de nouveau sous le soleil, les auteurs commentent sans relâche l'âgama, la connaissance qui vient à moi, celle dont un sage inspiré a eu la vision. Elle explique aussi pourquoi, parmi les moyens de connaissance, les brahmanes ont valorisé la perception sensorielle : puisque le Véda préexiste au connaisseur, au même titre que le ciel, les arbres et les autres objets naturels, il est appelé à être perçu.
D'une certaine manière, selon le point de vue des brahmanes, le Véda appartient au champ de la nature et non à celui de la culture.
Shâstra est le mot principal qu'utilisent les traités d'exégèse pour désigner le Véda. Shâstra signale que la matière du traité est digne d'être objet d'enseignement et note donc le caractère injonctif du Véda. Ce fait a une importance capitale parce que pas plus que l'homme (même le brahmane) est source de connaissance, il n'est source de valeur. On connaît la 'conscience' mais elle n'est pas de nature morale (en fait les notions de morale et d'éthique sont inconnues anciennement); ni le bien ni le bon ne sont naturellement disposés au cœur des hommes; c'est le Véda qui, de l'extérieur, dit ce qu'il est bien de faire, ce qu'il est mal de faire. C'est la conséquence du fait que la connaissance vient à nous mais ne vient pas de nous. Le Véda ne dit d'ailleurs pas ce qu'est le bien ou le mal, il dit seulement qu'il faut faire ça et qu'il ne faut pas faire ceci. Les injonctions et prohibitions contenues dans le Véda, comparées aux commandements bibliques, montrent l'absence de toute dimension morale dans le Véda. Le savoir qu'est le Véda est donc un savoir-faire et non un savoir-être : le shâstra ordonne seulement le bien-faire en direction du bien-être mondain. Par ailleurs, le fait que la société brahmanique, quand elle se réfléchit et se définit par les brahmanes, ignore l'homme (on n'est pas un homme, mais un brahmane, un guerrier, etc.) a empêché l'émergence du bien en soi: ce qu'il est bien de faire pour un brahmane, c'est ce qu'un guerrier ne doit pas faire, etc. Le bien faire est dépendant du groupe auquel on appartient. L'idée d'un bien universel est étrangère au Véda et les valeurs universelles proviennent du Yoga, l'autre source de la "civilisation indienne".
Cette situation ancienne a évolué, même si les brahmanes ont fait de la permanence de la société et du Véda un objet obligé de leur savoir: cela n'a évidemment pas empêché l'évolution de la dite société; la permanence est un simple motif idéologique et il n'y a pas lieu de penser que la société au sein de laquelle s'est élaborée cette réflexion ait moins évolué que les autres. De même pour véda, shruti, brahman, âgama, shâstra, âmnâya, etc.: ces différents termes reflètent quelques uns des différents (successifs et simultanés) regards portés sur le Véda. Tout au long de l'histoire, l'objet Véda a donc été diversement conçu, étudié, valorisé.
Le "destin du Véda dans l'Inde" : cette expression de L. Renou laisse imaginer cette diversité des approches et cela n'a pas cessé aujourd'hui. S'il en a été ainsi, c'est que les brahmanes n'ont pas créé d'institution (comparable à notre Église) qui aurait eu le monopole de l'établissement et de l'interprétation de leurs textes sacrés ; cela tient à ce qu'ils n'ont jamais pensé que ces textes aient une existence indépendante des mémoires où ils étaient déposés: il n'y a jamais eu d'administration des "textes" des brahmanes parce qu'il ne pouvait y avoir d'administration de leur mémoire. Si le Véda est une parole émiettée dans les mémoires des brahmanes et que son accès a toujours été très encadré, en revanche son interprétation a donc toujours été libre. Comme le Véda lui-même est très peu doctrinal, il a pu devenir une référence à quoi que ce soit tandis que en pratique tous, y compris les brahmanes, se détournaient de ces textes antiques pour adopter de nouveaux cultes, de nouvelles doctrines. Est demeurée l'idée qu'il fallait trouver dans le Véda une phrase au moins qui justifiât la doctrine nouvelle, le culte d'un nouveau Dieu. Le Véda a toujours servi à valider l'ancienneté des pratiques nouvelles et cela non plus n'a pas changé aujourd'hui.
Ce que le Véda n'était pas
Le Véda n'était pas un livre ou un ensemble de livres.
Élaboré quand l'écriture était inconnue, il était transmis sans le recours de l'écriture car "tous les Véda sont reçus de la bouche [du maître]" dit le Gopatha-Brâhmana. L'hostilité à l'écriture va jusqu'à proscrire la récitation du Véda après avoir écrit de la même manière qu'elle est interdite après avoir déféqué, uriné, pratiqué le coït, toutes activités impures. Les témoignages sont certes contradictoires: la poste indienne a pris comme emblème une statue trouvée à Khâjurâho; datant du XIe siècle, elle représente une jeune femme debout qui écrit avec un calame sur une tablette. L'origine de la statue et l'imagination ont fait nommer la statue "la lettre d'amour" (Musée National, Calcutta) : elle témoigne du caractère familier de l'écriture en ce temps. Or, à la même époque, les témoignages des rares visiteurs vont dans le sens de l'oralité du Véda: le lucide Al Biruni note : "Les hindous n'admettent pas qu'on puisse écrire le texte du Véda, de peur qu'on en perde la mélodie. Ils refusent de se servir du calame dont le poids ferait, dans l'écriture, commettre des erreurs par excès ou par défaut" (Bîrunî, Le Livre de l'Inde, Paris : Sindbad, p. 136).
 Il est à peu près certain que l'oralité originelle avait été conservée pour les textes d'un statut élevé tandis que l'on admettait l'écrit pour les autres; il est probable que la limite a varié selon les époques. En tout cas, le Véda n'était pas un objet matériel que l'on pouvait saisir ou voir même s'il n'est pas impossible qu'à une date indéterminée, l'écriture ait été utilisée comme une aide à la mémorisation. Même s'il existe beaucoup de manuscrits hindous, une déesse hindoue du livre, etc., même si les Bouddhistes ont eu un véritable culte du livre, que certains mantra ont été adorés sous leur forme écrite, etc., le Véda n'est devenu un livre que tardivement, quand décidément le pouvoir intellectuel échappait de fait aux brahmanes. Les langues vernaculaires (le tamoul, le hindi, etc.), surtout le persan et enfin l'anglais ont concurrencé victorieusement le sanscrit depuis le Xe siècle : rien de nouveau n'a été énoncé en sanscrit depuis plusieurs siècles. Aussi quand M. Müller édite le RigVéda au XIXe siècle, cela témoigne du déclin irrémédiable de la pensée brahmanique.
Le Véda n'était pas indien :
d'abord parce que dans l'Antiquité ce terme, ou son équivalent, n'existe pas et que le concept d'une Inde qu'on pourrait opposer à d'autres pays (politiquement, géographiquement, culturellement, etc.) est très récent. Le nom de Bharata que l'Inde moderne s'est décerné n'a jamais été le nom d'un quelconque royaume ou territoire. Quant à Jambudvîpa 'l'île des jambosiers' des cosmographies puraniques ou bouddhiques, ce n'est pas le nom de l'Inde mais celui du monde habitable par les hommes, les hommes comme nous, tandis que d'autres "continents" sont peuplés d'êtres fantastiques. Les plus grands souverains de l'antiquité (notamment Ashoka *2 dont "l'empire" s'étend à peu près dans les limites de l'Inde contemporaine) ne sont jamais des rois de l'Inde, ne l'ont jamais dit ou pensé : le seul royaume qu'ils envisagent est universel et si le royaume de fait ne coïncide pas avec ce royaume universel, c'est que l'univers n'est pas ce qu'ils croient ou parce qu'il y a encore à éliminer quelques concurrents par la guerre ; ces "empereurs" se contentent d'ailleurs d'une vague reconnaissance, un tribut, de la part des rois qu'ils laissent en place. Dans l'Antiquité jusqu'à la conquête musulmane peut-être, «tout roi indien est virtuellement, de par sa seule nature de roi, un souverain universel et sa souveraineté ne saurait être bornée par aucune frontière naturelle, aucun particularisme linguistique, culturel, social ou religieux» (G. Fussman).
Cela veut dire que le Véda, ainsi que les autres textes sanscrits, n'ont jamais été ni le livre ni la langue de tel ou tel royaume. Tardivement, pendant notre Moyen-âge, des ouvrages ont été composés qui racontent l'histoire de la venue d'un dieu dans tel ou tel lieu; ce qui est le royaume de ce dieu n'est rien d'autre que le temple et l'espace où il est disposé. Les brahmanes et donc le Véda jouissent du statut d'extra-territorialité et par principe ne sont pas soumis à l'autorité du roi.
Le Véda n'était pas les écritures saintes d'un Dieu :
le Véda et l'univers culturel qu'il décrit ou allude est plein des dieux. Même si nous n'avons pas connaissance de la religion contemporaine aux hymnes védiques, il est clair que l'univers religieux védique est complètement étranger à l'idée d'un Dieu transcendant. En revanche nous avons une idée précise de l'utilisation religieuse de ces hymnes quand la religion des brahmanes est devenue rituelle. Cette seconde utilisation, consignée dans les Brâhmana, utilise les hymnes dans la liturgie sans pour autant qu'émerge la notion de la transcendance divine. L'herméneutique du Véda est athée (sans Dieu mais avec dieux!) et on lui en fait le reproche ultérieurement. Quand les rituels solennels disparaissent, le Véda a continué à fournir à diverses religions une partie des paroles de leurs liturgies. Dans une large mesure, l'hindouisme est l'ensemble des pratiques religieuses non védiques qui utilisent le Véda et légitiment leur existence au nom du Véda.
Ce que le Véda est devenu
Aujourd'hui, le Véda est devenu un livre ou plutôt un ensemble de livres.
Ils remplissent une bibliothèque et la récitation de toutes les formes que prend cette parole rendue à un état de littérature remplirait plusieurs bibliothèques. Sous l'influence de l'islam, du christianisme et de la modernité, dorénavant on valorise le livre et même l'écriture. Depuis longtemps, des maîtres indiens expliquent la signification mystique de certains alphabets, récemment celle de la nâgarî 'urbaine' (écriture inventée vers les VIIIe-Xe siècles) devenue devanâgarî 'urbaine céleste' au XIXe siècle.
Que, dans les sociétés à écriture, naïvement on pense que l'écriture est consubstantielle à la langue fait que le culte de la langue peut dégénérer dans le culte fétichiste de l'écriture de cette langue : aujourd'hui l'Inde nationale et nationaliste transforme la nâgarî en le signe visible de la parole de Dieu; Dieu est l'éternel et le Véda est la parole qu'il fait connaître par des écritures saintes.
Comme l'Inde s'est faite par rapport à Delhi, c'est avec une écriture du nord, la devanâgarî que Dieu écrit. Que la nâgarî soit "l'alphabet national" de l'Inde et le script de Dieu, c'est donc ce que pensent ou affirment les maîtres du nord, ceux qui, justement, écrivent en nâgarî...
On imagine que dans le sud dravidien, où la nâgarî est inconnue, où le Véda est publié avec d'autres écritures, parfois plus anciennes que la nâgarî, ces conceptions sont reçues sans enthousiasme. Ironiquement, il semble que c'est en caractères arabes que certaines parties du Véda aient pour la première fois été rassemblées en livre par des souverains moghols!
Le Véda est devenu un livre indien.
L'Inde est une création moderne née en réaction à la présence coloniale. Cette Inde indépendante et réclamant pour elle-même la propriété du Véda signifie une certaine, voire une totale dépossession des brahmanes de leur héritage. Certes c'est en grande partie parce que le Véda est devenu indien que les brahmanes ont pu le faire survivre mais certains maîtres contemporains ne sont pas des brahmanes : ils sont indiens et leur référence à la précellence des brahmanes est purement conventionnelle. Cela montre que le statut des brahmanes a changé, leur rôle de passeur a disparu : les meilleurs d'entre eux sont devenus des lettrés, des intellectuels, des professeurs parlant l'anglais à propos du Véda qu'ils ne récitent plus, des informaticiens; ils ont tous (même ceux qui se disent traditionnels) abandonné le type de vie qui allait de pair avec l'apprentissage, la récitation et l'enseignement de leur branche du Véda. Aujourd'hui, constamment on entend parler de "Indian thought", "Indian philosophy", "Indian spirituality" même si tous les textes fondateurs étaient exclusivement ceux des brahmanes. Bref, le Véda devenu livre sert de référence à l'identité indienne et hindoue. J'ai entendu des parsi et des jains se réclamer du Véda parce qu'eux-mêmes, disaient-ils, sont indiens. Pourtant leurs références religieuses ignorent le Véda, voire le combattent, car elles refusent la précellence des brahmanes.
Le Véda est devenu un objet.
En pratique, le Véda est devenu saint en perdant sa sacralité. Bien que l'on continue à parler de sa sacralité (mais la distinction entre sacré et saint – sacred et saint– n'est pas claire dans l'esprit des brahmanes contemporains), dorénavant il est d'abord offert à la vénération générale. Dans certaines spéculations hindouistes anciennes, le Véda était livré à une "adoration privée de sa substance textuelle" (L. Renou 1960 : 77). Aujourd'hui, des maîtres en parlent sans fin, à des auditeurs qui ne sont pas censés le comprendre. Il est partout diffusé et par tout le monde: aux abords d'un temple, on peut entendre des mantra (des formules) du Véda récités par une femme, diffusés (hurlés souvent) par des haut-parleurs et cela alors que les cultes contemporains ne sont en rien fondés sur le Véda: les principaux dieux vénérés dans les temples (Shiva, Râma, Krishna, Ganesha, etc.) n'ont rien de védique tandis que les dieux védiques sont totalement ignorés (les Ashvins), marginalisés (Indra) ou réinterprétés (Vishnou).
On accompagne le Véda de musiques. Outre les livres, les cassettes, les CD, il est bien sûr disponible sur Internet, en vente par Amazon.com... : Le Véda est devenu un objet.
Comme sa langue est difficile, bien peu d'Indiens aujourd'hui sont capables de le lire. Mais beaucoup des brahmanes peuvent encore en réciter quelques hymnes et beaucoup en citent quelques lignes par cœur (ce qui impressionne toujours les Occidentaux et permet, voire légitime, de substantiels profits). Tous connaissent la devise de la République indienne, « satyam eva jayate » – « Le vrai seul triomphe » – extraite d'un vers de la Mundaka-Oupanishad, laquelle fait partie de la Révélation védique. Cette devise est par exemple imprimée sur les billets de banque. Par ailleurs, l'Inde, héritière en cela du Râj britannique, a un comportement impérial, certains disent impérialiste. Cela veut dire que, notamment dans "le sud de l'Inde", c'est-à-dire dans les pays de langue dravidienne (les limites des états sont principalement linguistiques), le sanscrit, les brahmanes, l'écriture nâgarî, le Véda etc. sont sentis comme étant "du Nord". C'est la contrepartie de l'utilisation par certains du Véda dans l'arène politique : le Véda est victime de l'icône qu'il représente, il est victime de ceux qui l'utilisent. Dans le Tamil Nadu (au sud de Madras), existe un parti nationaliste, plus ou moins indépendantiste, qui rejette pêle-mêle Véda et brahmanes, castes et sanscrit, nagarî et Delhi, etc. On imagine qu'il y a des nuances dans ce rejet. De toute façon, un musulman ne voit pas le Véda comme un indien du nord, ou comme un tamoul du sud; les gens cultivés ne le perçoivent pas comme les incultes et les gens lettrés en hindi (qui prétendent recueillir l'héritage védique et sanscrit) ne se positionnent pas comme les autres.
L'organisation du Véda
Revenons au Véda lui-même et examinons son organisation. A la manière dont, dans une bibliothèque, plusieurs classements sont possibles, l'organisation du Véda est fonction de sa composition, de son archivage et du statut que certains reconnaissent à ses parties. Par ailleurs, il y a certainement des centaines d'auteurs qui ont contribué à sa formation, sans plan préconçu: le Véda est le résultat de leur effort collectif qui s'est étalé sur plus de mille ans. Ultérieurement à sa composition, les brahmanes ont tenté de mettre de l'ordre dans la mémoire vivante qu'ils incarnaient. Les différents classements, tous réalisés a posteriori, ne sont pas neutres : chacun d'eux représente un point de vue différent lequel s'intègre à une École de pensée religieuse et philosophique particulière. Encore aujourd'hui en Inde, la manière dont le Véda est décrit et classé diffère selon les maîtres.

Les différents classements des textes védiques

1/ Les différentes parties du Véda
 Le premier classement renvoie à la manière de nommer les parties d'un ensemble à vrai dire anonyme et de s'y référer.
Les tableaux ci-dessous sont sommaires : n'y sont représentées que les principales divisions, on dit les "branches". En réalité, il y a plusieurs Oupanishads pour le même Véda. Par ailleurs beaucoup de ces termes ne sont pas spécifiques au Véda : il existe beaucoup de Samhitâ 'Collection' qui ne sont pas védiques et qui ne sont même pas de statut religieux. De même, parce que l'Oupanishad est aussi le nom d'un genre littéraire, des centaines d'Oupanishads ont été composées jusqu'à une date récente alors que seules entre dix et quinze d'entre elles sont réputées védiques (voir infra même §).


Rig-Véda

Sâma-Véda

Yajour-Véda Blanc     Yajour-Véda Noir

Atharva-Véda

 

trayî vîdyâ 'Triple Science'

 

Samhitâ

 

 

 

 

 

Brâhmana

 

 

 

 

 

Aranyaka

 

 

 

 

 

Oupanishad

 

 

 

 

 


Les trois Véda les plus anciens, ceux qui sont mis en œuvre dans les yajña solennels sont regroupés collectivement dans l'expression trayî vidyâ 'la triple science'. C'est le Véda par excellence. L'ostracisme dont est victime le quatrième Véda, Véda d'Atharvan (son nom provient de celui qui l'a composé), tient à son souci des hommes.
– Dans la Triple science, si les hommes s'adressent aux Dieux pour confirmer leur place dans le monde, c'est toujours de manière très générale. Fondamentalement on y célèbre les dieux (littéralement les 'célestes', les 'habitants du ciel') et si, parce que les paroles et les dieux sont puissants, on sait que cette louange sera efficace, la prière est toujours subordonnée à la louange.
– Dans le Véda d'Atharvan, l'aspect louange est subordonné à l'aspect prière : on prie les Dieux pour qu'ils nous accordent une faveur et cette faveur est très personnelle: le rituel atharvanique est intéressé et localisé. On cherche à obtenir un avantage matériel, pas toujours très honorable à nos yeux (tuer son ennemi est un leit-motiv, obtenir et conserver l'amour d'une femme et si elle est mariée, on se débarrassera du mari, envoyer quelque fièvre chez les voisins, déplacer le mal, etc.). L'Atharva-Véda est en réalité un manuel à l'usage du brahmane employé par le roi; ce "chapelain" comme on le nomme parfois a pour principale fonction de protéger le roi, le royaume, sa prospérité, ses habitants etc. de toutes les calamités naturelles ou humaines.
Ces considérations humaines n'empêchent pas certains "textes" de l'Atharva-Véda, rédigés dans une langue un peu moins archaïque que le Rig-Véda, d'être d'une beauté remarquable. Ils se laissent parfois mieux entendre que leurs frères plus prestigieux parce qu'ils expriment des intérêts humains de base qui n'ont guère changé depuis trois mille ans. L'Atharva-Véda témoigne fortement pour la permanence transculturelle du fait humain dans ses constituants fondamentaux: le spectre de la faim, la peur du noir et de la souffrance, l'amour et le désir, la haine et la jalousie, et aussi le mystère de la création, la beauté du monde, l'espoir des hommes, l'amour de la vie.
Même si, aux yeux de certains, les Oupanishads ont une portée plus noble que l'Atharva-Véda, elles se rapprochent de lui néanmoins parce qu'elles expriment elles aussi des intérêts humains.
– On remarquera que les "trois" Véda sont en réalité quatre: le Yajour-Véda est depuis longtemps divisé en un Blanc et un Noir sans que la signification de ces deux épithètes soit satisfaisante. L'ordre dans lequel on les nomme est aussi variable; si en général, la priorité revient au Rig-Véda, souvent le Sâma-Véda est cité en troisième.
Par ailleurs, chacun des trois Véda de cette Triple Science porte le nom du type de ses mantra : les ric (strophes) du Rig-Véda sont des vers scandés, les sâman 'chants' sont chantés ; les autres sont des Yajous 'formules pour le yajña'.

Il y a donc pour chaque Véda :
– une collection (samhitâ) des mantra de ce type.
– S'y ajoutent les explications concernant les rites regroupés dans des Brâhmana, de longs ouvrages en prose où sont plus ou moins décrits les rites. À cette description se joignent des explications mythologiques qui visent à justifier ce que l'on fait aujourd'hui en fonction de ce que les dieux firent in illo tempore, dans le temps des origines. On y trouve aussi les différents commandements et prohibitions védiques ainsi que la justification mythologique des pratiques sociales. Chaque Brâhmana a un nom particulier: le Shatapatha-Brâhmana 'Brâhmana des cents chemins' est le nom du Brâhmana du Yajour-Véda blanc. Les rites sont en général sociaux, ils se font dans et pour le monde des hommes. Mais certains, trop sacrés donc trop dangereux, sont réalisés dans le désert, c'est-à-dire dans la forêt, en un contexte non humain, non social. Les textes de ces rites portent le nom de "[Paroles] de la forêt". On y trouve aussi des spéculations méta-rituelles.
- Enfin, plus dégagées des rites, plus intéressées au sort des hommes, les Oupanishads, les paroles des connexions entre les mondes et aussi les paroles les moins horizontalement mondaines du Véda (même si le rite n'est jamais loin).

2 – L’opposition entre mantra et brâhmana
Une autre division oppose les mantra, les paroles susceptibles d'être prononcées pendant les rituels (yajña) à l'ensemble des autres qui, de forme diverse, ne sont généralement pas utilisées dans les rituels et portent le nom de brâhmana. Dans une large mesure, ce découpage recoupe une division entre poésie (y compris la poésie non versifiée laquelle peut être très lyrique) et la prose non poétique (ce qui n'exclut pas qu'elle puisse être réglée). Bien sûr la poésie versifiée a toujours eu le pas sur la prose poétique: pour rehausser le prestige de cette poésie en prose, certains en sont venus à reconnaître des formes spécifiques.

 

Rig-Véda

Sâma-Véda

Yajour-Véda Blanc   Yajour-Véda Noir

Atharva-Véda

Samhitâ

 

 

 

 

 

Brâhmana

 

 

 

 

 

Aranyaka

 

 

 

 

 

Oupanishad

 

 

 

 

 

mantra

 

 

 

 

 

brâhmana

 

 

 

 

 



Les mantra :
Ce sont les mantra qui ont concentré les pouvoirs de la parole : une parole tire son efficacité de sa structure où se combinent rythme, scansion, tonalité et assonances. Cette efficacité n'est pas d'abord à visée esthétique. Elle est une arme : depuis les mythes racontés dans les Brâhmana jusqu'aux feuilletons télévisés, on voit des rishi *1 se battre à coup de mantras, d'armes phoniques : c'est aussi ce qu'ont retenu les auteurs de « Astérix chez Sherazad » où au final deux rishis s'apostrophent à coup de mantras !
Les mantra constituent les armes des brahmanes qui les utilisent victorieusement contre les guerriers, ceux qui, sabre à la main, voudraient leur en imposer : c'est grâce à l'efficacité de ces mantra que les brahmanes conquièrent et justifient leur précellence, c'est grâce à eux que le pouvoir spirituel est plus fort que le pouvoir temporel. On comprend qu'un mantra est une parole dont la forme est spécifique et dès lors il ne peut qu'être de nature poétique et même de forme poétique.
Les schémas métriques portent tous des noms féminins car la parole (Vâc à prononcer vâtch; cf. latin vox et nos vocables) est très féminine.

Le plus prestigieux est la gâyatrî 'la cantatrice, l'enchanteresse', de trois pieds octosyllabiques et de rythme iambique; la gâyatrî est liée notamment à Agni, le Feu. L'une d'entre elles est particulièrement célèbre parce qu'elle sert entre autres à l'initiation des brahmanes. Prière solaire, elle est la gâyatrî par excellence et aussi une des formes ramassées de tout le Véda:
"Puissions-nous voir la lumière adorable
du dieu Savitar, le soleil incitateur,
pour qu'il stimule nos pensées"
(RS III.62.10).


La trishtubh 'louange triple' de quatre pieds est liée à Indra, le dieu souverain et guerrier. Ici, il s'agit d'une autre prière solaire:
"Cela est le caractère divin du soleil, cela sa grandeur:
en plein milieu du faire il a reployé le tissu tendu /
quand en effet il a eu attelé les alezanes hors du séjour commun
déjà la Nuit a tendu son vêtement pour lui"
(RS I.115.4; trad. L. Renou)

L'anushtubh de quatre pieds octosyllabiques est beaucoup plus rare; elle est pourtant à l'origine du vers le plus commun des textes épiques et même didactiques ultérieurs. Ce vers est adressé à Agni crématoire:
"Agni convoyeur de chair-crue,
lui qui doit sacrifier aux Pères invigorés par l'Ordre /
je pense qu'il profèrera les formules accompagnant le don des offrandes
aux dieux et aux pères"

Les autres mètres (une dizaine à laquelle s'ajoutent des variantes) combinent un nombre X de syllabes avec un nombre Y de pieds. Intervient aussi dans la définition du vers le rythme, iambique*3 ou trochaïque*3. C'est la strophe qui constitue l'unité de base de la poésie védique, non le poème (sûkta 'bien dit') qui n'a qu'une faible existence, sauf chez les traducteurs! Chaque strophe constitue un tout qui peut être « savourable » comme tel. Certes, dans le poème, il y a parfois une certaine progression entre le début et la fin, mais l'impression demeure qu'on pourrait sans dommage échanger l'ordre des strophes ou les déplacer dans d'autres poèmes. Ce sont les strophes que les rishis sont censés avoir 'vues', non les poèmes. C'est aussi ce que dit le nom donné à l'ensemble : Rik-Samhitâ 'collection des strophes' ou Rig-Véda 'savoir en strophes'.

3 – L’opposition entre acte et connaissance :
Une dernière division oppose la section des actes (karmakânda) à la section de la connaissance (jñânakânda).


 

Rig-Véda   

Sâma-Véda   

Yajour-Véda Blanc    Yajour-Véda Noir   

Atharva-Véda

Samhitâ

 

 

 

 

 

Brâhmana

 

 

 

 

 

Aranyaka

 

 

 

 

 

Oupanishad

 

 

 

 

 

karmakânda

 

 

 

 

 

jñânakânda

 

 

 

 

 



Étrange division au demeurant parce que les Oupanishads n'occupent dans l'ensemble qu'une place statistiquement dérisoire, moins de 1 pour cent, plutôt 1 pour mille ! Mais pour ceux qui recherchaient la libération de ce monde au nom du Véda, cette partition est principale :
le karmakânda va dans la direction de l'acte (en particulier de l'acte rituel), celui qui reproduit le monde et reproduit l'agent dans le monde. En recourant à la métaphore végétale constamment utilisée, agir produit un fruit, lequel produit une graine, qui provoque à son tour une action etc. Ceux qui s'adonnent à l'acte peuvent espérer le ciel mais c'est là un résultat temporaire lié au fruit évanescent d'actes impermanents. Après un séjour au paradis, ils reviendront sur terre, agiront et devront payer pour les fruits heureux ou malheureux de leurs actions.
En revanche, ceux qui considèrent le seul jñânakânda veulent échapper au monde, à ce monde et aux autres, à leurs corps dans ces mondes.

Or sans connaissance, il n'est pas de libération. La section de la connaissance est au service de ceux qui veulent échapper définitivement au monde, à celui-là mais surtout autres, à tous les autres. Ces conceptions où l'on reconnaît la transmigration sont tardivement apparues dans les Oupanishads.

Les Oupanishads dans les Véda
En fait c'est une théorie provenant du yoga (dont le bouddhisme est une forme institutionnalisée) et son adoption dans le brahmanisme et l'hindouisme général qui explique le succès des Oupanishads, la seule partie du Véda où cette théorie est mentionnée (plus que décrite). Des ascètes qui ont adopté de telles conceptions ont le pouvoir idéologique en Inde depuis l'époque de Shamkara, vers le VIIIe siècle de notre ère.
Par ailleurs, comme le soulignent les découvertes de A. Anquetil-Duperron *4, ce sont les Oupanishads qui, dans le Véda, ont été connues en premier par les Européens. Même auparavant, les Oupanishads ont confisqué le Véda à leur profit: il semble qu'à Bali le seul "Véda" qui ait jamais été connu fut les Oupanishads. Cela montre que le "Véda" a simultanément été augmenté par ceux qui voulaient légitimer leurs croyances et a été rétréci dans certains de ses usages et "à l'exportation".

La place des Oupanishads dans les Véda

Rig-Véda

Yajour-Véda Blanc    Yajour-Véda Noir

Sâma-Véda

Atharva-Véda

Aiteraya

Brihad-Âranyaka

Taittirîya

Chândogya

Mundaka

Kaushitaki

Îshâ

Katha

Kena

Prashna

 

Shvetâshvatara

Maitri

 

Mândûkya

 

 

Mahânârâyana

 

 



Le tableau comprend quatorze Oupanishads : les dix dont les noms sont en gras ont été commentées par Shamkara (VIIIe siècle) et sont universellement considérées comme védiques ; l'appartenance des quatre autres au Véda est plus ou moins discutée. En dehors de ces quatorze, des centaines d'Oupanishads existent qui n'ont rien de védique. En 1657, une collection d'une cinquantaine d'Oupanishads (dont ces quatorze) fut traduite en persan à l'initiative d'un prince moghol et c'est cette collection que A. H. Anquetil-Duperron traduisit ensuite en latin. Toutes sont traduites en français et dans beaucoup des autres langues indiennes et européennes.

Les Hommes et leurs textes; le texte et ses hommes

Ces tableaux sont simplifiés parce qu'en réalité, les Oupanishads védiques ont toujours été incarnées. La structure du Véda reflète et commande la structure des hommes: dans l'antiquité, le versant textuel n'existe pas sans un versant humain. Cela veut dire que chaque Véda était lui-même déposé dans les mémoires de familles, de clans, qui avaient la charge de le transmettre. Chaque famille de brahmanes, encore aujourd'hui, se réclame d'un rishi 'poète visionnaire' : cette communauté forme un gotra, un 'clan textuel'.
L’exemple des Taittirîya
Prenons l'exemple des Taittirîya, qui récitent la branche du Véda homonyme, laquelle appartient au Yajour-Véda Noir. Avant d'imaginer que ces branches soient celles de l'arbre Véda, il vaut mieux les considérer comme se référant à des hommes, aux clans brahmaniques antiques : par exemple, cette branche Taittirîya est censée relever d'un ancêtre, d'une famille ou plus probablement d'un clan nommé ou associé à un certain Tittiri. Le mot tittiri est aussi le nom d'un oiseau, quelque chose comme une perdrix ou un francolin, et il est possible que la perdrix ait été l'emblème, le nom totémique de ce clan. C'est l'homonymie de Tittiri et du nom de la perdrix qui est à l'origine des légendes dont les Purâna, des textes de mythologie datant du premier millénaire de notre ère, se font l'écho tardif. Dans la grammaire de Pânini (ca. IVe siècle av. J.-C.), Tittiri est, selon la formule Tittiri° (P. IV.3.102), le nom de celui qui a 'promulgué' un texte auquel il donne son nom. C'est à cette conception que s'est ralliée la tradition indienne et Bhatta Bhâskara (XIIe siècle), le commentateur de toute la branche Taittirîya, dit que ce Véda a été vu par le sage Tittiri et sa famille.
Avant donc d'être une partie d'un corpus textuel, Taittirîya est donc le nom de ce clan ou gotra, de ceux qui se réclament de ce rishi Tittiri. Qu'on nomme identiquement des hommes et des textes souligne comment les uns s'articulent par rapport aux autres et définissent leur identité réciproque : ces textes sont ceux de ces hommes, ces hommes sont ceux de ces textes. Quand ils les récitaient, ces brahmanes disaient ainsi qui ils étaient, affirmaient leur identité clanique, s'identifiaient aux yeux d'eux-mêmes et des autres. C'est ainsi que Taittirîya est un nom distinctif et du reste des brahmanes et du reste du Véda. Ces hommes qui s'identifiaient ainsi existent toujours.
Selon M. Witzel (1987 et 1989), la Taittirîya-Oupanishad aurait été composée, six ou sept siècles avant J.-C., au nord de ce qui est devenu le Doâb en Inde (la Mésopotamie indienne entre Gange et Yamunâ). Mais, depuis, ces clans se sont dispersés, ils ont avancé vers le sud ; si aujourd'hui encore quelques descendants subsistent dans "la région des deltas de la côte d'Andhra"[1], la branche Taittirîya est surtout présente dans le sud de l'Inde (Tamil-Nâdu, Kerala, Karnâtaka). La définition clanique et ethnique des Taittirîya s'est donc effritée voire a disparu mais les Taittirîya sont demeurés ceux qui, blancs, bruns ou noirs de peau, récitent les textes Taittirîya : une communauté d'hommes rassemblés par des textes communs. C'est la seule branche du Véda dont les brahmanes connaisseurs des textes soient aujourd'hui encore assez nombreux. On imagine bien que la dispersion des hommes a retenti sur la conservation de leur bien commun : les mêmes textes Taittirîya, sont récités de manière très différente au Kerala et au Tamil-Nâdu. Ce ne sont pas là les simples variations qu'on observe entre récitants des divers carana 'écoles de récitation': les styles ou modes peuvent être si différents que, à l'écoute, on ne reconnaît même pas qu'il s'agit du même texte ! Si l'on imagine la récitation originellement identique d'une parole commune, cela suppose un morcellement de la communauté originelle et un isolement des communautés nouvellement constituées.
La révélation et la tradition
Signalons enfin que l'ensemble formé par la Shruti (la 'Révélation', les textes immémoriels) complétée par un autre vaste ensemble de textes de moindre statut, la Smriti 'La Tradition,' 'les textes mémoriels' définissaient l'orthodoxie brahmanique. Étaient et sont orthodoxes ceux qui, quoi qu'ils disent, pensent ou agissent, le font en référence et en révérence à la Shruti et la Smriti, même si Shruti et Smriti n'ont pas le monopole des références. De ce point de vue, on est toujours plus ou moins "orthodoxe". Insistons sur le fait que l'orthodoxie n'est pas fondée sur ce que l'on dit mais sur au nom de quoi on le dit.
 
Quelques perles du Véda
Le choix ne peut qu'être arbitraire, subjectif et très limité, voire étriqué.
- La féminité
Cette évocation d'Ushas, l'aurore, une des rares divinités védiques féminines. F. Nietzsche cite en frontispice à son Morgenröthe ('Aurore', 1886) ce vers du Rig-Véda: «Il y a tant d'aurores qui n'ont pas encore lui» : voilà une belle traduction mais pas une bonne traduction! En revanche, traduit par L. Renou, cet hymne (Rig-Véda, V.80.4-6).
« La voici, dans son char, avec ses vaches rouges;
sans défaut et toujours elle acquiert les richesses.
Louée par nous elle ouvre à nos pas les chemins,
heureux riche, elle brille aux lointains, la déesse!
Deux fois puissante, et belle, elle dévoile
à l'est son corps. Suivant la route
de l'ordre, elle qui le connaît,
elle s'accorde aux quatre orients.
Comme une qui saurait la beauté de son corps
on la dirait au bain se montrant à nos yeux
refoulant l'ennemi, les ténèbres, l'Aurore
vient à nous, Fille du ciel avec la lumière.
Comme une jeune femme avançant vers les hommes
découvre sa poitrine, elle montre aux dévots,
cette fille du ciel, mille trésors aimés:
à nouveau, comme avant, elle fait la lumière. »

Les hymnes tournent surtout autour des intérêts masculins. Même la féminité d'Ushas est fonction d'un point de vue masculin ainsi que l'a noté Weniger O'Flaherty.

La virilité
Voici maintenant, mâle parmi les mâles, Indra, le roi, le guerrier impur, prêt à tout, se permettant tout, le dieu puissant, ivrogne, voleur, parricide etc. mais grand pourvoyeur de dualité, aidant les hommes dans leurs combats virils. C'est le dieu védique qui reçoit le plus de louanges. Il n'attend pas les autres pour se glorifier soi-même:
"C'est moi qui fus le tout premier maître de la richesse:
j'ai conquis successivement tous les trésors,
c'est moi que les créatures appellent comme on le fait d'un père,
moi qui répartis aux adorateurs l'objet de leur jouissance.
Je suis Indra, rempart et poitrine de feu
pour Trita, j'ai retiré les vaches des griffes du dragon,
c'est moi qui ai ravi aux démons leur force virile,
rendant à Dadhyañc et à Mâtarishvan leurs troupeaux de vaches.
C'est pour moi que Tvashtar a forgé le foudre de fer
en moi les dieux ont insufflé la force,
mon regard est aussi mal soutenable que le soleil
on me traite en aryen pour ce que j'ai fait et ce que je ferai.
Ces couples soufflant de rage, qui provoquèrent à la lutte
Indra et son foudre, qui les mettaient au défi,
je les ai abattus d'un coup, parlant un langage rude,
moi l'inflexible, à eux qui fléchissaient."
(Rig-Véda X.48.1-3, 6.).

Rituels et sacrifice
Des spéculations sur le rite, le Shatapatha-Brâhmana (un Brâhmana du Yajour-Véda blanc) offre des dizaines d'exemples à vrai dire difficiles à comprendre tant la pensée prend un tour étrange, tant nous sommes loin de nos modes de pensée et de nos préoccupations. C'est ce qui rend d'ailleurs ces textes intéressants : on n'y pense pas comme nous !
Le décalage entre la banalité de ce qui est fait et l'aspect tout à fait extraordinaire des représentations est caractéristique de ces textes qui interprètent les gestes du rituel (en fait des gestes quotidiens et ordinaires) selon un mode de pensée extraordinaire.
Le sacrifice y est présenté comme la machine-univers qui conjugue les intérêts des participants à l'horizon de leur conscience (dieux, hommes, substances) pour que tous produisent plus que ce qu'ils sont; ce plus c'est l'univers toujours à produire, jamais produit.
Voilà la justification du choix d'un bouc pour tel sacrifice alors que la liste des victimes possibles en compte cinq (dont l'homme):
"Si l'on immole cet animal (scil. un bouc), c'est que dans cet animal il y a l'extérieur de tous les [cinq] animaux [sacrifiables]. Le bouc est sans cornes, barbu, c'est l'aspect extérieur de l'homme, car l'homme est sans cornes, barbu. Il est sans cornes, avec une crinière, c'est l'aspect extérieur de l'étalon car l'étalon est sans cornes, avec une crinière. Il a huit sabots, c'est l'aspect extérieur du taureau car le taureau a huit sabots. Il a les sabots comme ceux du bélier, c'est l'aspect extérieur du bélier. Et comme [cet animal que voici] est un bouc, il a l'aspect extérieur du bouc. Donc, lorsqu'on l'immole, ce sont tous les animaux qui se trouvent immolés avec lui(Shatapatha-Brâhmana, VI.2.2.15; trad. L. Renou, modifiée).

Parole et silence
Des Oupanishads, cette strophe majeure qui remet en cause le primat de la parole et fait du silence la modalité ultime de l'absolu:
"Ce dont les paroles se détournent
sans l'atteindre, et avec elles l'esprit,
l'absolu, celui qui le connaît comme félicité
ne craint jamais rien"
(Taittirîya-Oupanishad II.4; trad. M. Angot).

Mariage
Des textes liturgiques cette belle adresse de Monsieur à Madame qui s'unissent en mariage:
"Je prends ta main pour l'heureuse fortune
pour qu'avec moi, ton époux, tu vieillisses!

Ce que tu es, moi je le suis!
et toi, tu es ce que je suis:
je suis le ciel et toi tu es la terre, je suis l'air, tu es la stance!

Suis-moi toujours fidèlement:
marions-nous ici,
engendrons une descendance trouvons de nombreux fils, ensemble,
et qu'ils atteignent la vieillesse!"
(Shânkhâyana Grihya-Sûtra, I.6; trad. J. Varenne, modifiée).

Ces belles paroles, très caractéristiques du Véda ancien, s'accompagnent d'ailleurs d'autres fort crûes car le Véda participe (sauf quelques rares phrases des Oupanishads) d'une forte affirmation de la vie. C'est hors le Véda, en vrai contre lui, que l'espoir de la délivrance, lequel est toujours délivrance de la vie, est devenu ultérieurement le motif premier des attitudes spirituelles en Inde.
Les usages du Véda
Quelles sont les activités suscitées anciennement et encore aujourd'hui par le Véda ?
– L'enseignement
Enseigner le Véda a longtemps été enseigner sa récitation tandis que son interprétation ou son explication, à l'exception des Oupanishads, n'ont pas intéressé. On n'a pas manqué, de tout temps, de se moquer de ces récitants ignorants ; ce fut le cas des grammairiens qui, connaissant la langue, jugeaient avec condescendance ceux qui savaient réciter le Véda et n'avaient pourtant qu'une pauvre idée de son sens : "Si elles ne les avaient pour refuge, où donc iraient paître les gazelles-barbarismes quand elles sont effrayées par le lion grammairien ? ". Outre la durée de la mémorisation (une dizaine d'années au minimum), la difficulté du texte et la croyance en la seule efficacité des sons concouraient chez certains à se satisfaire de ce savoir très particulier. Mais à côté des récitants de métier, la grande majorité des brahmanes étaient des intellectuels, souvent fiers de leur savoir et peu modestes. Ils pensaient que à cause du Véda, s'ils avaient la connaissance c'est qu'ils étaient la connaissance : de telles attitudes n'ont pas disparu. Le résultat a été le développement des techniques mnémotechniques. On demeure stupéfait de la quantité de textes qu'encore aujourd'hui certains brahmanes ont mémorisés.
Le savoir par cœur était valorisé notamment parce qu'il permet une intime et constante relation avec le texte. Quand un lecteur lit un Véda-livre, il a un contact épisodique (mais rappelons que le principe de la lecture silencieuse, avec les yeux, est récent ; longtemps, même en Europe, lire c'était dire). Au contraire, le savoir par cœur et le devoir de récitation journalière entretiennent une relation profonde, de tous les instants avec le texte : même quand le récitant se tait, le texte demeure car il habite en lui. L'initiation brahmanique qui transforme un individu biologique en un homme complet (il est re-né, deux-fois né) se réalise par une cérémonie de mariage : le jeune brahmane épouse pour la vie le Véda. On imagine l'impact de la fréquentation d'un texte cent fois, mille fois récité, d'autant qu'il s'agit d'un grand texte à tous les sens du terme: en même temps que le brahmane travaille le Véda, le Véda le travaille. C'est la raison pour laquelle rencontrer un vieux brahmane pétri par le texte de sa vie, un texte millénaire, est un événement tout à fait particulier. On peut s'en faire une idée par la tendresse particulière qui nous relie à quelque fable de La Fontaine, celle qu'enfant nous avons apprise par cœur et qui pour la vie a formé en nous son sillon. Ce savoir par cœur est un savoir de l'intellect qui, lentement devient un savoir du corps et du cœur.
Apprendre du Véda vaut pour les trois classes supérieures de la société brahmanique; enseigner le Véda est le monopole des brahmanes. De bonne heure, cette activité de récitation et d'enseignement a soutenu l'activité intellectuelle. Anciennement, en fonction de la mise en œuvre et de la conservation du Véda, les brahmanes avaient développé des savoirs spécifiques: la phonétique, la grammaire, l'étymologie, la métrique... Parmi ces disciplines, la grammaire a eu un destin exceptionnel. Ce savoir traditionnel est rapidement devenu une discipline autonome et le grammairien Pânini, en réalisant (vers le Ve s. av. J.-C-) une œuvre singulièrement intelligente, a fourni aux brahmanes et à tous les érudits sanscritistes leur outil intellectuel privilégié et le pivot technique de leur réflexion.
– L’activité rituelle
C'est dans le Véda (dans sa partie Brâhmana) que sont énoncés des commandements qui enjoignent aux brahmanes d'accomplir des actes (karman) nommés techniquement yajña ou yâga 'rituel'
Le mot yajña n'est que l'un des mots pour désigner ces cérémonies, lesquelles n'ont pas de nom simple; cela reflète le fait qu'elles sont des aboutissements : le fait a précédé le nom. Ignorons leur extraordinaire complexité et commençons naïvement à observer une de ces "cérémonies" solennelles, devenues extrêmement rares, depuis longtemps, et pénétrées depuis par des valeurs et des sensibilités modernes.
– Le rite
Que voit le néophyte aujourd'hui? Un banquet où des hommes (il n'y a qu'une femme) préparent et consomment nourritures et boissons, récitent et chantent. La "solennité" est toute relative : nulle pompe, nuls vêtements d'apparat, nul comportement spécifique ; tout se passe sous des constructions en bois recouvertes de feuillage toutes simples, jamais dans un temple : il n'y a jamais eu de temple à époque védique et l'existence d'un temple montre qu'on est dans l'hindouisme. A la fin tout est brûlé et ce qui en réchappe est abandonné : le lieu retourne à l'anonymat. Le lieu et le temps de la cérémonie ne sont pas appelés à devenir un lieu sacré, un temps de mémoire. Si on les interroge, les participants n'ont pas grand chose à dire et s'expliquent pauvrement sur ce qu'ils font. – – Un acte magique ?
Encore aujourd'hui, le yajña est senti comme un acte de magie, il a attiré parfois de fort loin des spectateurs: il y a foule, brouhaha et l'atmosphère n'est pas particulièrement recueillie. Un observateur non prévenu trouvera cette cérémonie intéressante mais incompréhensible et finalement fastidieuse : cela dure des heures, des jours, des semaines parfois, sans qu'on y comprenne grand chose. Bien vite le visiteur occidental sera sollicité financièrement et rapidement il apprendra qu'en Inde, tout commence souvent par de la spiritualité et se continue avec de l'argent. Ce n'est pas récent : on a toujours reproché aux brahmanes leur concupiscence et leur âpreté au gain ; les voyageurs peuvent faire régulièrement l'expérience de la seconde de ces "qualités".
– Les acteurs
Ignorons donc le regard ignorant et adoptons le regard savant. La première chose qui s'impose alors c'est que cette cérémonie est un acte de mise en scène, de théâtre si l'on veut. Parmi les participants (plusieurs dizaines parfois), chacun a appris son rôle par cœur: ce qu'il doit dire seul et avec d'autres, ce qu'il doit faire quand il dit, à qui il doit dire, où et quand il doit dire et faire. La banalité des gestes n'est qu'apparente ; tout a été soigneusement préparé et a nécessité parfois des années de travail : c'est notamment le cas des principaux "acteurs" qui doivent pour l'occasion réciter de longs textes en sanscrit. Par ailleurs, c'est un acte social : si seuls des hommes brahmanes (et l'épouse de l'un d'eux) participent au yajña, c'est toute la communauté villageoise qui y a contribué économiquement. C'est elle qui se tient au premier rang des spectateurs. Tout cela a un coût : il faut payer tous les participants et également tous les biens matériels nécessaires à la mise en œuvre du rituel. Seul un homme riche peut le faire ; et cette richesse, il ne peut localement l'avoir acquise que si la communauté volontairement l'a aidé à la constituer en tant qu'elle est destinée à être dépensée à cette fin.
Si maintenant on entre dans le Véda pour comprendre cette cérémonie, qu'on rassemble des informations dispersées (comme en 1898 l'avait magnifiquement fait Sylvain Lévi dans « La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas »), on voit alors que le yajña a au moins deux faces.
– La violence sacrificielle
Il apparaît d'abord comme un sacrifice, un acte de destruction. Cela comprend notamment la mise à mort (par étouffement) du bouc ou d'un autre animal, sa boucherie, sa consommation puisqu'on en mange les chairs. Cette violence sacrificielle déborde les apparences où notre sensibilité la limite : c'est toute la cérémonie qui est décrite comme violence et destruction même si elle ne comprend pas de sacrifice animal. Par exemple, la récitation du Véda est assimilée à un acte où l'on violente la totalité du Véda en en récitant des parties; de même la préparation de la boisson: on arrache les tiges de la plante, on les attache, on les frappe avec des pierres pour en extraire le jus... On verse dans le feu des offrandes de beurre clarifié, des céréales ; les poteaux des huttes et des hangars : il a fallu les couper, les tailler, creuser un trou en terre, y ficher les poteaux, etc. Et tout cela sera brûlé. Toute l'activité banale est sentie et décrite comme un acte de violence : le Véda conçoit la vie dans son ensemble comme un processus de violence où la vie se nourrit de la vie. Dès lors la traduction de yajña par "sacrifice" s'impose si l'on a en tête cette violence qu'on tente pourtant de limiter, d'encadrer et de justifier. Le sacrifiant (celui qui, avec son épouse, paye tout et pour qui, humainement, tout se fait) est décrit comme la victime par excellence, celle qui se sacrifie en vérité tout en faisant subir à des substituts la violence destructrice.
– La finalité du rite
Par ailleurs, le yajña est aussi décrit comme un acte de construction systématique : le sacrifiant se sacrifie mais se reconstruit et avec lui, la communauté des hommes, celle des dieux (védiques), tout l'univers; toutes les activités humaines (commerce, calcul, etc.) y trouvent leur paradigme et leur origine. En ce sens le yajña est moins un sacrifice qu'un rituel structurant. Au total, si tous les actes économiques culminent dans une activité de stricte dépense improductive, c'est que dans un rituel on fabrique le monde en détruisant le précédent. Car la finalité ultime du yajña est bien de fabriquer en continu (les exégètes disent : "engendrer") le monde et l'univers. Le sacrifiant, ayant fait ce qu'il doit comme devoir et comme dû, ne gagne rien personnellement. Il ne gagne pas dans le monde, il gagne le monde. Que ces actes soient méritoires et débouchent finalement sur le "ciel", c'est-à-dire un état de bonheur immédiat ou lointain, est une simple conséquence : le yajña joue avec les désirs des participants (y compris les dieux) pour que, sans cesse, attirés par quelque espoir, tous aient intérêt à reprendre une œuvre jamais terminée. Il est impératif que la satisfaction de tous ne soit que partielle pour que l'espoir des participants nourrisse un désir nouveau et qu'ainsi jamais ne cesse l'engendrement des mondes : il ne faut pas que les sacrifiants soient complètement satisfaits ce qui tarirait leur désir et simultanément il faut qu'ils le soient suffisamment pour motiver leur prochain yajña.
– Vers la disparition du yajña ?
Ces grands yajña ont, depuis l'Antiquité, disparu du cœur battant de la religion en Inde, mais, çà et là, on en réalise encore, aménagés selon les exigences des sensibilités modernes. Cela devient de plus en plus difficile : il n'y a plus le personnel qualifié pour les réaliser dans les règles, ni même de volonté collective. En 1975, F. Staal et son équipe étudièrent de manière exemplaire un yajña védique au Kerala ; quelques 30 ans plus tard, le fils du sacrifiant, devenu âgé, nous emmène au lieu où son père sacrifia, jadis. Lui, il n'envisage pas à son tour de sacrifier et de perpétuer : cela, explique-t-il, s'est arrêté, pour toujours. Ces pratiques, dit-il, sont celles d'un autre âge ; il le regrette mais le constate et l'admet. Cela s'arrête d'autant plus que ce n'est que si le père l'a fait que le fils peut à son tour le refaire : en n'accomplissant pas ce yajña, ce brahmane arrête définitivement la tradition : ses enfants et ses descendants en sont à jamais privés.
Ces rituels solennels ont donc quasiment disparu. En revanche les rituels domestiques sont encore assez pratiqués. C'est que durant toute sa vie, depuis la conception jusqu'à la mort, un brahmane doit accomplir les rites inhérents à son statut contraignant. Cela vaut pour toute l'activité sociale des hommes, particulièrement des brahmanes, car plus le statut est élevé, plus ce statut est difficilement conservé; la pureté et le statut ne sont jamais acquis. La naissance, l'initiation, le mariage et la mort sont particulièrement importants. Les rites qu'on réalise à leur occasion, même s'ils sont dits "védiques", sont toujours pénétrés d'influences diverses. 
L'Inde et le Véda. Les interprétations traditionnelles
Qui compose le Véda ?
Le Véda, depuis longtemps, n'a plus le monopole de la Révélation en "Inde" car en fonction de Vishnou et Shiva, du yoga, etc., d'autres paroles ou textes ont acquis le statut de révélation. Le Véda est devenu, de manière lointaine, une des références du sacré en Inde, peut-être la plus prestigieuse car la plus lointaine. La question du rapport entre les différentes révélations s'est alors posée. Il faut se rappeler que les brahmanes n'ont jamais eu le monopole du religieux : chaque père de famille, encore aujourd'hui, célèbre le culte de Dieu, souvent des dieux, dont il a hérités. Quant aux brahmanes, sans abandonner le Véda qui fonde leur identité, ils ont rédigé en sanscrit (et dans d'autres langues à partir des Xe-XIe siècles) beaucoup des textes de ces autres religions. Sans arrêt, les brahmanes (et parfois les shramanes *5, c’est à dire les érudits des autres religions d'origine indienne comme le Bouddhisme et le Jinisme) ont réfléchi sur le Véda. Les principales questions ont été celles de son statut et de son origine (et non sa signification dont nous avons vu qu'elle a toujours été considérée comme sans intérêt ou secondaire, sauf à l'époque contemporaine).

– Les hymnes
Savoir qui compose le Véda n'est pas une question védique en tant que telle. Le questionnement et les réponses sont caractéristiques du brahmanisme et de l'hindouisme. La question est en effet étrange et semble n'avoir pas à se poser puisque le Véda lui-même, notamment dans certains hymnes du Rig-Véda, décrit le travail de ses compositeurs : des poètes inspirés, charpentiers de la parole, voilà comment se présentent, à plusieurs reprises, les auteurs des hymnes védiques:
"J'ai conçu un poème comme un charpentier son ouvrage
comme le cheval de course qui, bien dressé, prend son élan.
Ardent à toucher aux choses lointaines, objets de mon amour,
moi, le bien inspiré je veux que les poètes me contemplent".
(Rik-Samhitâ, III.38.1, trad. L. Renou)

Les hymnes mentionnent l'existence d'ateliers de la parole poétique et créatrice et aussi de concours entre ces ateliers et leurs poètes, ou de concours où se défient les théologiens. Bien que les noms personnels de ces poètes soient inconnus, beaucoup se font connaître par une quasi-signature, une sorte de refrain : "Et vous, protégez-nous toujours de vos bénédictions" conclut celui que, plus tard, la tradition brahmanique nommera Vasishtha.
Les hymnes, rangés selon des critères variables, sont disposés dans les mandala 'cercles'. Les cercles II-VIII, certainement les plus anciens, sont chacun la contribution collective d'un clan de poètes, c'est-à-dire la production collective des poètes d'un même clan.
Les cercles I et X, plus récents, sont d'une langue moins archaïque et semblent comme détachés des clans: peut-être doit-on voir là la trace de l'affaiblissement de cette structure sociale.
Enfin le cercle IX est dédié à une seule divinité liturgique, l'ambroisie; ses hymnes, très répétitifs, sont des variations sur un événement on ne peut moins spectaculaire, le pressage des tiges d'une plante dont on exprime le jus enivrant: plante, jus et dieu portent le même nom soma. Dans tous les cas, chaque cercle se signale par ces signatures (on les nomme des "sceaux") ainsi que par des particularités de style ou de vocabulaire qui équivalent à une signature.

– La prose liturgique
À côté de ces hymnes violemment poétiques, anonymes mais souvent signés, la prose liturgique est clairement le fait de théologiens et d'herméneutes. Les Brâhmana n'ont pas de prétention littéraire et sont le produit de personnalités distinctes des précédentes: nulle exaltation, nul choc des mots, nulle transe, nulle exubérance dans la langue comme on l'observe dans la Samhitâ. On y raisonne logiquement (ce qui ne veut pas dire que cette logique soit raisonnable à nos yeux), on discute le rituel, son comment et parfois son pourquoi. Et des noms sont cités, notamment celui de Yajñavalkya 'dont la bouche est un sacrifice'. De même les Oupanishads disent très clairement qui parle et à qui, devant quelle assemblée et à quelle occasion. Le Véda n'est donc que très partiellement une parole anonyme.

– Le Véda face au bouddhisme : l’éternité et la permanence
Pourquoi la question des auteurs du Véda s'est-elle alors posée ? C'est que, alors même que le corpus védique n'était pas entièrement élaboré, que les parties anciennes (les Samhitâ) devenaient obsolètes et de toute façon n'étaient plus comprises, des idéologies nouvelles se sont faites jour. L'émergence du yoga et surtout de ce yoga particulier, car institutionnalisé, qu'est le bouddhisme a posé des problèmes théoriques car la valorisation du silence a remis en cause la primauté de la parole et notamment la primauté de cette parole sacrée qu'était le Véda. Face à cette offensive du silence intérieur, la réponse théorique, issue des cercles d'exégètes du Véda (qu'ils nomment shâstra), a consisté à le considérer comme apaurusheya 'non-humain' et nitya 'permanent'. Cette conception savante qui permettait d'opposer le Véda à la parole du Bouddha historique, et plus généralement à toute parole humaine et impermanente a été adoptée comme un axiome. Laissons ce que les bouddhistes notamment (ils n'ont pas été moins inventifs) ont répondu à ces affirmations. L'important est que ce qui n'était d'abord qu'un argument dans la polémique anti-bouddhique est finalement devenu un des fondements de toute la réflexion philosophique brahmanique. L'éternité et la permanence du Véda font que le corpus de la connaissance est fermé: tout a été dit, la connaissance est en amont de l'homme et connaître n'est rien qu'un acte de re-connaissance. Que cet axiome soit contredit par le Véda lui-même a été ignoré; c'est le principe qui importait: poser la parole védique dans l'éternité rejetait les paroles du Bouddha dans l'actualité, disqualifiait ou relativisait toute autre parole et justifiait le statut des brahmanes chargés de dire au monde les mots du hors-monde. Les différentes actualités religieuses hindoues se sont ensuite alimentées à l'éternité que l'on prêtait au Véda.

– Un Véda d’origine humaine ?
Durant le premier millénaire de notre ère, une autre conception du Véda a été élaborée par les seuls vrais philosophes de l'époque (au sens occidental du terme). Elle consistait à dire que les paroles védiques étaient dues à des humains exceptionnels ; mais il n'y a là aucune révélation, aucun statut extraordinaire : le Véda est l'anthologie des paroles des sages antiques. Il y aura d'autres sages et cette anthologie est donc appelée à s'étoffer. Dès lors, la connaissance est le résultat de l'activité cognitive des ces sages ; elle est en aval de l'homme.

– Un Véda d’origine divine ?
Plus tardivement, quand l'ensemble des brahmanes s'est rallié à un type de religion où un Dieu transcendant, sous des noms divers (Vishnou, Shiva, etc.) tient le rôle principal, certains ont conçu le Véda comme la parole de ce Dieu, avec une priorité de Dieu sur Sa parole. La coexistence de deux éternités, celle de Dieu et celle du Véda, n'a pas été sans poser des problèmes complexes de théologie.

–La plénitude de la parole : la partie pour le tout…
L'énormité quantitative de la parole védique fait qu'on ne peut réciter le Véda mais seulement du Véda. Dès lors, la réflexion sur les rapports entre le tout et la partie, notamment sur la blessure qu'on inflige au tout quand on l'entame par la récitation d'une partie, a poussé les exégètes à concevoir deux pôles au Véda : tandis que l'un est formé d'une parole éparpillée, fragmentée, manifestée, l'autre est celui de la parole rassemblée, unifiée, concentrée. On a donc imaginé des niveaux de plus en plus rassemblés de cette parole.
Ainsi la Brihad-Âranyaka-Oupanishad parle-t-elle d'un Véda à plusieurs niveaux : il y a d'abord le silence ; non pas le silence qui serait vide de parole mais un silence plein de tout le potentiel de la parole, une plénitude à l'état potentiel.
Puis la première manifestation de la parole, le célèbre monosyllabe om, purement phonique et sans rien de sémantique, comprenant trois éléments (a, u, m) manifestés mais surtout riches de ce potentiel de silence dont ils procèdent. Puis, à un niveau plus manifesté, quelques syllabes (bhûr bhuvah svah) également purement phonétiques mais proches des mots ayant le sens de terre, ciel, firmament.
Ensuite, émergent les trois pieds de la stance nommée gâyatrî.
Enfin procédant de chacun des trois pieds de la gâyatrî, viennent les trois Véda, la triple science des Rig, Yajour et Sâma-Védas. C'est l'état le plus manifesté de la parole, celui qui relève d'une plénitude qui se fait pluralité. Bien sûr au fur et à mesure que se manifeste et se déploie cette parole principielle, elle demeure coiffée par le silence; c'est ce silence où baignent les trois constituants de om qu'on retrouve dans le quatrième quart de la gâyatrî (une strophe qui comprend trois pieds de parole et un quatrième pied silencieux).
En récitant la séquence om / bhûr bhuvah svah / tat savitur varenyam bhargo devasya dhîmahi / dhiyo yo nah pracodayât c'est tout le déploiement de la parole qu'on récite, c'est la fontaine de parole qui jaillit et c'est cela qui permet, entre autres, de soigner la blessure qu'on inflige en extrayant une partie du tout. Bien sûr de telles conceptions où l'on voit les tenants de la parole essayer de confisquer le silence à leur profit proviennent des rapports qu'ont entretenus brahmanes et yogin.
Des ponts ont été jetés entre la parole et le silence. Par ailleurs, la question de l'apprentissage du Véda s'est dès lors posée : si réciter om bhûr etc. ou même simplement om équivaut à la totalité concentrée du Véda, à quoi bon réciter des fragments, à quoi bon s'efforcer de les connaître par cœur ? Ne vaut-il pas mieux dire le tout concentré que les fragments ?
Ces questions montrent que face à l'offensive des tenants du silence, les tenants de la parole sacrée étaient sur la défensive : finalement, ils ont perdu la guerre. D'autant que le monosyllabe om est à la portée de tous. L'ésotérisme est socialement démocratique.

L'Europe et le Véda
A la découverte du Véda

– Le pionnier : Anquetil-Duperron
La découverte du Véda a été tardive : l'orientaliste français A. H. Anquetil-Duperron (1731-1805) a joué un rôle essentiel dans la révélation de l'existence du Véda. Quand il part pour ce qui sera son unique (et tumultueux) voyage en Inde (1754-1762), l'existence du Véda n'est pas encore avérée. Deux siècles et demi de présence européenne n'ont pas encore permis d'en certifier son existence, encore moins sa connaissance ! C'est que la curiosité des Européens s'opposait à la politique de rétention des brahmanes. Poussé par le désir de savoir, Anquetil-Duperron travaille avec des lettrés parsis (des destours *6), et apprend leur langue sacrée. Revenu en France avec des manuscrits, il consacre le reste de sa vie à leur étude. Notamment, il publie la traduction française du Zend-Avesta (1771), le texte sacré des Parsis. En 1801-1802, il fait paraître « Oupnek'hat, id est Secretum Legendum », la traduction latine d'une version persane des Oupanishads. Ce faisant, il révèle à l'Europe savante, pour la première fois, alors que le latin est encore lu par beaucoup, la "littérature" sacrée des brahmanes. L'homme est attachant et son travail admirable a contribué à fonder la méthode scientifique dans l'orientalisme.

– Les britanniques et l’indianisme
C'est quand l'Inde décidément devient anglaise à la fin du XVIIIe siècle, que des institutions se créent. L'indianisme sera donc britannique car les résidents britanniques peuvent s'alimenter à la source des brahmanes lettrés (les pandits) qui, dorénavant, collaborent avec les Occidentaux devenus l'autorité. Cet indianisme de langue anglaise fut aussi soutenu par de nombreux savants allemands qui avaient trouvé en Angleterre une patrie universitaire.
Parmi eux se détache Max Müller *7, le premier éditeur du Véda en livre et un de ses premiers traducteurs (en anglais).
En France, malgré la création de la première chaire de sanscrit en Europe (dès 1814), malgré quelques personnalités hors du commun (A. H. Anquetil-Duperron, A. Loiseleur-Deslongchamps *8, E. Burnouf *9, S. Lévi *10 et L. Renou *11), la connaissance du sanscrit est demeurée marginale. Même si V. Hugo écrit bien un poème où il adapte une Oupanishad védique, même si de brillants linguistes francophones (le suisse F. de Saussure *12, É. Benvéniste *13 notamment) connaissent le sanscrit, ils ne deviennent pas indianistes.

– La démarche scientifique allemande et ses dérives
C'est en Allemagne et en allemand que se sont principalement développées les études scientifiques du Véda. C'est seulement dans ce pays que le sanscrit, la philosophie et de la grammaire comparées, etc. sont devenues des disciplines universitaires partout enseignées au XIXe siècle. Même les potaches en apprennent parfois des rudiments. Toutes les universités sont alors dotées d'une chaire de sanscrit et de bibliothèques bien fournies. Mais cet effort n'est dirigé vers le Véda que dans la mesure où on imagine qu'il est le texte des origines aryennes de l'Allemagne : le nationalisme allemand et le pangermanisme se nourrissent au lait de l'indianisme mal distinct de certains fantasmes indo-européens ; on pensait alors que plus la langue était archaïque, que moins elle était indienne et plus elle était respectable. Si le romantisme de la fin du XIXe siècle voit dans la pensée indienne un remède à la décadence des valeurs (une vieille antienne!), c'est à travers une Inde désindianisée et confondue avec l'origine de l'Allemagne. F. Nietzsche va chercher dans une Grèce et une Inde revues et corrigées les modèles qu'il veut opposer au christianisme. Cette opposition apparaît souvent mal fondée (par exemple I.96 de Aurore *14).

– Une vision limitée
Au total, on ne peut qu'être surpris du faible impact du Véda et plus généralement des textes sanscrits dans la pensée générale en Europe. Alors que les philosophes, historiens, etc. peuvent au quotidien être au contact des philologues sanscritistes, que le Véda et beaucoup des textes sanscrits sont disponibles en traduction à la fin du XIXe siècle, il n'y a pas de véritable curiosité pour une pensée dont bien peu saisissent l'altérité. Les brillantes personnalités telles que A. Schopenhauer, F. Nietzsche, C. Jung font la promotion d'une Inde simpliste, d'un Véda lu à la lumière de leur riche pensée.
Par exemple, on a récemment étudié comment la mauvaise compréhension par A. Schopenhauer de tat tvam asi, une phrase fameuse d'une Oupanishad védique, avait perduré jusqu'à nos jours dans nos pays et même en Inde. S'il n'y a pas d'osmose entre l'indianisme et les milieux philosophiques et littéraires, c'est qu'en Europe on n'imagine pas que l'autre ait à nous apprendre : la philosophie est grecque, surtout en France où l'on aime l'universel, et l'on n'accorde guère de dignité au Véda ; on y voit de l'originel, pas de l'original, sauf à dire qu'il est peut-être premier donc primitif : la théorie de l'évolution transportée dans les sciences sociales veut que ce qui est ultérieur soit supérieur. Et nous venons en dernier.

– Comment pénétrer l’esprit du Véda ?
On peut mettre de côté l'œuvre de M. Weber: encore ses analyses sont-elles moins fondées sur une connaissance bien informée que dues à une intuition exceptionnelle.
En fait c'est quand le Véda a été rendu à la banalité désenchantée, quand il a cessé d'être un mythe chrétien ou européen, quand on a cessé de le considérer comme les Archives du paradis, etc., que des études sérieuses ont pu rendre compte des mythes dans le Véda. Entre-temps, le travail des grammairiens, des philologues et traducteurs avait été à l'origine de la linguistique, du comparatisme en matière de religion, de philosophie, etc. Comme souvent c'est le cas, de mauvaises raisons avaient permis de grandes découvertes. Cette époque fondatrice est révolue. Le Véda désormais rendu aux ethnologues et aux anthropologues et surtout aux philologues, rendu aux Indiens, demeure néanmoins plein du mystère qu'il célébrait; aimant l'énigme, il reste en partie énigmatique tout demeurant source d'émotion littéraire.
Néanmoins, il importe de souligner qu'on ignorera toujours si les beautés fulgurantes dont le sentiment nous étreint parfois au détour de certaines poésies védiques ont jamais été perçues par les auteurs et les auditeurs antiques de ces œuvres. Et ce qui serre le cœur à la lecture d'une traduction ne se confond pas non plus avec ce qui nous saisit quand on entend réciter l'original. Ce sont des expériences différentes quand on lit la traduction, quand on entend la parole sanscrite sans prêter d'attention au sens, quand on écoute ou lit ce qui est signifié ou quand on récite soi-même. Et comment pourrait-on capter aujourd'hui toutes les résonances associées alors à chaque texte? How to enter in the Vedic mind? s'interroge M. Witzel.
L'Inde contemporaine et le Véda
L’Inde et sa philosophie
L'Inde est née au siècle dernier, en réaction au colonialisme britannique. Elle n'est pas redevenue indépendante: elle est advenue. Et c'est, comme souvent, à la lumière de la réévaluation du passé que le présent a été constitué et apprécié.

– Le Véda, référence de la nouvelle identité indienne ?
La personnalité et l'œuvre de S. Radhakrishnan (1888-1975) sont exemplaires à cet égard : enseignant des religions orientales en Inde et à Oxford, traducteur des Oupanishads, il est aussi un homme politique, l'homme du dialogue avec la Chine et finalement le président de la république indienne entre 1962 et 1967. Il incarne la "spiritualité indienne" et "l'Indian Philosophy" dont il est l'ambassadeur en Occident.
Dans sa vision douce, le Véda joue le rôle de texte fondateur de l'Inde au sein de l'humanité en général. Alors que l'idée de Dieu est absente du Véda, que l'Inde n'existe pas à l'époque de sa composition, écoutons cet humaniste à l'indienne parler du Véda comme "pensée religieuse de l'Inde" ;
il explique : « En réalité, c'est la barrière séparant le voyant de la vie divine qui est abattue et dès lors, c'est le privilège du voyant de vivre dans la lumière et l'inspiration de cette expérience, d'être un avec Dieu et de cohabiter avec lui. Les Véda sont les archives de telles expériences et l'on dit d'eux qu'ils sont «toujours les mêmes bien que toujours différents». Fondements essentiels de toute la tradition spirituelle hindoue, ils sont fondés (...) sur une haute connaissance que l'on atteint grâce à une intuition et à une vision »
(introduction de Le Véda 1967 : 19-20 ) *15.
Cette lecture spirituelle et tolérante est ignorante de la réalité du Véda mais exprime bien comment on l'entend officiellement : le Véda, parole sacrée des brahmanes, est transformé en un texte spirituel, fondant l'identité de l'Inde.

Une vision ésotérique du Véda
À côté de cette vision très généralement acquise en Inde aujourd'hui, il en existe de nombreuses autres. La vision ésotérique est peu connue en Occident car elle n'est pas diffusée dans les canaux officiels. La porte à ce type d'interprétation avait été ouverte anciennement par les exégètes du Véda : ceux-ci, conscients que le sens littéral de certains hymnes védiques était impossible, affirmèrent que l'impossibilité du sens premier légitimait une lecture métaphorique. Une telle conception autorisait à comprendre le Véda dans tous les sens ; cette possibilité n'eut guère de conséquences tant que les brahmanes considérèrent que la forme (phonétique, tonale, morphologique) était l'essentiel. Mais pendant le XIXe siècle, ils découvrirent que les Occidentaux s'intéressaient au sens des hymnes védiques. Dès lors, ils réévaluèrent les analyses sémantiques, notamment sur la base du vieux traité d'étymologie, le Nirukta (vers -500), une œuvre qui n'avait jamais eu de lendemains. Sur cette base, des interprétations les plus fantaisistes virent le jour à la fin du XIXe siècle; entre autres, citons le courant qui a tendu à identifier systématiquement les dieux ou les hymnes védiques à des organes de la tête ou du corps humain ! À V. G. Rele, on doit « The Vedic Gods as figures of biology » (Bombay, 1931) dont le titre est tout un programme. L'idée est que la lecture exotérique est aussi à objet extérieur: agni est le 'feu' à l'extérieur (cf. latin ignis) tandis que la lecture ésotérique est à objet intérieur; l'auteur explique: "la forme d'Agni, présentée [exotériquement et extérieurement] comme un aigle du ciel, un oiseau céleste ou un taureau à large encolure, provient de l'arrangement des fibres (...) du système nerveux dans le cerveau moyen". Un tel ouvrage n'est pas exceptionnel et très régulièrement, aujourd'hui encore, on peut lire des œuvres similaires. De telles analyses sont stupéfiantes et l'on demeure pantois devant ce qui nous semble être de simples divagations; mais tout cela forme un système de croyances clos que rien ne peut atteindre : il suffit qu'un maître indien vienne à le confirmer pour que ces croyances se radicalisent. Beaucoup de maîtres hindous du XXe siècle profitent de ces lectures métaphoriques du Véda pour promouvoir des conceptions qui, en réalité, leur sont personnelles. En l'absence d'institution qui, à l'instar de ce que fit l'Église, aurait établi une interprétation officielle, le Véda se laisse interpréter facilement par tout un chacun.

La réappropriation brahmanique
Un troisième courant, d'origine brahmanique, tend à réévaluer le Véda sur des bases à la fois savantes et croyantes. Des ouvrages issus des milieux religieux, très puissants et s'appuyant sur des institutions anciennes, en sont à l'origine. On peut s'en faire une idée dans les publications du Kalpatharu Research Academy (par exemple les deux ouvrages consacrés au Rig-Véda ; cf. bibliographie). On y déprécie l'approche occidentale réputée sans foi, trop linguistique et trop soucieuse du sens premier des mots. On y déprécie aussi certaines approches indiennes traditionnelles jugées trop ritualistes. Le centre d'intérêt se déplace vers les Oupanishads et aussi vers le Rig-Véda. On affirme le caractère indien de l'œuvre, on dénie son substrat indo-européen. La lecture est à la fois sémantique et ésotérique. Les auteurs interprètent le mot chandas qui désigne les types de vers védiques (on retrouve le mot dans scand-er et l'anglais to scan) comme un dérivé d'une racine CHA(N)D- qui signifie 'recouvrir', 'cacher'. Le Véda est un texte dont le sens est caché; couvert aux ignorants, découvert par et pour ceux qui savent. On peut juger ces interprétations non scientifiques mais elles ne prétendent pas à la science, au contraire. Elles considèrent le Véda comme la Révélation et n'ont que faire de notre approche littéraire, linguistique, comparatiste.

Le nationalisme et le Véda
Le Véda est aussi devenu un élément du nationalisme indien et hindou. Depuis le milieu du XIXe siècle, sous l'influence européenne, l'hindouisme est en partie devenu militant; des maîtres indiens font du prosélytisme à l'échelle universelle, et utilisent le Véda, qui n'en peut mais, pour promouvoir leur "philosophie", leurs pratiques. Souvent, ils reconstituent à l'échelle planétaire ce que les brahmanes faisaient dans le cadre de leur société : l'Inde promue "pays de la connaissance" occupe à l'échelle mondiale ce que les brahmanes étaient à l'échelle indienne. Les maîtres indiens placent statutairement l'Inde au sommet et ils attribuent le décalage qu'ils constatent entre le statut – l'Inde et le Véda sont le sommet – et le fait – l'Inde est pauvre et dominée – (en réalité l'Inde n'est pas si pauvre et plutôt dominatrice) à la responsabilité de l'Angleterre colonisatrice, de l'Amérique spoliatrice, de l'Occident impur voire dépravé. Certains de ces néo-hindouistes réclament l'adoption du sanscrit comme langue universelle. Tout cela est nouveau et difficile à intégrer: car si le bouddhisme a toujours été missionnaire, on naît hindouiste (ou hindou), on ne le devient pas. Les Occidentaux qui s'imaginent l'inverse l'apprennent à leurs dépens. Ce n'est pas sans paradoxe que le Véda, un texte très peu localisé, sans toponymes, est appelé à servir de référence au nationalisme indien et au fondamentalisme hindou.

Le Véda face aux autres religions indiennes
Par ailleurs, les penseurs (brahmanes) de beaucoup des nouvelles religions qui émergeaient et se développaient en Inde depuis l'Antiquité sentaient le besoin de les enraciner dans l'éternité qu'on prêtait au Véda. Comment faire alors que Shiva, Râma, Krishna, Ganesha, Kâlî, Hanuman et la grande majorité des dieux de l'hindouisme sont tous absents du Véda? Pourtant ils ont été rattachés par un biais ou un autre au Véda, notamment grâce aux multiples épithètes dont ils sont l'objet. Parmi les mille noms de Vishnou ("Les mille noms de Vishnou", partie du Mahâbhârata, la grande épopée qui inclus aussi la Bhagavad-Gîtâ, est récitée communément, y compris par les femmes, dans les temples vishnouites en une sorte de litanie), il y en a que l'on connaît dans le Véda. Beaucoup des Hindous d'aujourd'hui ne doutent pas que les dieux qu'ils révèrent ont une légitimité védique. Par exemple, si le Dieu Shiva est inconnu dans le Véda, le mot shiva qui signifie, entre autres, 'favorable' ou 'heureux' y est bien présent. Sans être un mot très commun, il n'est pas extraordinaire. Dès lors, les brahmanes shivaïtes ont extrait quelques strophes du Véda où ce mot pouvait être compris comme un nom propre, par exemple dans la Samhitâ du Yajour-Véda blanc (XXXIV.1-6) où shiva est cité six fois dans une sorte de refrain. Cela était d'autant plus facile qu'en sanscrit il n'y a pas de signe de nom propre ni à l'oral ni à l'écrit (la majuscule n'existe pas) et que tous les noms propres sont eux mêmes signifiants : par exemple Agni est le nom d'un dieu et agni est le nom commun du feu, les deux mots se prononçant et s'écrivant identiquement. Il a été possible de transformer un texte avec shiva-favorable en un texte avec shiva-Dieu : "Puisse ma pensée concevoir des choses heureuses" est compris par les Shivaïtes "Puisse ma pensée concevoir Shiva". Des dieux védiques mineurs comme Roudra et Vishnou ont été réinterprétés dans l'hindouisme si bien que les textes védiques où leur nom est cité connaissent dorénavant leur moment de gloire. Par ailleurs, certains hymnes védiques sont bien connus aujourd'hui parce que, puisant dans le stock des mantra védiques, les cultes médiévaux ou contemporains les ont librement disposés pour alimenter en belles paroles leurs liturgies.
En général, la majorité de la population indienne non musulmane considère le Véda avec un mélange de respect et de circonspection. Le fait que des étrangers s'y intéressent est sans doute flatteur mais l'impression demeure que pour la majorité des Indiens le Véda est un simple nom vénérable, associé aux brahmanes et plutôt poussiéreux. On devine que dans ce pays où les minorités religieuses comptent pour beaucoup, où les princes musulmans furent des dirigeants pendant un millénaire et où le persan fut langue officielle et sans doute la grande langue culturelle jusqu'en 1947, il n'est pas simple d'affirmer qu'à l'origine de l'Inde, il y a le Véda. 
Les récitations du Véda
Aujourd'hui, elles sont souvent hindouisées et n'offrent alors guère plus d'intérêt que les bhajan *16 qu'on entend ici et là dans et autour des temples. La récitation décrite ci-dessous est celle des brahmanes qui récitent traditionnellement. Rappelons que ces brahmanes sont toujours des hommes, qu'ils récitent seuls ou à deux, sans aucun accompagnement musical (y compris les sâman 'chants') et sans donner à leur récitation aucune explication ni traduction. Plus le récitant est vieux, plus il peut être bon.

La récitation des différents Véda
– Le Rig-Véda est récité sur trois tons; souvent le récitant adopte un rythme lent, presque hiératique, conférant à sa récitation une grande noblesse ; comme il n'y a guère de renouvellement dans cette récitation, elle apparaît vite monotone à l'écoute.
– La branche Taittirîya du Yajour-Véda noir est toujours bien vivante; plusieurs centaines de bons récitants vivent encore et transmettent leur savoir. De ce fait, cette récitation Taittirîya s'avère très différente selon les écoles et les régions. Souvent extrêmement dynamique, très rythmée, elle est pratiquée sur trois tons dans le registre aigu avec des voix chaudes et vibrantes.
– Avec le Yajour-Véda blanc, on revient à quelque chose de plus doux; on utilise une voix d'avant, ponctuée de légers coups de glotte, sur deux tons, qu'on accompagne de gestes sur lesquels on s'appuie pour le rythme.
– L'Atharva-Véda, rarement récité, ressemble au Yajour-Véda blanc; mais les torsions de voix qui ponctuent sa récitation à trois tons sont plus nombreuses et plus fortes; le contraste est grand entre sa beauté apaisée et la signification de strophes souvent bien humaines.
– Le Sâma-Véda est le chant de strophes dont la grande majorité se trouve, avec parfois quelques variantes, dans le Rig-Véda. Mais ces strophes font l'objet d'une distorsion systématique et théorisée: dans le yoni '[strophe] originale', on introduit des mots étrangers ainsi que des sons totalement dépourvus de sens qui servent de décors (stobha) dont certains sont phonétiquement extérieurs au sanscrit; c'est principalement sur ses stobha que l'on chante, sur sept tons. Le résultat est que la strophe originale, déjà peu claire au niveau de la signification, est totalement disloquée. Il est impossible à l'auditeur de comprendre le texte; c'est tout juste si, çà et là, on peut deviner quelques mots qui surnagent dans un océan de sons. Dada, un stobha assez fréquent, inspira à B. Faddegon l'expression de "dadaïsme rituel". Le Sâma-Véda, plus que que le reste du Véda ne s'adresse pas à l'intellect. Il est totalement inutile de comprendre le sanscrit pour entendre le Sâma-Véda (mais cela est tout à fait nécessaire pour l'apprendre).

La syntaxe des sâman
Cette musique est orale donc en même temps que savante, sans aucune improvisation. La "syntaxe" de ces sâman est très particulière. F. Staal en étudie plusieurs et dans "The Syntax of Stobhas", p. 213 de Ritual and Mantras. Rules Without Meaning, il en établit la formule où P, Q, R, Y représentent chacun un élément chanté (un stobha) tandis que X et Y sont des parties du mantra d'origine (le yoni); dès lors (QR5)3 vaut pour QR5 QR5 QR5 c'est-à-dire QRRRRRQRRRRRQRRRR. La formule d'un de ces sâman est alors la suivante:
P3 (QR5)3 P3
        X
P3 (QR5)3 P2P*
        Y

Le chant
Maintenant, mettons-nous à l'écoute. Là encore que de diversité. Celle-ci provient, comme précédemment des différentes branches et écoles (aujourd'hui en voie de disparition). Elle est aussi inhérente aux chants eux-mêmes: alors que la beauté du Rig-Véda est répétitive, les sâma-Véda ont chacun une atmosphère particulière. En général, ces chants peuvent être extrêmement pénétrants au point où certaines personnes en trouvent l'audition rapidement insupportable. Ils sont, plus que les autres Véda, très physiquement ressentis. Mais il est difficile de dire qu'ils sont beaux; rien à voir avec l'émotion que l'on peut ressentir dans notre musique dite "sacrée". Ils ne font pas dans le sublime (comme Charpentier ou Bach) ni dans le divin (comme le chant grégorien); d'ailleurs les voix ne sont pas particulièrement travaillées en direction de la beauté, elles rappellent parfois ce que l'on entend en Corse ou en Sardaigne. En fait, le Sâma-Véda joue, plus que tout le Véda, dans le registre du sacré avec ce que mot suggère de transe, d'incarné ; il est à la fois très sophistiqué et très brut, voire brutal parfois, bien que le chanteur fasse appel à une grande finesse dans l'exécution. La subtilité musicale est soutenue par le fait que le sâma-vedin chante souvent au quart de ton dans des gammes non harmoniques. La nature musicale du Sâma-Véda interdit ici qu'il se fasse entendre. C'est certes le cas de tout le Véda mais plus particulièrement de cette branche qui, par nature, est la moins "littéraire" et la plus dégagée de la langue.
Conclusion : Le Véda au futur
Le Véda semble avoir achevé son destin ; la classe sociale qui pendant plus de trois millénaires l'avait incarné est en train de disparaître : les derniers passeurs de cette parole meurent aujourd'hui et avec eux, très concrètement, c'est une tradition millénaire, au vrai à l'agonie depuis plusieurs siècles, qui disparaît. Le résidu va-t-il se révéler une graine? En Inde même, cela semble difficile. Le Véda est maintenant recueilli hors de l'Inde. Les philologues européens, puis américains (et japonais) l'étudient depuis deux siècles. Notamment grâce à leur travail, le Véda est désormais senti comme une partie du patrimoine de l'humanité : la récitation du Véda est depuis quelques années classée au patrimoine de l'humanité.
En Inde, principalement, le Véda est devenu une icône poussiéreuse. Pour beaucoup, Véda et brahmanes incarnent un passé enfin révolu. D'autres continuent à vénérer la poussière et à la confondre avec l'icône. Certains tentent de retrouver ce que fut le Véda des origines ; mais celui-ci est si éloigné des pratiques et des idées contemporaines que, voulant le restaurer, ils repeignent le Véda aux couleurs de l'Inde et des valeurs admises aujourd'hui dans ce pays. Ils croient que le Véda originel serait les origines de l'Inde, si ce n'est de l'humanité. En fait, ils précipitent dans l'actualité le Véda qu'on faisait prétendre à l'éternité. La désaffection est sélective: nous avons vu que certains rares textes védiques ont eu une descendance idéologique importante (en philosophie, ou en religion, ou en poétique) ; c'est le cas de deux hymnes (RS X.90 et X.129) qui sont à l'origine de la pensée religieuse et de la pensée philosophique. En Inde, ils continuent à inspirer religieux, philosophes et poètes comme aujourd'hui encore nos classiques, Aristote, St Augustin, etc., morts depuis longtemps, ne cessent pas d'être étudiés : leurs œuvres inspirent même de nouvelles pensées.
En Occident, pendant longtemps, le Véda a été prestigieux pour des raisons qui sont maintenant reconnues comme fallacieuses. Deux mythes, successifs et contradictoires, avaient nourri son prestige : celui d'être la parole du début, celle d'avant Babel, celle d'Adam et Eve, celle de Dieu se parlant à Lui-même; un autre mythe était celui, principalement germano-romantique, d'être le livre du passé âryen ; on faisait du sanscrit védique la langue mère des langues indo-européennes. Tout cela est maintenant abandonné. Par ailleurs, comme au XXe siècle l'amour de l'Inde signifiait souvent le refus de l'Occident, le Véda et les textes sanscrits attirèrent ceux qui sur un mode ou un autre étaient en rupture d'Occident et voyaient dans l'Orient paré de toutes les vertus le remède à l'Occident malade; dès lors le Véda (en fait toute la littérature en sanscrit) suscita longtemps (et encore) des attitudes passionnées et contrastées, généralement peu ou mal informées : encore aujourd'hui, la vénération ou le mépris sont souvent mal fondés et alimentés par des fantasmes. Le Véda depuis un siècle a lentement perdu ces prestiges douteux. Demeure la magie d'un verbe érudit au service d'une pensée passant parfois par ce qui nous est familier, oscillant surtout entre l'étrangeté et l'altérité pure.
Il n'y a pas de traduction complète du Rig-Véda en français, si l'on excepte celle de A. Langlois (1872) qui, vieillie et de toute façon peu fidèle, n'a jamais été recommandable. Le grand védisant L. Renou (1891-1966) mourut avant de terminer la traduction qu'il avait entreprise après une vie dédiée en grande partie à la connaissance du Véda. S'il avait pu mener cette œuvre à son terme, assurément, elle aurait fait date. Il demeure l'espoir qu'on saura quelque jour la reprendre et la terminer. En attendant, la traduction allemande de F. Geldner et d'excellentes anthologies en français et en anglais (voir la bibliographie) permettent au curieux de goûter quelques uns des élans poétiques des bardes antiques ; dans leurs mots rendus en français, on entend encore la ferveur des cœurs et des esprits d'où ils s'élancèrent vers un ciel qu'alors on pensait plein des dieux.
 
Notes complémentaires (ces notes, rédigées par nos soins, ne sont pas de l'auteur)
*1 : Rishi et kavi
Les deux termes sont souvent employés l’un pour l’autre. Les rishi sont plus particulièrement les sages ou "prophètes" médiateurs qui reçurent la "parole" du Véda. Les kavi sont à l’origine les maîtres de l’élaboration du Véda. Si les deux termes sont souvent traduits par "poètes", il semble que les kavi appartenaient plutôt à la noblesse guerrière et les richi à la classe sacerdotale.
* 2 : Ashoka
Petit fils de Chandragupta, le fondateur de la dynastie des Maurya, Ashoka fut sacré roi de Magadha en 260 avant notre ère. Grand conquérant, il assura par les armes son pouvoir sur une grande partie de l’Inde.
Converti au bouddhisme vers 250 et lassé des atrocités de la guerre, il décida de «substituer la victoire de la Loi au règne de la contrainte et de la violence». Mort en 226-227, il est considéré comme le plus grand empereur indien de cette période de l’histoire.
*3 : Iambe et trochée
Dans la métrique antique, l’iambe est un pied de 2 syllabes, la première brève, la seconde longue. Le trochée, un pied formé de 2 syllabes, une longue et une brève.
*4 Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731 – 1805) :
Grand pionnier français de l’orientalisme. Il fut le premier traducteur de l’Avesta et d’une collection d’une cinquantaine d’Oupanishad. Il ouvrit la voie à la connaissance d’un zoroastrisme débarrassé de l’imagerie orientalisante qui lui était attachée à cette époque en Europe. Son œuvre fut plus reconnue en Allemagne qu’en France.
*5 Les shramanes :
par oppositions à l’ordre des brahmanes, le terme shramane servait à designer les ascètes bouddhistes et surtout jaïnistes. Le terme désigne aussi, dans certains pays comme la Birmanie, les moines bouddhistes qui n’ont prononcé qu’une partie des vœux monastiques et partagent leur vie entre le monde et le monastère.
*6 Les destours :
nom donné aux docteurs parsis versés dans les textes sacrés de la vieille religion iranienne. Ce fut le destour Darab qui offrit à Anquetil-Duperron de consulter les manuscrits anciens zoroastriens.
*7 : Friedrich Maximilian Müller (1823-1900)
Indianiste d’origine allemande, élève de Burnouf, il enseigna à Oxford après avoir été chargé par la compagnie des Indes d’éditer le Rig-Veda. IL fut l’un des pionniers de la mythologie comparée, abordée sous l’angle du linguiste.
*8 Auguste-Louis-Armand Loiseleur-Deslongchamps (1805-1840)
Indianiste français qui traduisit en français le Manavadharmashastra (les "Lois de Manou" )
*9 Eugène Burnouf (1801-1852)
Orientaliste français qui déchiffra les manuscrits zend rapportés en France par Anquetil-Duperron. Auteur, entre autres d’un "Commentaire sur le Yaçna" et traducteur du texte Bhâgavata Purâna.
*10 Sylvain Lévi (1863-1935)
Directeur d'études à l'École pratique des hautes études de 1886 à 1935 et professeur au collège de France, Sylvain Lévi fut le déchiffreur de la langue tokharienne. Il est surtout connu pour son ouvrage le "Thâtre indien" qui révéla en Europe la dramturgie indienne.
*11 Louis Renou (1896-1966)
Auteur, avec Jean Filliozat, de "L’Inde classique : manuel des études indiennes" (1947-1953) qui reste encore aujourd’hui l’un des ouvrages de base pour les indianistes. Auteur également d’une grammaire du sanscrit et de nombreuses traductions d’œuvre sanscrites.
*12 Ferdinand de Saussure (1857-1913)
Linguiste suisse qui enseigna à Genève et à paris et dont les travaux furent à l’origine de la linguistique générale et de son évolution vers l’analyse fonctionnelle et structurale.
*13 Émile Benveniste (1902-1976)
Éminent linguiste français qui enseigna au collège de France de 1937 à 1970. Spécialiste de grammaire comparée, maître de linguistique générale, dans la lignée de Georges Dumézil, il apporta une contribution majeure aux études sur les langages indo-européens et les sociétés qui leur sont associées.
*14 Texte de Friedrich Nietzsche : Aurore I, 96
« In hoc signo vinces ! » – Quel que soit le degré de progrès qu’ait atteint l’Europe par ailleurs : en matière religieuse elle n’est pas encore arrivée à la naïveté libérale des vieux Brahmanes, ce qui prouve qu’en Inde, il y a quatre mille ans, l’on réfléchissait plus et l’on transmettait à ses descendants plus de plaisir à la réflexion que ce n’est le cas de nos jours. Car ces Brahmanes croyaient premièrement que les prêtres étaient plus puissants que les dieux, et en deuxième lieu que c’étaient les usages qui constituaient la puissance des prêtres : c’est pourquoi leurs poètes ne se fatiguaient pas de glorifier les usages (prières, cérémonies, sacrifices, chants, mélopées), qu’ils considéraient comme les véritables dispensateurs de tous les bienfaits. Quel que soit le degré de superstition et de poésie qui se mêlent à tout cela : les principes demeurent vrais ! Un pas de plus et l’on jetait les dieux de côté, — ce que l’Europe devra également faire un jour ! Encore un pas de plus, et l’on pouvait aussi se passer des prêtres et des intermédiaires ; le prophète vint qui enseignait la religion de la rédemption par soi-même, Bouddha : — combien l’Europe est encore éloignée de ce degré de culture ! Quand enfin tous les usages et toutes les coutumes, sur quoi s’appuie la puissance des dieux, des prêtres et des sauveurs, seront détruits, donc, quand la morale, au sens ancien, sera morte, alors adviendra — qu’est-ce qui adviendra alors ? Mais ne cherchons pas à deviner, cherchons plutôt à rattraper ce qui, en Inde, au milieu de ce peuple de penseurs, fut considéré, déjà il y a quelques milliers d’années, comme le commandement de la pensée ! Il y a maintenant peut-être dix à vingt millions d’hommes, parmi les différents peuples de l’Europe, qui « ne croient plus en Dieu », — est-ce trop demander que de vouloir qu’ils se fassent signe ? Dès qu’ils se reconnaîtront de la sorte ils se feront aussi connaître, — immédiatement, ils seront une puissance en Europe, et heureusement une puissance parmi les peuples ! parmi les castes ! parmi les riches et les pauvres ! parmi ceux qui commandent et ceux qui obéissent ! parmi les inquiets et les pacifiques, les pacificateurs par excellence !
*15 Le Véda :
Ouvrage de Jean Varenne, édition Deux Océans, Paris 1967. Introduction par Radhakrishnan
*16 bhâjan
En Inde, la prédication sectaire à caractère dévotionnel prend volontiers la forme de récitations de textes sacrés, accompagnés de chants et de commentaires parlés. Ce type de manifestation religieuse, d’origine certainement très ancienne, a pris au Moyen Âge le nom sanskrit de bhâjan (bhajana, «participation»), son objectif étant, en effet, d’amener les fidèles à participer à cette sorte d’office que constitue la prédication publique.(Encyclopedia Universalis)
Michel Angot
octobre 2007
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