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Le sunnisme ou la force de la tradition

Anne-Marie Delcambre
Docteur d'Etat en droit, docteur en civilisation islamique
Islamologue et professeur d'arabe

L’islam est multiple. Très tôt il éclata en une pluralité de branches et d’écoles. L’arbitrage de Siffîn, en Irak, en juillet 657, entre le calife Ali et Mu’awiyya, gouverneur de Syrie, fut le point de départ des premiers schismes de l’islam. À partir de ce moment les partisans inconditionnels d’Ali seront désignés par le terme de chiites, terme qui signifie « partisans » [d’Ali]. Les « sécessionnistes », ceux qui, déçus par l’attitude du quatrième calife, sortirent en signe de protestation, reçurent le nom de kharijites, du verbe arabe kharaja, « sortir ». Le reste des musulmans – la grosse majorité – qui s’étaient « conformés » avec un certain suivisme à ce qui avait été décidé furent, mais bien plus tard, qualifiés de sunnites, Ahl al sunna wa-l-jamâ’a, « gens de la tradition et du rassemblement » ; c’est ainsi que les sunnites se présentent comme les orthodoxes de l’islam, face à tous les autres mouvements considérés par eux comme hétérodoxes et hérétiques. Nous avons demandé à Anne-Marie Delcambre de nous préciser ce qui fait la spécificité doctrinale du sunnisme.

Le sunnisme comme doctrine

Toutes les branches musulmanes vont vraiment se définir de façon doctrinale seulement à l’époque des califes abbassides, à partir de 750. C’est l’importante question du califat qui a séparé le sunnisme des autres branches. Par « calife » il faut entendre le successeur du prophète à la tête de la communauté musulmane. Pour les chiites, la succession du prophète s’est déroulée injustement, en écartant dès le début Ali, cousin et gendre de Mahomet, époux de sa fille Fatima et père de ses deux petits-fils, Hassan et Husseyn ! Les kharijites, eux, ont toujours refusé le principe que le calife soit désigné parmi les membres de la famille du prophète ou parmi les Arabes appartenant à la tribu qurayshite. Face au légitimisme du chiisme et au suivisme du sunnisme, le kharéjisme représente l’insurrection. En février 661, le calife Ali sera poignardé dans la mosquée de Koufa, en Irak, par un kharijite. Le califat « sunnite » de Mu’a-wiyya (661-680), premier calife omeyyade, allait devoir affronter une agitation chiite, des émeutes kharijites et une opposition doctrinale sunnite. Tous les juristes admettent la légitimité des quatre premiers califes – Abu Bakr, Omar, Othman, Ali –, les « califes bien guidés », – Râchidûn – ou « califes de la prophétie ».

À ce « califat de la prophétie » dont le prophète aurait annoncé qu’il durerait trente ans, s’oppose le « califat de la royauté » qui commença avec le règne de Mu’awiyya. Le califat sunnite fut donc perçu comme une usurpation par certains juristes, considéré comme extérieur à la religion musulmane et à son droit. On prête à deux grands jurisconsultes sunnites, Abu Hanîfa et Mâlik, fondateurs des écoles auxquelles ils ont donné leur nom, une attitude de protestation contre le pouvoir califal estimé par eux irrégulier. Tous deux refusèrent d’être au service du calife, en devenant juge, cadi. Abu Hanîfa fut battu avec des verges et mis en prison où il finit par mourir en 767. Mâlik fut fouetté avec une telle véhémence qu’il en eut le bras cassé.

Mais ce qui caractérise fondamentalement l’islam sunnite c’est l’importance accordée à la sunna du prophète. Par sunna il faut entendre la pratique prophétique, une coutume à suivre pour la communauté, avec un élément d’exemplarité qui en fait une sunna normative, montrant l’usage tel qu’il doit être appliqué. Le comportement du prophète constitue la pratique idéale communautaire, le modèle de référence, la norme à respecter, dans tous les domaines jusque dans les moindres détails. Le mode de connaissance de la sunna repose sur un véritable « montage » de témoignages en chaîne, remontant jusqu’à Mahomet et ses compagnons. À partir du VIIIe siècle des théologiens juristes appelés traditionalistes, chercheurs de traditions ou muhaddith se mirent à rechercher tous les récits oraux relatant la vie de Mahomet qui circulaient parmi les musulmans. Une transmission était censée s’être faite de bouche à oreille, de génération à génération, et ceci depuis la mort de Mahomet en 632.

Cette quête des traditions ou hadîths était associée à une enquête de moralité des rapporteurs, les compagnons de Mahomet étant considérés comme des garants de tout premier ordre de cette mémoire vivante concernant le comportement du prophète de l’islam. Les collecteurs de traditions, souvent des convertis, composèrent des recueils de hadîths où ils notèrent soigneusement le chemin par lequel les paroles prophétiques leur étaient parvenues, la « chaîne des appuis » ou isnad. Ces traditionalistes, malheureusement, cherchèrent souvent dans l’exemple du prophète la confirmation de leurs propres opinions ; ainsi se formèrent des recueils de hadîths plus ou moins favorables aux califes omeyyades, ou au contraire aux califes abbassides. Des hadîths furent même purement et simplement inventés. Très tôt la société musulmane se heurta à la prolifération de récits apocryphes et une discipline particulière, la critique des hadîths, vit le jour, portant sur les conditions de transmission et jamais sur le contenu. La critique occidentale a toujours manifesté un extrême scepticisme quant au rattachement effectif à Mahomet de la plupart des hadîths ; certains, comme Henry Lammens, ont été jusqu’à considérer les hadîths comme « l’une des plus grandes supercheries historiques dont les annales littéraires aient gardé le souvenir ».

La deuxième caractéristique du sunnisme, du point de vue doctrinal est l’importance qu’il attache au rassemblement communautaire, le jamâ’at. Le sunnisme minimise, voire passe sous silence, les schismes qui ont divisé les compagnons du prophète. Si théoriquement l’infaillibilité de la communauté musulmane est considérée comme incontestable, l’accord de la communauté, le consensus ou ijmâ’ sur le plan politique est toujours resté une notion floue, se résumant dans le propos attribué au prophète : « Ma communauté ne saurait s’accorder sur une erreur. » En revanche, sur le plan juridique, le consensus a joué un rôle dans l’élaboration jurisprudentielle effectuée par les écoles juridiques. Il ne s’est jamais agi de l’unanimité de l’ensemble de la communauté des fidèles musulmans. L’opinion de la majorité des savants fut celle qui fut retenue, les petites minorités de savants furent négligées. Mais si certains jurisconsultes entendaient l’accord des savants d’une même génération sur une question donnée, d’autres, plus attachés à la tradition, n’admettaient que l’accord des seuls compagnons du prophète. La troisième caractéristique du sunnisme est d’être un islam légalisé et légaliste. Mettant la norme du Prophète, la sunna, au centre de son système, il lui fallait expliciter pour les musulmans comment correspondre à la norme. Ce fut le rôle dévolu aux écoles de droit qui s’attachèrent à mettre en pratique la doctrine sunnite et à en faire une théologie pratique appliquée et expliquée, ou fiqh. Quatre écoles allaient se s’atteler à cette tâche selon deux tendances, la tendance irakienne dite de koufa avec les partisans du raisonnement pernoise avec les défenseurs des traditions prophétiques, les hadîths.

Les écoles sunnites

La première école juridique est l’école hanéfite dite de la libre opinion, ou ra’y. Abu Hanîfa, le fondateur (mort en 767), un Persan, se rattachait à la tendance de koufa, faisant de l’estimation personnelle, l’istihsân, une des sources de sa jurisprudence. Il se montrait fort sévère quant à l’authenticité des hadîths. L’école hanéfite fut rapidement qualifiée d’école des non Arabes. Elle se répandrait en effet en Afghanistan, au Pakistan, en Inde, en Chine, en URSS. Elle allait devenir avec les Turcs, l’école officielle de l’Empire ottoman. Dès sa création, elle fut favorisée par les premiers califes abbassides qui choisirent parmi les disciples d’Abû Hanîfa les principaux cadis comme Abu Yûsuf, célèbre pour son livre sur l’impôt foncier – al kharâj – et Al Chaybânî, connu pour son traité de subterfuges juridiques – hiyâl.

La seconde école juridique, du point de vue chronologique, est l’école malékite, considérée comme l’école du Hadîth. Mâlik Ibn Anas, son fondateur, (mort en 795), était un juge de Médine. Sensiblement contemporaine de l’école hanéfite, elle représente une réaction des juristes d’Arabie contre le libéralisme des docteurs irakiens. Elle accorde une place essentielle à la coutume de Médine, la ville du prophète qui aurait dit : « L’islam reste attaché à Médine comme le serpent à son trou. » Le raisonnement n’était en fait toléré que lorsqu’il s’agissait de prendre en compte l’intérêt général, ou maslaha. L’école malékite eut vite la préférence de l’Afrique du Nord, de l’Espagne musulmane, de l’Afrique occidentale. Deux précis connurent une grande diffusion pour le malékisme, la Risâla d’Al-qayrawâni (996) et le Mukhtasar de Sîdi Khalîl (1364).

La troisième école est l’école chaféite, du nom de Al-Châfi’i, Palestinien né en 767 à Gaza et mort en 824 au Caire où il est enterré. C’est le premier des quatre fondateurs d’écoles à appartenir entièrement à l’époque abbasside. Châfi’i allait tenter de concilier la tendance des gens du hadîth et le raisonnement individuel, faisant de la sunna une source primordiale, considérée comme d’inspiration divine. Pourtant l’école chaféite ne satisfaisait pas pleinement les traditionalistes intransigeants car elle faisait malgré tout intervenir le raisonnement. Or eux préféraient « une tradition faible à une forte analogie ». Cela n’allait pas empêcher le chaféisme de se répandre en Syrie, en Irak, en Basse Égypte, au Khorassan, sur la côte de Somalie et la côte occidentale de l’Afrique, en Arabie – dans le Hijaz –, au sud de l’Arabie – Aden, Hadramawt, ces parties du Yémen. La dynastie ayyoubide fut une dynastie chaféite, les Kurdes sont restés chaféites. Les Comores, l’Indonésie, la Malaisie ont adopté l’école chaféite. Un des plus éminents jurisconsultes musulmans de la fin du IIe siècle, Al Ghazzâli – l’Algazel du Moyen Âge – est un juriste de l’école chaféite, tout comme l’imam Nawâwî, au XIIIe siècle, dont les recueils de traditions sont toujours consultés dans tout le monde musulman.

La quatrième école, l’école hanbalite, est célèbre par la personnalité de son fondateur, Ibn Hanbal. Le calife abbasside, Al-Ma’mûn (813-833), avait, à Bagdad, encouragé la philosophie grecque et la théologie rationalisante qu’était le kalâm des théologiens philosophes appelés mu’tazilites. Ces « dissidents » de l’islam essayaient de concilier la raison et la foi. Ils utilisaient des arguments rationnels pour défendre l’islam. Cette théologie posait des questions à la raison du croyant musulman, sur la compatibilité entre unité divine et les multiples attributs de Dieu dans le Coran, sur la justice divine, sur le libre-arbitre, sur le Coran éternel ou créé, sur la foi sans les actes. En juin 827 le calife Al-Ma’Mûn faisait proclamer comme doctrine d’État le dogme mu’tazilite de la création du Coran et de la négation de la vue de dieu dans l’autre monde. Bien des docteurs de la loi se soumirent mais quelques-uns résistèrent : c’est à l’avant-garde de la résistance que se situe Ahmad Hanbal qui refusa d’obéir à Al-Ma’Mûn et à son successeur Al-Mu’tasim (833-842). Le jurisconsulte fut arrêté, flagellé et emprisonné. L’inquisition mu’tazilite ou mihna continua avec le calife Al-Wâlhiq (842-847). Mais une réaction sunnite vigoureuse intervint avec le calife Mutawakkil (847-861) qui menaça de prison quiconque s’adonnait à l’étude ou à l’enseignement de la théologie spéculative, ou kalâm, élaborée par ces juristes philosophes épris de dialectique grecque. Ibn Hanbal se trouva ainsi réhabilité. Cet adversaire irréductible du mu’tazilisme était le dernier en date des grands fondateurs d’écoles sunnites. Né à Bagdad en 740, il allait mourir dans cette ville en 855. C’était un Arabe qui entendait se rattacher aux gens du hadîth. Il reprenait le propos attribué au Prophète : « Attachez-vous à la Sunna et méfiez-vous des innovations car toute innovation – bid’a – est un égarement. » Il dénonçait comme de dangereux schismatiques les kharéjites, les mu’tazilites, les chiites mais aussi les partisans de la libre opinion ou ra’y, c’est-à-dire les hanéfites et avant tout Abu Hanîfa.

Si l’école hanbalite n’a pas réussi à s’imposer sur un territoire étendu, comme les autres écoles, en revanche elle a toujours eu des partisans nombreux dans tout le monde musulman. Le mouvement wahhabite, au XVIIIe siècle lui redonna du prestige. Le hanbalisme est constitutif de la culture musulmane. L’école hanbalite est vraiment l’école religieuse du sunnisme et accessoirement une école juridique. Ainsi tel docteur pouvait être chaféite en matière de droit positif et hanbalite en matière de fondements de la religion. L’école hanbalite était la seule à être pleinement attachée aux traditions du Prophète, dans tous les domaines. Ahmad Ibn Hanbal insistait sur le fait que toutes et chacune des règles juridiques n’avaient besoin, pour fonder leur autorité, que de la révélation du Coran et de la pratique ou de l’exemple du Prophète.

Le sunnisme dans l’histoire

Le sunnisme, qui a toujours prétendu incarner l’orthodoxie, n’a cessé d’affronter et de combattre des écoles, des sectes, des mouvements considérés comme hérétiques par les docteurs de la loi. L’accusation de zandaqa, d’athéisme, proférée contre les zindîqs, les athées, englobait les schismatiques de tous genres, à savoir, les sceptiques, les libertins, les chiites extrémistes, les manichéens, les soufis individuels, les incarnationnistes, les adeptes de certaines thèses mu’tazilites, les sectes ésotériques dénommées bâtiniyya, dans lesquels entraient aussi bien les Qarmates, les Fatimides, que les sabéens, les mages.

La liste dressée par les hérésiographes musulmans est fort longue car elle recouvre une quantité de sous-groupes mal connus qui paraissent n’avoir été séparés que par des divergences secondaires comme les murji’a, pour qui la foi n’incluait pas les actes, ou les qadariyya, partisans du libre arbitre. Le sunnisme perpétuellement menacé dans son intégrité se replia parfois sur un intégrisme de type hanbalisant. Littéralisme excessif, légalisme étroit, fatalisme borné, obscurantisme obstiné, telles furent alors leisme aussi bien que par un chiisme souvent triomphant, le sunnisme dut sa restauration, à l’ouest, aux dynasties berbères d’Afrique du Nord, Almoravides et almohades et, à l’est, aux Turcs qui allaient sauver le sunnisme, politiquement en assurant la continuité du califat, et juridiquement en adoptant l’école hanéfite, l’école de la libre opinion. Adversaires farouches des wahhabites d’Arabie Séoudite, les Turcs les taxèrent d’hérésie et l’Occident, sur ce point et sans bien se rendre compte, emboîta le pas au pouvoir ottoman, considérant le néo-hanbalisme des wahhabites comme une hérésie ! C’est ainsi que Raymond Charles, auteur du Que sais-je ? consacré au droit musulman, classe parmi les hérésies et sectes le kharidjisme, le chiisme, les wahhabites, « secte dissidente et moralisante ». Goldziher, orientaliste hongrois écrit des hanbalites qu’ils représentent « l’extrême droite du culte fanatique de la sunna ». En fait il s’agit de l’islam sunnite pur et dur, parfaitement conforme à la tradition du Prophète.

Depuis la création des écoles juridiques, il y a toujours eu dans l’islam sunnite cette séparation entre les partisans du raisonnement – ahl al-ra’y – et les tenants des traditions prophétiques – ahl al hadîth. Les premiers ne sont pas moins sunnites que les seconds. Mais ces derniers se considèrent plus proches de l’islam des origines, l’islam de Mahomet.

L’avenir du sunnisme ?

Aujourd’hui le sunnisme fait figure de géant en islam par rapport au chiisme ou au kharéjisme qui paraissent des nains. Mais les accusations d’hérésie qui émaillèrent l’histoire musulmane ont cessé, officiellement du moins. Les musulmans préfèrent se rappeler la parole attribuée au prophète : « La divergence d’opinions de ma communauté est une marque de la miséricorde divine. » Après Mahomet, pour le sunnisme, il ne peut plus y avoir de législation nouvelle. La charia ne saurait être abrogée ou modifiée, si ce n’est par Allah. Elle est la fin de toute activité législative, comme Mahomet est le dernier des prophètes. En revanche le chiisme professe que s’il est vrai que Mahomet a été le dernier des prophètes, l’histoire religieuse n’est pas terminée pour autant. Le point final du « cycle de la prophétie » coïncide avec le point initial d’un nouveau cycle, celui de l’initiation ou « cycle de la walâ-yat » ou amitié. Pour le chiisme quelque chose est encore à attendre, et de ce fait, contrairement à d'islam sunnite majoritaire, il maintient ouvert l’avenir.

Anne-Marie Delcambre
juin 2002

  Bibliographie

Anne-Marie Delcambre
L'Islam.
La Découverte, Paris, 2001
Henri Laoust
Les schismes en islam.
Payot 1983
Anne-Marie Delcambre
Mahomet, la parole d'Allah.
Gallimard, Paris, 1987 (coll. Découvertes)
Anne-Marie Delcambre
Mahomet.
Desclée de Brouwer, Paris, 1999
Darius Shayegan
Henry Corbin : la topographie spirituelle de l'islam iranien.
Editions de la Différence (coll. Collection Philosophia perennis)
Nabhani Koribaa
Les sounnites, (ou L'Islam légalisé).
Publisud; (Courants universels)
George Makdisi
L'islam hanbalisant.
librairie orientaliste Paul Geuthner, 1983
Henri de Waël
Le droit musulman.
Cheam, 1989
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