Le siècle de Justinien mérite assurément son nom car son règne fut marqué par des réalisations brillantes : réforme du droit, construction d’édifices innombrables dont certains, comme Sainte-Sophie de Constantinople, comptent parmi les plus remarquables par leur beauté et l’audace de leur conception ; s’y ajoute une politique extérieure dynamique dont les conquêtes et les reconquêtes, à l’ouest, ne constituent pas la partie la plus visible. Pourtant le plus grand historien du VIe siècle, Procope, après avoir célébré la grandeur de ce règne à travers le récit de ses guerres et l’inventaire des bâtiments qu’il a fait édifier, se répand, dans un pamphlet, l’Histoire secrète, en une charge impitoyable contre Justinien et l’impératrice Théodora ; il attaque avec acrimonie l’imbécillité, la couardise et la nature démoniaque de l’un, la jeunesse dépravée, le caractère vindicatif et quasi-criminel de l’autre. Parmi les historiens de notre époque, l’opinion prévaut que le règne de Justinien est fondé sur une erreur colossale : en engageant les forces de l’empire et ses richesses dans la vaine et éphémère conquête de l’Occident, il aurait négligé les fronts perse et nord qui représentaient pour l’empire un danger réellement mortel. Il aurait donc négligé des réalités pour poursuivre des chimères. Choix d’autant plus grave qu’il conduisait à détacher de l’empire la Syrie et l’Égypte, qui étaient acquises, à des degrés divers, au monophysisme, alors que la politique de reconquête de l’Occident exigeait que l’empereur soutînt avec fermeté le dogme défini par le concile de Chalcédoine. Pour Georges Tate la relecture des textes et les résultats des recherches archéologiques des dernières décennies conduisent à une remise en perspective de ces critiques.
Il doit son ascension à son oncle, Justin, simple villageois comme lui, qui s’était rendu à Constantinople à pied, pour fuir la pauvreté, et avait dû à sa haute stature et à sa robuste constitution d’être recruté dans la garde des excubiteurs, nouvellement créée, qui devait être une force combattante alors que les autres gardes impériales avaient une fonction d’apparat. N’ayant pas d’enfant, il fit venir ses neveux, dont Justinien, à Constantinople et veilla à leur faire donner une solide éducation. L’empereur Anastase, qui favorisait les monophysites, n’avait rien prévu pour sa succession et ses proches parents étaient loin de la capitale. À sa mort, un complot confus, dans lequel les partisans du concile de Chalcédoine, hostiles aux monophysites, jouèrent un rôle majeur, permit à Justin d’accéder inopinément au trône impérial.
L’empire d’Orient est enfin un empire nouveau par ses structures politiques. Il se différencie de l’empire des deux premiers siècles par les changements qui ont affecté l’institution impériale. L’empereur n’est pas plus absolu qu’auparavant, mais il est de droit divin : il est l’image du Christ sur la terre, la loi incarnée et il dispose de moyens efficaces pour se faire obéir. Tout ce qui le touche est sacré. C’est une marque d’honneur et non un geste d’humiliation que d’être admis à « adorer le pourpre », à pratiquer la « proskynèse », en s’inclinant pour porter à ses lèvres la robe pourpre qu’il porte. L’empereur est l’égal des apôtres. Son but est de faire régner la justice, de veiller au triomphe de la foi et à la sauvegarde de l’empire.
La puissance politique de l’empire reposait d’abord sur l’appareil administratif que les empereurs avaient édifié progressivement à partir de Dioclétien (284-305). Il disposait d’un corps de fonctionnaires plus nombreux, organisé selon une double hiérarchie de fonctions et de dignités. Cette « noblesse d’État », qui n’est pas héréditaire en droit, leur permet de faire rentrer l’impôt à peu près régulièrement et de faire régner l’ordre public. Les cités conservent une partie de leur autonomie, bien qu’elles soient contrôlées de plus près par les agents de l’empereur et en dépit du rôle croissant de l’évêque. L’Église occupe dans l’État et la société une place de tout premier rang ; elle contribue à la transmission des ordres impériaux et à l’encadrement de la société. La puissance de l’empire est due enfin à une économie en pleine expansion. Il compte de nombreuses villes dont les plus grandes, Constantinople, Antioche et Alexandrie atteignent ou dépassent trois cent mille habitants. Elles sont les relais du grand commerce international, qui porte sur des produits de luxe, des centres de production artisanale dynamique et animent les échanges interrégionaux et régionaux. Les campagnes connaissent un accroissement démographique puissant et dans certaines régions, les paysans libres réussissent à accumuler des surplus en adaptant leur économie aux sollicitations des marchés urbains.
Le règne de Justin (518-527), marqué par le rôle croissant de Justinien dans le gouvernement, amorce un tournant important dans la politique religieuse de l’empereur. Anastase avait suivi la politique de Zénon en se tenant aux positions défendues par l’Hénotique. Cet acte législatif interdisait que les divergences concernant la nature du Christ fussent évoquées, mais Anastase n’en soutint pas moins les monophysites, ce qui avait provoqué la résistance des chalcédoniens et le soulèvement de Vitalien et de ses troupes, en Thrace, entre 512 et 515. Dès juillet 518, Justin abroge l’Hénotique, il rétablit les relations avec Rome, ordonne à tous les évêques de reconnaître les canons de Chalcédoine et exclut les monophysites de toutes les fonctions civiles et militaires.
Théodora était célèbre pour sa beauté qui tenait à sa vivacité plutôt qu’à l’harmonie de ses traits. Par ses origines, elle appartenait aux gens des spectacles ; il n’existe pas de raisons solides de douter, comme le dit Procope, qu’elle s’était produite dans des spectacles en mimant et en dansant de manière obscène et il est possible qu’elle ait dû se prostituer. Elle effectua un long voyage en Libye, pour suivre un gouverneur qui se débarrassa d’elle et revint, en vivant de manière précaire, à Constantinople, par l’Égypte où elle rencontra des moines monophysites, et Antioche, où elle obtint, dans la haute société, des appuis qu’elle sut utiliser à Constantinople. Comme impératrice, elle fut irréprochable dans sa vie privée mais exerça un véritable pouvoir et, selon Procope, se comporta avec un autoritarisme et une cruauté qui la rendaient plus redoutable que Justinien lui-même. Elle sembla s’être plu à humilier les hauts personnages, comme pour se venger de ce qu’ils lui avaient fait subir dans sa jeunesse, et elle a souvent défendu les épouses contre les maris.
Par la suite, deux phases radicalement distinctes s’articulent autour des années 540-42. C’est dans la première partie que Justinien remporte ses plus grands succès à l’extérieur comme à l’intérieur.
Durant la même période, Justinien ordonna la construction sinon du plus grand nombre, du moins des plus prestigieux édifices dont il voulait orner l’empire : Reconstruction d’Antioche après les tremblements de terre de 526 et 528, agrandissement des villes, édification ou réparation de leurs murailles et des fortins proches de la frontière. Le plus prestigieux de ses ouvrages fut la basilique Sainte-Sophie édifiée à Constantinople sur les ruines de l’église construite antérieurement par Constance II et brûlée lors de la sédition de Nika de 532. Les travaux furent accomplis en cinq ans sous la direction d’Anthémius de Tralles et d’Isidore de Milet et furent achevés le 27 décembre 537 : Justinien, ébloui par la splendeur de l’édifice, par l’ampleur de l’espace intérieur dégagé par l’immense coupole de 31 mètres de diamètre située à 54 mètres au-dessus du sol s’écria : « Je t’ai vaincu Salomon », par allusion au temple de Jérusalem que celui-ci avait fait construire, et il s’agenouilla, remerciant Dieu de l’avoir jugé digne d’accomplir une œuvre aussi merveilleuse.
En contrepoint à ces réalisations, Justinien est aussi l’empereur de l’exclusion et de la répression. Exclusion des cultes païens et répression à l’encontre de leurs adeptes ; mise sous contrôle des cultes juifs, fermeture de l’université d’Athènes comme repère du paganisme ; intervention dans le domaine du dogme en tentant de trouver une formule acceptable pour les chalcédoniens et les monophysites. Faute d’avoir obtenu le ralliement de ces derniers, Justinien déchaîna une violente répression contre eux, déposa les évêques non chalcédoniens et parfois les condamna à la déportation.
À partir de 540, toutefois, la guerre reprend sur le front perse. Chosrau prend Antioche, l’incendie et emmène une partie de la population en captivité. La paix est conclue en 545 ; elle oblige l’empereur à verser un lourd tribut annuel ; elle est renouvelée pour cinquante ans. En Italie, les Goths se soulèvent sous la direction d’un nouveau chef, Totila et remportent d’importants succès. Après la perte de Rome, Justinien envoie une expédition de vingt-deux mille hommes sous le commandement de Narsès. Totila est battu et tué en 553. En 554, une insurrection berbère se déclenche en Afrique. Jean Troglita en vient à bout en 548. Sur le front du Danube, l’armée impériale est incapable, faute d’effectifs suffisants et en dépit de l’important réseau des fortifications, de repousser les Slaves, les Bulgares et les Huns, après qu’ils ont pénétré en territoire impérial et mis les Balkans à feu et à sang. En 558, sept mille Ouighours atteignent Constantinople, répandant la terreur, mais Bélisaire réussit à les repousser. Justinien estime cependant disposer de forces suffisantes pour soutenir, en Espagne, une révolte d’orthodoxes conduits par Athanagilis en leur envoyant des renforts qui leur permettent de l’emporter sur le roi wisigoth Agilan. En contrepartie, il se fait donner plusieurs villes et places fortes.
Il ne semble pas possible de l’admettre. La raison véritable de ce contraste paraît résider dans le renversement des tendances à long terme de la démographie et de l’économie qui intervient a partir de 540. L’expansion que l’empire avait connue depuis le IVe siècle s’interrompt au milieu du VIe. La croissance démographique n’est plus suivie par celle de la production. Celle-ci dépendait en effet de la possibilité de mettre en culture des terres nouvelles, qui s’épuise au milieu du VIe siècle, ce qui entraîne une baisse des revenus des paysans et, dans les mauvaises années, une véritable pénurie entraînant des disettes et des mortalités. Un autre moyen était d’orienter la production vers la vente sur des marchés urbains mais la peste de 542-43, qui a entraîné des pertes pouvant atteindre 40 % de la population des grandes villes, a eu pour corollaire le rétrécissement des marchés urbains. De là la difficulté à percevoir des impôts et la baisse des revenus de l’État.
Il ne semble pas non plus possible de faire retomber sur Justinien seul la responsabilité de la rupture avec les monophysites. Il n’a rien négligé, en effet, pour obtenir des compromis mais l’intransigeance était des deux côtés.
Le règne de Justinien fut sans aucun doute un grand règne mais il n’a pas dépendu de lui de prévoir, et moins encore d’empêcher, le retournement des tendances à longue durée de l’économie ni de surmonter des divisions devenues irrémédiables.