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Le Prophète comme un modèle à suivre dans la vie musulmane

Anne-Marie Delcambre
Docteur d'Etat en droit, docteur en civilisation islamique Islamologue et professeur d'arabe

Posant comme postulat que les actes et pensées du prophète Mohammed sont d’inspiration divine, le pieux musulman cherche à les imiter dans sa vie quotidienne. Anne-Marie Delcambre nous explique comment en islam les actes, intrinsèquement liés à la foi, correspondent à une norme issue de la sunna ou tradition, qui, dans une série de courts textes ou hadiths, décrit en détail le comportement du Prophète. De cette attention extrême et souvent angoissée apportée à la conformité à la norme est née au fil des siècles une vénération pour la personne et les objets du Prophète que la doctrine musulmane cherche à combattre, mais qu’elle ne peut supprimer puisque la sunna est un des piliers de la foi au même titre que le Coran.

L’imitation du Prophète…

Pour comprendre la manière de se comporter des pieux musulmans, il faut savoir que dans tous les domaines ils entendent copier le comportement de leur prophète. Derrière la façon de traiter la femme, derrière l’horreur du célibat, derrière le port de la barbe pour les hommes, derrière la répugnance à laisser entrer un chien dans la maison, bref derrière toute attitude du musulman, il y a le souci d’imiter l’envoyé d’Allah. Dans la croyance musulmane courante, chacune des pensées du Prophète et chacun de ses actes ont été ordonnés et inspirés par Dieu. L’importance de cette imitation de Mahomet dans la vie musulmane est due au fait que l’islam est à la fois normatif et ritualiste. Le ritualisme traduit le souci de coller à la norme.

…est due à la nécessité de se conformer à la norme

La foi est perçue avant tout comme obéissance et soumission à des prescriptions de Dieu ou du Prophète et elle exige l’accomplissement d’un ensemble de paroles et de gestes qui font intervenir le corps. L’application pratique et les actes sont essentiels. La foi ne se conçoit pas sans les actes et ceux-ci doivent être conformes à la norme, véritable « orthopraxie ». Mais le respect et l’application des normes supposent la connaissance des qualifications juridico-morales : ce qui est permis – licite –, recommandé, toléré, haï ou au contraire interdit. De là le rôle fondamental du droit musulman ou fiqh. Les deux termes fiqh et charia sont malheureusement souvent confondus et utilisés l’un pour l’autre. La charia représente la norme virtuelle, idéale, théorique, abstraite.

Les sources jurisprudentielles de la norme

Le fiqh est la jurisprudence appliquée, tirée de la charia par le raisonnement de grands jurisconsultes de Bagdad, entre le VIIIe et le IXe siècle, à travers quatre écoles juridiques : l’école hanéfite, l’école malékite, l’école chaféite, l’école hanbalite. Or, cette construction jurisprudentielle qu’est le fiqh repose sur cinq sources : le Coran, la sunna, l’ijmâ ou consensus des savants, qiyâs ou le raisonnement par analogie, et ra’y ou l’opinion personnelle du juge. Deux d’entre elles sont fondamentales et acceptées par tous, partisans ou non de la raison : d’abord le Coran et ensuite la sunna, ou tradition. La sunna qui relate le comportement du Prophète n’est pas, contrairement au Coran, contemporaine de Mahomet. Elle a été rédigée comme les traités de fiqh à l’époque des califes abbassides, plus d’un siècle et demi après la mort du Prophète, par des convertis, souvent persans. Elle se propose, à travers les hadîths, courts récits censés remonter à l’époque du Prophète, de rapporter la vie réputée exemplaire de ce dernier. Des versets coraniques révélés tardivement à Médine recommandent aux croyants l’imitation de Mahomet « Si vous aimez vraiment Allah, suivez-moi, Allah vous aimera et vous pardonnera vos péchés » (sourate 3, v. 31), « Vous avez, dans le Prophète de Dieu, un bel exemple » (sourate 33, v. 21), et à propos du butin « Prenez ce que le Messager vous donne ; et ce qu’il vous interdit, abstenez-vous en » (sourate 59, v 7).

Comment cette norme s’est constituée autour du Prophète

Mais la doctrine musulmane de l’époque abbasside a dénaturé le sens de ces versets en attribuant au prophète des qualités particulières de perfection, une incapacité de commettre le mal et même des pouvoirs magiques. Une sorte d’hyperdulie concernant la personne de Mahomet en a résulté, véhiculée dans les récits oraux mis par écrit que sont les hadîths. Les compagnons du Prophète avaient transmis ces récits à la seconde génération des croyants, celle des « Suivants », qui les avaient fait passer aux « Suivants des Suivants ». Au IXe siècle, des « traditionnistes » récoltèrent ces traditions. Des différences, des contradictions, des inventions, apparaissaient dans cette masse de hadîths. Finalement seuls certains traités furent considérés comme fiables. C’est le cas du Sahîh de Bukhârî (ms. 870) et du Sahîh de Muslim (ms. 875), des livres de Tirmidhî (ms. 892), d’Abû Dawud (ms. 888), d’Ibn Hanbal (ms. 855), d’Ibn Madjâ (ms. 886) et de Nasâ’î (ms. 915). Tous ces auteurs ont classé les hadîths par matières, lesquelles forment des chapitres. Ibn Hanbal seul a pris pour ordre celui des noms des rapporteurs de traditions. Son ouvrage intitulé le Musnad rassemble plus de quatre-vingt mille hadîths. Le fondateur de l’école hanbalite n’a cessé d’insister sur l’importance de la Sunna et des hadîths qui la constituent. On rapporte qu’il ne mangea jamais de pastèque parce qu’il n’avait eu connaissance d’aucun précédent du Prophète à ce sujet. Pour lui, la foi ne consiste pas seulement en actes du cœur ou de la langue mais en actes des membres. Tout le corps doit faire preuve d’obéissance et se plier à la règle, à la « loi ». Mohammed Benkheira parle « d’amour de la loi » pour expliquer l’islam : « En portant le voile ou la barbe, le sujet musulman « « enlace le corps imaginaire de la loi ».

La conformité permet de ne pas être marginal

Mais pourquoi cet empressement à épouser la norme ? C’est que le non-respect de la norme fait du musulman un « déviant, un égaré » sur le chemin de la perdition. Benkheira emploie l’expression « amour de la loi », mais Boudhiba, dans son livre La Sexualité en islam qualifie carrément d’obsession ce désir de se conformer à la règle. Pour comprendre l’empressement du croyant à suivre l’exemple du Prophète, il faut avoir à l’esprit le poids que revêt le rite dans la vie musulmane. On ne prie pas n’importe quand et n’importe comment. Il y a des temps de prière. Il faut faire des ablutions. Le jeûne du Ramadan ne se pratique pas comme on veut et quand on veut. On ne mange pas n’importe quoi. Il faut se plier aux interdits alimentaires : pas de porc, pas de vin, pas de viande non saignée rituellement. Du berceau jusqu’à la tombe, le musulman est enserré dans un réseau de prescriptions qu’il ne peut éviter. La voie du salut, c’est donc de s’accrocher à la corde tendue que représente le modèle prophétique, le meilleur exemple, commentaire vivant de la révélation.

Le recours aux juristes

La question qui préoccupe le musulman, pour chaque usage, est en effet : « Est-ce conforme à la loi islamique ? » Les juristes que sont les muftis confrontent alors l’usage à la norme écrite dans les traités de fiqh et délivrent des fatwas, consultations juridiques. Le mufti a la charge officielle, auprès des mosquées, d’interpréter les traités de fiqh. Mais sa fonction consiste aussi à rassurer les croyants. Interrogeant Ibn Taymiyya, juriste hanbalite du XIIIe siècle, au sujet des rites de purification, un groupe de fidèles termina sa question par la formule : « Délivrez-nous la solution afin d’apaiser notre inquiétude. » En effet le pieux musulman est perpétuellement angoissé. Sa préoccupation constante est la suivante : « Suis-je vraiment un musulman conforme à l’image idéale ? » On imagine aisément le pouvoir exorbitant du mufti qui dit la loi et qui peut apaiser ou au contraire bouleverser le croyant. Quant aux fidèles, ils n’hésitent pas à poser les questions les plus diverses. Est-il licite de vendre des appareils de télévision ? Est-il licite de consommer de la viande importée d’Europe ? Est-il licite de boire du Coca-Cola ? Le juriste Ibn Taymiyya avait dû répondre à cette interrogation : « Est-il licite de se raser les cheveux ? » Or selon certaines traditions, le Prophète avait les cheveux longs, lui arrivant même jusqu’aux épaules. Aussi Ibn Taymiyya déclara dans sa consultation juridique que « se couper les cheveux sans raison est blâmable ».

Le comportement dans tous ses détails

La police des attitudes, dans le culte et la vie sociale, joue un rôle que le non-musulman est loin de soupçonner. Ce dernier ignore l’importance cruciale du ritualisme pour le musulman. Refuser de se plier à la norme, c’est devenir anormal, marginal. Pour être dans la norme il faut imiter, copier, répéter. Toute innovation est blâmable. L’école juridique chaféite, qui représente un compromis entre la tradition et l’usage du raisonnement, met en garde contre le danger d’une imitation servile ou taqlîd. La tendance la plus progressiste est représentée par l’école hanéfite qui prône l’usage de la raison individuelle. Mais l’école hanbalite, fondamentalement religieuse comme l’école malékite, donne à la Sunna un rôle essentiel, d’où le qualificatif de « sunnites » qui sera appliqué aux musulmans.

Aussi le musulman, aujourd’hui comme hier, pour répondre et correspondre à la norme, règle sa conduite sur le comportement du prophète, à partir des hadîths, ces récits fragmentés dont l’ensemble constitue la Sunna. Il consulte des traités de traditions, faciles d’accès, comme « le jardin des pieux croyants » de Nawâwî, juriste du XIIIe siècle. C’est une compilation de traditions prophétiques, classées par ordre thématique. C’est ainsi qu’il sait que le Prophète s’habillait de préférence en blanc, qu’il sortait le jeudi de bonne heure, qu’il s’arrangeait pour toujours jeûner le lundi et le jeudi, qu’il interdisait à la femme de se raser la tête ; il lit l’interdiction de posséder un chien sauf pour garder le troupeau, l’interdiction de passer devant quelqu’un qui prie, de manger de la main gauche, car c’est avec elle qu’on se lave les parties intimes, on entre au cabinet de toilettes du pied gauche… tandis que la main droite est réservée aux choses nobles. Il connaît par le biais des traditions l’obligation faite aux hommes de s’épiler le pubis et les aisselles, de tailler au maximum les moustaches et de laisser pousser la barbe, de se couper les ongles. Bref, il y a ainsi des chapitres et des chapitres sur ce qu’il convient de faire, comment il faut le faire, véritable manuel de savoir se comporter en société et envers Dieu, car tout comportement obéit à une règle et toute règle est une règle de comportement.

Permanence de la norme dans l’intimité

Le musulman à travers l’imitation du prophète continue à vivre à l’heure de Médine, entre 622 et 632, Médine où Mahomet et sa communauté de femmes ne distinguaient pas le privé du public, le politique du religieux. La musulmane Fatima Mernissi dans Le Prophète et les femmes : le harem politique écrit : « Le Dieu musulman est le seul Dieu monothéiste dont le lieu sacré, la mosquée, ouvre sur la chambre à coucher, le seul à avoir choisi un prophète qui ne tait pas ses préoccupations d’homme, mais au contraire réfléchit tout haut sur la sexualité et le désir. » Le juriste occidental est surpris de voir dans les traités de fiqh tant de lignes consacrées à la façon de se laver les parties sexuelles pour les grandes ablutions. Il croit feuilleter une revue médicale ! Mais non, il s’agit de la recherche du licite. Al-Ghazzâlî au XIe siècle dira : « Il y a du clairement licite, du clairement illicite et entre les deux des cas équivoques dont beaucoup de gens n’ont pas connaissance ; mais ceux qui se préservent des cas ambigus se mettent à l’abri dans leur honneur et leur religion […] de même que celui qui fait paître son troupeau autour de l’enclos réservé est bien près d’y entrer. Seul l’enclos réservé est défini. La zone qui entoure est dangereuse. Il faut s’en éloigner. » Et, toujours pour Al-Ghazzâlî, c’est important car « le monde d’ici-bas est en effet la terre dans laquelle est ensemencée la vie de l’au-delà ».

Amour de la norme ou amour du modèle ?

Le Mahomet de l’islam des origines, au VIIe siècle, avait de la difficulté à se faire obéir, à se faire respecter et n’avait jamais réussi à obtenir l’estime des gens importants de sa tribu. Dans le Coran, la personne de Mahomet n’est d’ailleurs en rien dépeinte comme un modèle à suivre. Mais au VIIIe siècle, on assiste, sous les califes abbassides, à la construction d’une figure mythique qui n’a plus rien d’arabe et qui se veut un prophète musulman parfait, l’exact portrait d’Abraham avec en outre quelques traits de Jésus. Le simple porte-parole arabe est devenu, sous la plume des convertis persans du VIIIe siècle, le Beau Modèle que tout musulman doit imiter, un intermédiaire béni, entre Allah et son verbe.

L’importance de l’imitation du prophète dans la vie musulmane s’explique par l’importance de la normativité en islam. Faut-il, comme Mohammed H. Benkheira parler de « l’amour de la loi » chez les musulmans ? Cet amour de la norme, n’est-ce pas en fait l’amour du modèle ? Cette loi comme un miroir reflète l’exemple du Prophète. Ce dernier dans la vie musulmane est devenu l’incarnation du verbe de Dieu dans son aspect normatif et pratique. Cela place la Sunna au niveau du Coran. La croyance populaire situe Mahomet tout en haut de l’échelle des saints thaumaturges. D’ailleurs à l’époque des croisades, l’Europe croyait fermement que les musulmans adoraient l’idole Mahom. Le culte qui s’est développé parmi les musulmans pour la personne du Prophète s’est étendu à ses objets familiers. La Tradition énumère et décrit les vases dont il se servait pour ses ablutions. On parle souvent de son bâton 'asâ, de son vêtement habituel, d’un tissu grossier et comme feutré. Le tombeau du prophète enfin, dans la mosquée de Médine, est le but d’un pèlerinage et l’objet d’un véritable culte. Les croyants donnent à leur fils aîné le nom de Mohammed pour faire passer sans doute quelque chose du prophète. Un auteur musulman du VIIIe siècle, Al-Djâhiz, aurait dit « Si vous avez cent fils, appelez-les tous Mohammed ».

La doctrine musulmane a tenté en vain d’imposer à cette croyance populaire un hadîth par lequel Mahomet condamnait lui-même cette idolâtrie. Mais du fait que la sunna du Prophète est censée éclairer le Coran, elle a été amenée à prendre une importance capitale. Le Coran ne peut l’abroger. Les musulmans – véritablement « mahométans » par leur pratique – en vénérant à ce point le prophète donnent un rival à Dieu et rompent, de ce fait, avec le strict monothéisme qu’ils croient toujours, avec beaucoup de naïveté, pratiquer.

Anne-Marie Delcambre
juin 2002
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