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La religion des Phéniciens, sémitique et poliade

Françoise Briquel-Chatonnet
Docteur en Histoire Directrice de recherche au CNRS au laboratoire Orient et Méditerranée

Les Phéniciens, d’après le nom que les Grecs ont donné aux habitants de la côte septentrionale du Levant méditerranéen dans la première moitié du Ier millénaire avant J.-C., sont à la fois bien et mal connus. Bien, car ils ont arpenté la Méditerranée, et les littératures grecque et latine fourmillent de la mention de marchands, marins et soldats phéniciens ou carthaginois. Mal, car on dispose de très peu de textes phéniciens, essentiellement des inscriptions sur pierre, au contenu forcément formel et standardisé. Cette situation est particulièrement préjudiciable quand on cherche à connaître leur religion.

Aucun texte phénicien n’a été conservé qui transcrive les mythes, le système de pensée par lequel les Phéniciens expliquaient l’origine du monde et lui donnaient sens. On doit donc se fonder sur les textes des Grecs, qui réinterprètent les dieux phéniciens et leurs histoires en les assimilant à leurs propres divinités. Seuls nous sont directement accessibles par des documents phéniciens la pratique, le nom des dieux que les Phéniciens révéraient et à qui ils se confiaient ou rendaient un culte, et les rites qui étaient accomplis. Enfin, on ne doit pas négliger le témoignage de l’onomastique : presque tous les noms de personnes phéniciens étaient théophores, c’est-à-dire formés d’une courte phrase relative à un dieu (comme le prénom français « Dieudonné ») : on connaît ainsi des Hannibaal (« Baal a fait grâce »), des Abdeshmoun (« serviteur d’Eshmoun »)... Mais il faut là faire la part du conservatisme et des traditions familiales qui peuvent perpétuer la mention de dieux qui ne sont plus en fait l’objet d’une réelle dévotion. Le panthéon des Phéniciens, au Ier millénaire avant J.-C., présente une double caractéristique. D’une part, il est l’héritier du panthéon sémitique de l’âge du bronze (IIe millénaire), dont celui d’Ougarit, un peu plus au nord, fournit un exemple assez bien attesté. Les mythes ougaritiques éclairent ainsi et donnent vie aux sèches dédicaces conservées de l’époque ultérieure. D’autre part, ce panthéon s’inscrit dans le paysage politique du Ier millénaire, caractérisé par des cités autonomes, chacune ayant sa personnalité et sa culture.

Un panthéon héritier de la culture sémitique
Mentionnons d’abord le dieu El, dont le nom vient d’une racine qui signifie « premier ». C’est sur cette forme ’l qu’est formé le mot « dieu » aussi bien en phénicien (’elim) qu’en hébreu (’elohim) ou en arabe (’allah = al-’ilah). El trônait au sommet du panthéon ougaritique, mais déjà dans une situation de sage âgé que l’on vient consulter mais qui n’intervient guère. Il est très peu invoqué dans le monde phénicien ; pourtant, une inscription phénicienne de Karatepe en Anatolie, qui date des environs de 700 avant J.-C., appelle encore sa protection sur le royaume des Danouniens, en lui donnant le titre de « créateur de la terre » qui apparaît jusqu’à l’époque néopunique. C’est bien ce rôle aux origines du monde qui le caractérise, tandis que la fonction agissante est plutôt dévolue à Baal. Le nom de ce dernier est d’abord un nom commun, « le maître ». Baal, à Ougarit, est le dieu des éléments atmosphériques, celui qui assure la pluie fécondante, qui est aussi le maître des orages et des tempêtes et, par là, le protecteur des marins. Sa demeure est sur la montagne, au-dessus des nuées qu’il chevauche. Dans les textes phéniciens, il est rarement invoqué sous ce seul nom. En tant que maître des éléments atmosphériques, il prend le titre de Baal Shamim, « le maître des cieux ». Un texte assyrien met ce dernier en tête du panthéon tyrien, avec d’autres hypostases ou figures de Baal, tels Baal Malage et Baal Saphon. Quelquefois, il porte un qualificatif : Baal Addir ou « puissant ». Enfin, chaque ville se reconnaît un Baal protecteur. Anat, sœur et parèdre de Baal à Ougarit, s’efface au Ier millénaire au profit d’Ashtart, Astarté en grec, qui est la grande figure féminine du panthéon phénicien. Déesse de la fécondité, ce qui explique son interprétation grecque en Aphrodite, elle est aussi déesse de la guerre et de la chasse, déesse céleste et astrale, enfin protectrice des cités et de leurs rois.
Un panthéon qui s’inscrit dans le paysage politique
Chacune des cités phéniciennes, jalouse de son autonomie, se place en effet sous la protection de divinités particulières, qui assurent au roi un long règne et, par là, la prospérité de tous les habitants. La religion présente à cette époque un caractère poliade, « lié à la cité ». À Byblos, les dédicaces sont adressées à la Baalat Gubal, la « maîtresse de Byblos ». Dans cette ville depuis des siècles en relation avec l’Égypte et dont la culture est pétrie d’influences égyptiennes, la Baalat Gubal est représentée comme la déesse Hathor, vêtue d’une robe moulante et portant une coiffure formée d’un disque lunaire entre deux cornes de vaches. Certaines inscriptions montrent que cette « maîtresse de Byblos » est en fait une figure d’Ashtart. On lui associe parfois Baal Shamim, le « maître des cieux ». Aux époques plus récentes, le parèdre de la déesse de Byblos a la figure d’un jeune homme et porte le titre de « seigneur », adon, d’où dérivera en grec le nom du héros Adonis. Pour Beyrouth, on manque d’informations : une dédicace retrouvée dans les fouilles récentes est faite à Ashtart, mais les textes en grec évoquent le grand dieu de Beyrouth sous le nom de Poséidon. À Sidon aussi, le panthéon est dominé par un couple divin : Eshmoun, dieu guérisseur auquel sont consacrés les plus importants sanctuaires de la cité, et Ashtart : les rois de la cité portent le titre de « prêtres d’Ashtart ». Certaines inscriptions évoquent aussi un Baal de Sidon. À Tyr enfin, le culte d’Ashtart est attesté, mais les textes et la tradition placent la cité sous la protection de Milqart, dont le nom signifie « le roi de la ville », et qui porte, dans une inscription retrouvée à Malte, le titre de « Baal de Tyr ». Héritier des souverains du IIe millénaire qui, après leur mort, étaient héroïsés et accédaient à un statut divin, Milqart est sans doute au centre de toute une mythologie, que l’on ne peut qu’entrevoir, au cours de laquelle il meurt et renaît – triomphe sur la mort qui assure la prospérité de la nature et des entreprises de la cité. De plus, il a une relation particulière avec la famille royale et la cité tout entière dont il assure la protection. Il est aussi le protecteur des entreprises commerciales de la cité, fondateur de ses colonies, et ainsi son culte s’est répandu dans toute la Méditerranée. Ces couples divins, propres à chaque cité même si on y reconnaît des figures générales, fonctionnent au milieu d’une assemblée divine indéterminée, laquelle est évoquée à Byblos comme « tous les dieux de Byblos », ou « les dieux saints de Byblos ».
Un culte soigneusement organisé
En dehors de ces cultes officiels aux dieux destinataires des dédicaces royales, des dieux guérisseurs ou protecteurs sont évoqués par des particuliers. C’est de cas, outre Eshmoun, de Shadrapha, de Sid ou de Horon. La piété des dévots s’oriente aussi vers des divinités ou des génies protecteurs égyptiens. Les noms propres faisant référence à Amon, Osiris, Isis ou Bastet deviennent plus nombreux à la fin du Ier millénaire, tandis que de petites amulettes égyptisantes, des figurines représentant Bès, sans doute portées autour du cou pour attirer la protection divine dans la vie quotidienne, se multiplient dans les tombes. À ces dieux, les rois offrent des temples. Les inscriptions royales vantent régulièrement les constructions dédiées par les souverains aux divinités qui les protègent : c’est même l’acte royal par excellence, comme on le voit aussi pour Salomon dans le Livre des Rois. Le culte consiste en offrandes – farine, huile, mais aussi parfums et encens – et en sacrifices qui, comme dans la Bible, se répartissent en trois catégories : les holocaustes, au cours desquels la victime est entièrement brûlée ; les sacrifices expiatoires et les sacrifices de communion, dans lesquels elle est partagée entre le dieu, les prêtres et parfois le fidèle offrant le sacrifice, qui doit aussi parfois verser une rémunération en argent. Le culte est assuré par des prêtres et des prêtresses, liés à une divinité et organisés en collèges à la tête desquels se trouve un « chef des prêtres ». Les comptes du temple d’Ashtart à Kition de Chypre, que l’on connaît pour deux mois, mentionnent la rémunération des autres membres du personnel : sont ainsi évoqués des maçons, des portiers, des chanteurs, des sacrificateurs, des boulangers, des pages, des barbiers, des bergers, des artisans divers, sans doute aussi des prostitués sacrés des deux sexes. Les fidèles invoquent leurs dieux dans la détresse mais attendent en général, pour verser l’offrande, que la divinité ait exaucé leur prière. Les dédicaces abondent, ainsi libellées : « Offrande (ou mention de l’objet) qu’a offerte X, fils de Y, à tel dieu, parce qu’il a entendu sa voix ». Ainsi gardons-nous essentiellement le souvenir des vœux qui ont été exaucés !
Françoise Briquel-Chatonnet
février 2002
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