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La joie des Jeux olympiques

André Bernand
Professeur émérite des universités

Tous les quatre ans, et ce grâce à l’initiative de Pierre de Coubertin qui organisa les premiers Jeux olympiques « modernes » en 1896 à Athènes, nous vivons au rythme de ces grandes compétitions auxquelles participent des sportifs de haut niveau, appartenant à des pays de plus en plus nombreux. Mais nous nous faisons souvent une idée schématique, donc réductrice des Jeux originels, tels qu’ils se pratiquaient dans l’Antiquité en Grèce. Aussi avons-nous proposé à André Bernand, auteur notamment, de Guerre et violence dans la Grèce antique (Hachette – 1999), de nous apporter d’indispensables précisions à la lumière des grands textes antiques.

Remarques préliminaires sur la dénomination « Jeux olympiques »

Cette expression est doublement fallacieuse. D’abord parce qu’elle laisse penser qu’Olympie seule avait le privilège d’organiser des jeux. Ensuite parce que le public d’aujourd’hui croit qu’il ne s’agissait que de compétitions dans le domaine de la gymnastique.

Dans la Grèce ancienne, c’est dans quatre sanctuaires qu’étaient organisés des jeux : Olympie en Élide, Delphes en Phocide, l’Isthme en Corinthie, et Némée en Argolide – ce qui correspond à un ordre hiérarchique, Olympie étant le lieu le plus prestigieux. Les compétitions avaient lieu tous les quatre ans, et un même athlète pouvait participer à ces joutes. S’il était vainqueur dans les quatre réunions, il recevait le titre particulièrement envié de périodonice, c’est-à-dire de « vainqueur dans la période », le terme de période désignant le cycle des quatre grandes compétitions. Une deuxième ou troisième place ne donnait aucun prestige, car il n’y avait qu’un seul vainqueur. En termes modernes, disons que seule comptait la médaille d’or, celles d’argent ou de bronze n’existant pas.

Une distinction fondamentale est à faire entre les jeux « panégyriques », auxquels concouraient toutes les cités, et les jeux « locaux », que chaque cité pouvait organiser. Les jeux panégyriques étaient aussi nommés stéphanites, parce qu’on décernait au vainqueur une couronne, en grec stephanos. Les concurrents pouvaient se produire à la fois dans les jeux panhelléniques et dans les jeux locaux.

À côté des jeux gymniques existaient les jeux « musicaux », ainsi appelés parce qu’ils relevaient du domaine des Muses, qui régnaient non seulement sur la musique, mais sur la poésie, la déclamation, l’éloquence, la littérature, la tragédie, la comédie…

La trêve olympique, moment rare, donc d’autant plus précieux

Pour comprendre l’atmosphère de liesse dans laquelle se déroulaient ces compétitions, il faut se rappeler que, dans le monde grec antique, les cités vivaient en état de guerre quasi permanent, ayant à lutter contre des envahisseurs comme les Perses, mais aussi contre les cités voisines. L’Athènes classique connut des guerres, en moyenne, plus de deux ans sur trois, sans jamais jouir de la paix pendant dix ans de suite.

La trêve olympique était un moment de bonheur, car les jeux devaient se dérouler en période de paix, afin que les pèlerins et les participants pussent se rendre sans danger à ces réunions pacifiques. L’idée de la trêve olympique ou Olympiakè ekecheiria selon Plutarque (Vie de Lycurgue, 23, 3-4) aurait été le résultat d’une inspiration divine :

« S’étant rendu pour un autre motif à Olympie, écrit Plutarque, et se trouvant assister aux jeux, Lycurgue avait entendu une voix, comme celle d’un homme qui le blâmait et s’étonnait de ce qu’il n’engageât pas ses concitoyens à participer à la panégyrie ; il se retourna alors et, ne voyant nulle part celui qui lui avait parlé, il pensa que c’était un avertissement divin. Aussi alla-t-il trouver Iphitos pour réorganiser la fête, de concert avec lui, et lui donner plus d’éclat et de stabilité ».

Il ne suffisait pas d’obtenir une trêve, encore fallait-il qu’elle ne fût pas violée. Dans son récit de la douzième année de la guerre du Péloponnèse (mars 420-février 419 av. J.-C.), Thucydide (V, 49-50) raconte comment, au cours de cet été où, aux Jeux olympiques, l’Arcadien Androsthénès avait remporté sa première victoire au pancrace, les Lacédémoniens se virent interdire par les Éléens l’accès de l’enceinte sacrée : ils ne purent ni sacrifier, ni participer aux jeux, sous prétexte « qu’ils n’avaient pas payé l’amende » à laquelle, invoquant la loi olympique, les Éléens les avaient condamnés, comme coupables d’avoir attaqué leur fort de Phyrkos ; ils avaient d’autre part envoyé au cours de la trêve olympique un corps d’hoplites à Lépréon, ville de Triphylie. L’accès du sanctuaire fut donc interdit aux Lacédémoniens et ils durent sacrifier chez eux, tandis que tous les autres Grecs, à l’exception des gens de Lépréon, prenaient part aux jeux.

L’argument de la trêve était parfois avancé pour ne pas prendre part à une expédition. Ainsi, à la bataille de Némée, explique Xénophon (Helléniques, V (2) 2), les gens de Phlious refusèrent de marcher avec les Lacédémoniens, en prétendant qu’ils respectaient une trêve. Il arriva que des concours athlétiques fussent institués comme une ruse de guerre, pour vider une ville de sa garnison. Racontant la quatorzième année de la guerre du Péloponnèse (mars 418-février 417), Thucydide (V, 80) nous apprend que le général athénien Démosthénès, à la demande des Argiens, fit sortir la garnison d’Épidaure en organisant des concours athlétiques, puis il fit refermer les portes. La trêve était parfois violée. Ainsi, lors de l’expédition du Spartiate Agésipolis contre la ville de Mantinée, en 395 av. J.-C., les Spartiates ne respectèrent pas la trêve qui avait été signée dans l’hiver 418-417 (Xénophon, Helléniques, V (2) 2).

Une atmosphère de liesse

On imagine difficilement la gloire qui était attachée aux victoires olympiques. Une anecdote racontée par Hérodote (I, 31) nous éclaire sur ce point : Solon rappelle le souvenir de Cléobis et Biton, deux jeunes gens argiens qui tous deux avaient été vainqueurs aux Grands Jeux. Leur force physique était telle que, lors d’une fête en l’honneur d’Héra – leur mère devant être transportée au sanctuaire sur un chariot et les bœufs qui devaient la conduire n’arrivant pas –, les deux jeunes gens se mirent sous le joug et tirèrent le chariot sur quarante stades, soit huit kilomètres. Tout le monde vint les féliciter de leur exploit et glorifier leur force. Alors que la foule se pressait devant la statue d’Héra, leur mère demanda à la déesse de leur accorder le plus grand bonheur que pût obtenir un champion. Après avoir sacrifié et pris part au banquet, les deux jeunes gens s’endormirent dans le sanctuaire même et ne se réveillèrent plus. Vaincre était un bonheur plus grand que de continuer à vivre ! On retrouva à Delphes les deux statues de ces éphèbes, de type archaïque, hautes de 2,35 mètres.

Les chants de victoire, c’est-à-dire les épinicies, célèbrent à satiété la gloire qu’apportent les triomphes aux compétitions, qu’elles soient athlétiques ou artistiques. C’est le leit-motiv des odes de Pindare ou de Bacchylide, qui louent surtout les enfants et les jeunes gens. Une partie des odes Olympiques de Pindare est consacrée à la gloire des « tyrans » de Sicile vainqueurs à la course des chars, Hiéron de Syracuse (Ol. I) ou Théron d’Agrigente (Ol. II et III). Pindare célébra aussi des athlètes de moindre importance, comme Psaumis de Camarine, vainqueur à la course d’attelage de mules (Ol. IV et V), le Syracusain Agésias, qui remporta cette même épreuve (Ol. VI), le Rhodien Diagoras, pugiliste (Ol. VII), l’Éginète Alkimédon, enfant lutteur (Ol. VIII) et bien d’autres…

La victoire à Delphes n’était pas moins glorieuse. Par exemple, dans la première Pythique, Pindare chante Hiéron d’Etna, vainqueur en cette ville à la course des chars et conclut :

« Concluons donc, en cette occurrence, que cette ville sera glorieuse à l’avenir par les couronnes que gagneront ses chevaux et aussi par les beaux chants dont retentiront ses festins ».

Le bonheur qui s’exprimait dans les jeux était avant tout fait de ferveur. De tous les points de la Grèce, participants et spectateurs marchaient vers les dieux des quatre grands sanctuaires. Et, dans les jeux locaux, ils exprimaient aussi cette confiance en la vie qui est un trait de l’âme antique. N’oublions pas que, pour célébrer un mort illustre, on organisait des jeux. Ainsi, dans l’Iliade, la « Patroclie », qui occupe le chant XVII et les « exploits de Ménélas », au chant XVII, narrent comment le corps de Patrocle fut emporté pour être enseveli dignement ; le chant XXIII évoque les jeux funèbres en l’honneur de Patrocle. Les différentes épreuves physiques sont décrites, parfois avec une sorte d’humour, en sorte que ces jeux funèbres ne sont pas lugubres. La grande leçon qui se dégage de ces textes, c’est l’amour intense de la vie, de l’exploit, de la gloire. Cette leçon donnée par Homère marquera les jeux qui se dérouleront à l’époque classique et plus tard encore.

Un autre bonheur qui s’épanouissait alors, c’était la joie d’être ensemble, cette convivialité qui est une des leçons de la Grèce antique. Les jeux étaient une occasion de communier dans l’admiration des mêmes valeurs de piété, de courage et de beauté. Trois institutions liées aux jeux permettaient de rassembler les Grecs dans une cérémonie commune et joyeuse : la panégyrie, les théores, les proxènes. La panégyrie était le rassemblement de tout le peuple à l’occasion d’une fête solennelle, et notamment de la célébration des jeux. Les théores étaient les envoyés officiels chargés d’annoncer l’ouverture des jeux ; ils étaient reçus et hébergés par des correspondants officiels nommés théorodoques – ceux qui reçoivent les théores. Les proxènes étaient les citoyens d’une cité grecque qui étaient chargés par une autre cité de s’occuper des intérêts de ses ressortissants ; la proxénie était une charge, mais aussi un honneur, le moyen, pour celui qui accordait l’hospitalité, de recevoir des avantages de la part de la cité à laquelle appartenait celui qui était reçu. La transformation des concours locaux en concours « sacrés », c’est-à-dire panhelléniques, a établi dans tout le monde grec un réseau de relations et d’amitié. Aux IIIe et IIe siècles av. J.-C. se multiplièrent les jeux isolympiques (égaux aux Jeux olympiques), isopythiques… Tels étaient les Asklepeia de Kos, les Didymeia de Milet, les Héliaia de Rhodes, les Éleutheria de la confédération thessalienne, les Leukophryéna de Magnésie du Méandre. Ces concours proliférèrent à l’époque hellénistique et à l’époque romaine. Ainsi existèrent les Pythia de Sicyone, les Asklépeia d’Épidaure, les Poseidaia de Mantinée, les Aléaia de Tégée, les Hémérasia d’Artémis à Lousoi, les Koriasia d’Artémis à Kleitor, les Lykaia de Zeus Lykaios au mont Lycée, les Chtoneia de Déméter à Hermionè.

Ces fêtes qui rassemblaient tous les Grecs visaient un double objectif : entraîner les corps et enrichir les esprits. Dans Anacharsis ou des exercices du corps, de Lucien, Solon explique longuement au Scythe cette double formation, physique et spirituelle, que la cité grecque donnait à ses ressortissants. Les philosophes grecs, avant Lucien, s’étaient préoccupés de cette éducation de la jeunesse. Ainsi fait Platon dans le Protagoras ou dans Hippias Mineur. Dans La République, ce même philosophe revient plusieurs fois sur la nécessité d’allier musique et gymnastique. Aristote prône cette double éducation dans Politique VIII, 4, 8-9 et VIII, 5, 9-11.

La multiplication des jeux, à Athènes, entretenait une atmosphère joyeuse contrastant avec les angoisses trop souvent suscitées par les guerres. Thucydide le souligne (II, 38) et y insiste en plusieurs passages :

« Nous avons aménagé à l’esprit, dans ses fatigues, d’innombrables concours et des fêtes religieuses, qui se succèdent d’un bout à l’autre de l’année et en aménageant nos habitations avec goût, de sorte que notre vie quotidienne se déroule dans un décor plaisant qui chasse les humeurs sombres ».

Un idéal d’honneur et de gloire

De tels textes battent en brèche cette conception, plus hystérique qu’historique, de jeux qui seraient des luttes à mort, des combats meurtriers. L’idéal de la paideia grecque, c’est-à-dire de la culture et de l’éducation, n’est pas de créer un univers schizophrénique, enfermant chacun dans ses fantasmes de haine et de hargne. Bien au contraire, il s’agissait d’unir les générations car, selon la formule de Sophocle (Antigone, 703-70) : « Est-il pour les enfants plus grand sujet d’orgueil que les succès d’un père, comme pour les pères ceux de ses enfants ? » N’oublions pas que ce père était plus de deux ans sur trois le grand absent de la maison. Comme à Athènes, pour prendre cet exemple, le citoyen était appelé à faire la guerre de dix-neuf à quarante-neuf ans, les dix années suivantes constituant la réserve, et comme la longueur de la vie humaine était d’environ quarante-cinq ans, on peut dire que le fils ne pouvait fréquenter son père longtemps. Il n’importe : les êtres passent, les exemples restent. Les générations restaient unies par le même idéal. Le poète Bacchylide de Kéos, neveu par sa mère du poète Simonide et contemporain de Pindare, a consacré à des enfants six des quatorze épinicies qu’il a composées. Ne citons que la onzième, en l’honneur d’Alexidamos, « enfant admirable de Phaïskos », vainqueur à la lutte aux Jeux pythiques. Il a été honoré par la phyllobolia ou jet de fleurs : « Nombreuses autour d’Alexidamos tombèrent les couronnes de fleurs dans la plaine de Kirrha [Delphes], pour sa puissance à la lutte et sa complète victoire ».

L’idéal qui habitait et animait les participants à ces compétitions était celui de l’arêtè, terme qu’il ne faut pas traduire par « vertu », mais par « valeur ». Il s’agissait, pour un challenger, d’aller jusqu’au bout de ses possibilités, de gagner cette gloire qui honorait non seulement sa famille, mais sa cité. Les inscriptions agonistiques indiquent seulement « Un tel, fils d’Un tel, originaire de telle cité ». Théoriquement, les vainqueurs avaient le droit de faire une entrée dans la ville par une brèche faite dans la muraille. Ils avaient le privilège d’être nourris au prytanée, édifice public accueillant les pensionnaires de la cité. Lors des sacrifices, ils recevaient une double part des viandes – les dieux se satisfaisant seulement des fumets –, ce qui explique l’expression « couronner de viande » qu’on rencontre dans les textes épigraphiques pour désigner cet avantage honorifique.

Le grand orateur Lysias faisait remonter à Héraklès la création des jeux. Il écrit en effet :

« Parmi les hauts faits qu’il convient de célébrer, Héraklès a droit à notre souvenir, parce que, le premier, par amour pour les Grecs, il les rassembla à cette fête. Jusque-là les cités étaient divisées entre elles. Mais, après avoir mis fin à la tyrannie et supprimé la violence, il institua une fête qui fût un concours de force, une émulation de richesse, un déploiement d’intelligence, dans le plus beau lieu de la Grèce. Ainsi les Grecs se réuniraient pour voir et entendre ces merveilles, et ce rapprochement, pensait-il, serait propre à faire naître entre eux une mutuelle affection ».

André Bernand
janvier 2001
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