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La Géorgie : mythes et saints du Caucase

Jean-Pierre Mahé
Membre de l'Institut (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) Directeur d’études émérite à l’École Pratique des Hautes Études Président honoraire de la Société Asiatique

Peu de pays savent préserver, sous la transparence du ciel, l’ombre profonde du mystère. Havre ensoleillé d’abondance et de joie de vivre, au pied de la sombre chaîne du Grand Caucase, formidable barrière naturelle qui abrite depuis des millénaires les civilisations du Proche-Orient et de la Méditerranée contre les vagues successives de nomades guerriers venus des steppes de l’Asie, la Géorgie s’ouvre de nouveau au tourisme. Elle révèle désormais au visiteur la richesse de son passé, dont maints aspects sont évoqués aujourd’hui par Jean-Pierre Mahé.

La Géorgie est un pays double, dont les deux moitiés, orientale et occidentale (l’Ibérie et la Colchide des Grecs), étroitement unies par l’histoire, s’étendent de part et d’autre des monts Likhi, muraille détachée du Caucase. Le cœur historique du pays est le Chida-Kartli, situé entre le Mtkvari (Koura) et son affluent l’Aragvi. L’ancienne capitale, Armazi-Mtskhéta, se trouvait précisément au confluent de ces deux fleuves. Plus tard, au Ve siècle après J.-C., le roi Vakhtang Gorgasali (« Tête de Loup ») bâtit la ville de Tbilissi (Tiflis), près de sources thermales (tbili « tiède »), sur les rives du Mtkvari, en aval de Mtskhéta. Les Géorgiens se nomment eux-mêmes Kartvèles. Les Arabes et les Perses les désignent comme Kourdj ou Gourdj, d’où dérive le nom russe de la Géorgie, Gruzia. Vers 1225, Jacques de Vitry, patriarche latin de Jérusalem, expliquait ce nom par la dévotion particulière des Géorgiens à saint Georges, dont ils avaient fait leur patron et leur porte-enseigne dans les combats contre les infidèles. Chaque fois qu’ils venaient en pèlerinage auprès du Saint-Sépulcre, ils déployaient la bannière du saint sans payer le moindre tribut aux autorités sarrasines : nul n’osait d’ailleurs le leur demander, tant on redoutait leur valeur guerrière ! Les linguistes modernes jugeront sans doute avec raison que le lien qui unit saint Georges au nom de la Géorgie n’est qu’une simple étymologie populaire due à la presque homonymie des termes. Il n’empêche que la révérence des Géorgiens pour le vaillant martyr, victime de la persécution de Dioclétien, avait des racines plus secrètes et nettement plus anciennes que leur adhésion au christianisme.

Une figure éminente de l’ancien panthéon géorgien : la lune

N’était-ce pas saint Georges qu’on appelait familièrement dans les campagnes Tétri Giorgi, c’est-à-dire « Georges le Blanc » ? Cette pâle couleur renvoyait à la lueur argentée de la lune, l’un des dieux les plus éminents de l’ancien panthéon géorgien. Selon un missionnaire italien du XVIIe siècle : « ni du diable, ni des anges, ni même du Seigneur Dieu, les Géorgiens n’ont autant peur que de la lune. Ils la prennent pour emblème de la dévotion. Le bonheur, le malheur, la maladie dépendent d’elle. Le lundi leur inspire un respect immense, car c’est le jour qui lui est consacré. Ils l’appellent Toutachka et célèbrent son jour comme les Juifs fêtent le Sabbat ».

La Géorgie fut longtemps un pays de légendes, dont les Grecs vinrent coloniser le littoral à partir du VIIe siècle avant J.-C. L’intérieur demeurait une terre d’aventure, à mi-chemin entre le rêve et la réalité, le temps mythique des origines et l’objectivité des récits de voyages.

Relatant sa navigation à travers le détroit des Symplégades – terrible récif se refermant comme un étau sur le vaisseau qui tente de les traverser – Ulysse évoque le précédent de la célèbre nef Argo, lorsqu’elle eut quitté la terre du roi Aeétès, le père de Médée qui régnait sur l’antique Koutaïs : c’est à la faveur d’Héra que Jason dut de passer sans dommage.

Avant d’atteindre la Colchide et de gagner la Toison d’or avec l’aide de la magicienne Médée, Jason aborde au pays des Chalybes, non loin de Trébizonde, qui était, dans l’Antiquité, en terre géorgienne, puis chez les Tibarènes, où les hommes dont la femme accouche ont coutume de mimer les douleurs d’enfantement, et enfin chez les Mossynoekes, Barbares impudiques et tatoués, qui engraissent leurs jeunes gens aux châtaignes et s’accouplent en pleine rue sans même en avoir honte.

Mais la plus puissante légende caucasienne que les Grecs rapportèrent de leurs périples est celle de Prométhée, enchaîné sur l’Elbrouz pour avoir apporté aux hommes le feu qu’il avait dérobé aux dieux. En le dotant d’une généalogie qui fait de lui un Titan, fils de Japet, en l’opposant, pour sa prévoyance, à son frère Épiméthée, « Celui qui n’y pense qu’après coup », les Grecs ont humanisé et domestiqué un mythe antérieur beaucoup plus inquiétant.

Le héros géorgien se nomme Amirani, c’est-à-dire Mihr ou Mithra. C’est le feu du ciel en personne. Bannie ou censurée par les autorités de l’Église, sa geste épique s’est transmise oralement, non sans altération : le demi-dieu païen s’est mué en une créature diabolique, un impie qui défie non pas Zeus, mais le Dieu véritable, Jésus-Christ. Il provoque son rival à un concours de lancer de rochers. L’un et l’autre détachent d’énormes blocs qu’ils projettent en l’air à des hauteurs vertigineuses. En retombant, celui du Christ s’enfonce profondément en terre. Mis au défi de l’arracher, Amirani échoue et se voit enchaîné au rocher. « Le Christ lui concéda chaque jour une miche de pain, avec un petit chien pour lui tenir compagnie. L’animal ne cesse de lécher la chaîne, au point qu’il l’userait si on le laissait faire. Mais à l’aube de chaque Vendredi saint, les forgerons du pays frappent sur leurs enclumes et reforgent ces liens de neuf. Que ne leur arriverait-il pas si Amirani venait à s’échapper ! Pour commencer, il les assommerait tous autant qu’ils sont. »

La patrie des saints

Terre des sortilèges et des mythes enchaînés, la Géorgie, solidement arrimée à la chrétienté dès le début de l’ère constantinienne, est devenue la patrie des saints.

Qu’on s’attable aujourd’hui dans une cour de ferme géorgienne, sous des tonnelles de vigne, à l’ombre des noyers, quand tous les hymnes de labours et de moissons, témoins des âges oubliés des premiers combats de l’homme avec la nature, ont retenti autour de la table, chantés par des voix mâles en chœurs polyphoniques, que l’hôte étranger écoute en une sorte d’extase stupéfaite, le maître du festin ne manquera jamais d’ordonner de boire une dernière coupe à la victoire de tous les saints de la Géorgie. Alors la légende dorée remonte le cortège des siècles et nous livre l’histoire authentique du pays.

C’était au temps où la foi du Christ n’avait pénétré que les comptoirs grecs des côtes de la mer Noire, mais la Géorgie orientale s’adonnait encore tout entière à l’idolâtrie. Sur les hauteurs entourant Mtskhéta et sur les routes accédant à la ville se dressaient les statues des dieux : Gaïm et Gatsi, Aïnina, Zaden et Armazi, un géant de cuivre, portant un casque et une armure en or ; ses yeux étaient de pierres précieuses ; il brandissait un glaive luisant comme l’éclair et toute main profane qui osait le toucher était punie de mort.

Au IVe siècle la Géorgie devient chrétienne

Pourtant, la tyrannie des démons sanguinaires et impurs qui se cachaient sous ces muettes idoles pour abuser les hommes atteignait à sa fin. Déjà Constantin, l’empereur de Rome, avait vaincu les Barbares par la force de la croix et s’était converti au culte du vrai Dieu avec toute son armée.

C’est alors qu’on vit arriver à Mtskhéta, longeant la vallée du Mtkvari, depuis les confins de l’Arménie, une fugitive, prisonnière en rupture de ban, qui se fit une hutte aux abords de la ville, dans un buisson de ronces près duquel elle dressa une simple croix de branchages. Trois ans durant elle resta en prières, sans chercher à parler aux habitants du lieu. Un jour une mère de famille lui amena une enfant malade. Selon la coutume de son peuple, elle avait transporté son fils de maison en maison, en quête d’un remède. Mais nul n’en connaissait. L’ermite étendit le petit malade sur la couverture en poils de chèvre qui lui servait de lit et se mit à prier le Christ. Quand elle le reprit dans ses bras pour le rendre à sa mère, l’enfant était guéri.

Le prince ibère, Bakour, futur roi de Géorgie, qui raconte ce miracle à Rufin d’Aquilée, vers 395, ne connaît pas le nom de cette sainte femme. Les Géorgiens la nomment Nino et les Arméniens, Nouné. Il pourrait s’agir d’une déformation du mot « nonne ».

Après cette première guérison, sainte Nino sauve la reine Nana d’une grave maladie. Touchée par la foi, la souveraine cherche à convertir son époux. Mais le roi Mirian reste réfractaire. Pourtant, au cours d’une chasse, il se voit, quelque temps plus tard, plongé en pleine journée dans d’épaisses ténèbres. En vain il évoque Armazi et les autres idoles. Finalement, il promet de se convertir au Dieu de Nino et de Nana, si jamais il revoit la lumière. À l’instant même du vœu, le soleil apparaît de nouveau.

L’exemple des souverains est suivi par toute la région de Mtskhéta. On commence à construire la première église, une simple basilique avec des colonnes de bois, reposant sur des socles en pierre. Quand on veut ériger la troisième colonne, ni hommes ni bœufs n’en viennent à bout : elle demeure inexplicablement penchée sur sa base. Le soir tombe. On se retire. Nino reste en prière toute la nuit et quand on revient le lendemain matin, la colonne s’est redressée d’elle-même et demeure suspendue en l’air à un pied du sol ; soudain, elle descend et se met toute seule en place.

Ayant ainsi fondé le sanctuaire de la « Colonne vivante » (Svéti Tskhovéli, qui est toujours l’église principale de Mtskhéta), Nino écrit à Constantin et à la reine Hélène, qui envoient de Constantinople l’évêque Jean, suivi de deux prêtres et d’un diacre, avec une lettre impériale, une image du Sauveur et une relique de la sainte croix. Tout le peuple est massivement baptisé dans le fleuve, vers 335. La croix est dressée sur son trône (Djvaris-Saqdari), au-dessus de la colline qui domine Mtskhéta, à la place de l’idole que les citadins honoraient chaque matin. Nino part alors convertir les populations montagnardes avec le prêtre Jacques. Elle meurt de maladie au cours d’une de ses tournées apostoliques, dans le bourg de Bodbé, en Kakhéti.

Après la défaite de Julien l’Apostat, tué pour le châtiment de ses péchés par le saint martyr Mercure, revenu tout exprès de l’autre monde sous l’apparence d’un soldat perse, l’empereur Jovien avait dû conclure, en 363, avec le Sassanide Chahbour II, une paix désastreuse renonçant au protectorat que Rome exerçait sur la Géorgie depuis la victoire de Pompée sur le roi Artag, allié de Mithridate Eupator, en 55 avant J.-C. Ennemis du Christ, les Perses sassanides pressaient les Géorgiens de se convertir au culte du feu et d’adorer les éléments périssables au lieu de leur éternel Créateur !

Chouchanik, une pieuse princesse

Combien sacrifièrent leur vie pour préserver leur foi ! Ainsi, sainte Chouchanik, épouse de Varsken le pitiakhch – c’est-à-dire le vice-roi de Gogarène, une marche frontière entre l’Arménie et la Géorgie. Fille du martyr Vardan Mamikonian, qui avait sauvé le Caucase d’une conversion forcée au zoroastrisme en 451, cette pieuse princesse ne supporta pas d’apprendre que son époux avait renié le Christ à la cour de Ctésiphon et promis d’instituer l’idolâtrie dans ses domaines. Furieux d’entendre des reproches, Varsken, qui ramenait de Perse une seconde femme, fille du Roi des rois, battit si brutalement Chouchanik qu’il la blessa et la fit enfermer dans une forteresse sans panser ses blessures. La sainte s’éteignit après six ans de souffrance en 476.

Mais le prince fut bientôt châtié de sa traîtrise et de son apostasie. En 484 le roi Vakhtang Gorgasali (456-522), qui s’était soulevé contre les Perses avec l’appui des Arméniens et des autres chrétiens du Caucase, fit arrêter et tuer Varsken. Le roi sortit victorieux de la révolte et étendit sa domination sur tout le Kartli. Comme le peuple chantait alors, « Dieu se prit à aimer le roi Vakhtang : quand les cloches retentirent aux cieux, il posa le pied sur l’Elbrouz et sous ses pas les montagnes frémirent ! ». Ce fut lui qui rendit autocéphale l’Église géorgienne et nomma le premier catholicos.

Malheureusement ses successeurs, déchirés entre Byzance et l’Iran, furent incapables de maintenir l’unité du royaume contre les querelles incessantes des princes, qui obtinrent du roi des Perses, en 581, la destitution de Bakour III et l’abolition de la monarchie géorgienne.

Les Géorgiens face à Zoroastre

Les Géorgiens n’en continuaient pas moins d’affirmer leur foi chrétienne et convertissaient même leurs occupants. Ainsi le Perse Gvirobandak était né à Gandja, dans une famille sacerdotale : son père et ses frères étaient mages. Mais il douta bientôt de la religion de ses ancêtres. Le jour on lui enseignait la foi de Zoroastre, la nuit il courait à l’église ou à la synagogue. « Le seul vrai Dieu, se disait-il, est celui des juifs et des chrétiens, mais comment trancher la querelle qui les oppose ? ». Ce fut l’archidiacre Samuel qui le persuada de la nécessité de l’Incarnation et le baptisa sous le nom d’Eustathe. Le nouveau chrétien s’établit à Mtskhéta et apprit le métier de savetier. Comme il refusait de participer aux fêtes païennes de sa corporation, ses compatriotes le dénoncèrent au gouverneur perse comme renégat. Il fut arrêté une première fois en 541, puis gracié à la demande des princes géorgiens. En 545, le nouveau gouverneur le reprit et mena son procès jusqu’au bout. Eustathe rendit témoignage en une magnifique catéchèse. Il fut décapité, mais les chrétiens retrouvèrent son corps et l’enterrèrent dans la cathédrale de Mtskhéta.

En 650 l’Empire sassanide s’effondra devant les Arabes, qui conquirent le Caucase en 655. Les Géorgiens durent se soumettre et accepter un protectorat qui garantissait leur liberté religieuse. Mais bientôt écrasés d’impôts, humiliés, assaillis de pressions de toutes sortes, beaucoup de chrétiens se convertirent à l’islam et le reste du peuple, dit un auteur du temps, « tremblait comme les roseaux par un jour de grand vent ».

Convoqué à Bagdad en 772 par le calife Abdulla et jeté en prison dès son arrivée, l’érismtavar Nersé fut libéré trois ans plus tard et renvoyé en Géorgie sous forte escorte. L’un de ses serviteurs arabes était le jeune Abo, que Nersé appréciait pour sa science des parfums et des aromates ; mais son intelligence et son discernement spirituel étaient plus grands encore. Doté d’une profonde connaissance du Coran et des lettres arabes, il apprit en outre à Tbilissi à écrire et à parler couramment géorgien. Bientôt, il commença à lire la Bible et à prier le Christ, mais il n’osait rien dire ouvertement, par crainte des musulmans.

Une conversion exemplaire

Pourtant, quand l’érismtavar, fuyant à nouveau la colère des Arabes, se réfugia chez les Khazars, qui vivaient au pays de Magog dans le nord du Caucase, Abo l’accompagna et se prépara au baptême, qu’il reçut un peu plus tard en Apkhazéti. Entre-temps, le calife avait désigné un nouvel érismtavar, Stépané, le neveu de Nersé. Ce dernier put alors rentrer en Géorgie. Malgré les avertissements du prince d’Apkhazéti, Abo voulut accompagner son maître et fut exécuté comme renégat, en application de la loi islamique, le 6 janvier 786. Les bourreaux enlevèrent la terre du lieu d’exécution inondé de son sang ; ils brûlèrent son corps et jetèrent ses cendres dans la rivière, pour priver les chrétiens de ses reliques. Mais, pour confondre les impies et réconforter les croyants en cette époque d’épreuves et de doutes, Dieu fit paraître dans les cieux une lueur surnaturelle qui éclaira deux nuits de suite l’emplacement du bûcher.

L’épanouissement du monachisme

Cependant les martyrs ne furent pas les seuls témoins de la foi. Le monachisme ne tarda pas à s’épanouir en terre géorgienne. L’exemple fut donné par les treize Pères syriens, fondateurs des premiers monastères de Kartli au VIe siècle. Recouvrant par leur ascèse la gloire du premier homme, à qui le Créateur avait soumis toutes les bêtes du paradis, les saints moines terrassaient les dragons, trayaient les biches qui se présentaient spontanément à eux, sauf les mercredis et les vendredis, jours de jeûne, convertissaient les ours et les renvoyaient vers leurs congénères pour prêcher la douceur.

Mais quand ils eurent appris à se réconcilier avec Dieu et sa création, les moines, non contents de lire le grand livre de la nature, se mirent à cultiver les lettres géorgiennes. Saint Grigol fut élevé à la cour de Nersé, le protecteur d’Abo. Dès l’enfance il savait par cœur le psautier dans sa langue natale et tous les livres liturgiques. Très jeune, on l’ordonna prêtre, malgré ses protestations d’humilité. Quand il se vit en péril d’être évêque, il s’enfuit vers la Géorgie pontique avec son cousin. Après un séjour à Opiza, en Klardjéti, il fonda le monastère de Khandzta.

Ce savant ascète était aussi un pasteur et un directeur de conscience. Le curopalate, Achot Bagrationi (780-826), que l’on disait descendre du roi David, l’ancêtre du Christ, et qui fit tant pour libérer sa patrie du joug des Arabes, logeait une concubine dans son château d’Artanoudj. En vain il promettait au saint de renoncer à cet amour coupable ; tout puissant prince qu’il était, il était devenu esclave de sa passion. Grigol vint voir la femme à l’improviste, exigea sa pénitence et lui donna l’absolution. Puis il l’emmena séance tenante au couvent de Méré, d’où l’abbesse Févronia se garda bien de la laisser sortir, même quand Achot vint se plaindre qu’elle avait gardé avec elle les clefs de son château.

Un nouveau Chrysostome

Le long combat des Bagratides contre l’occupant musulman aboutit au rétablissement de la monarchie nationale en 888, puis à l’unité politique de toute la Géorgie sous le règne de Bagrat III (975-1014). C’est en 980 que Iované et son fils Ekvtimé fondèrent le monastère des Ibères (Iviron) sur le mont Athos. Envoyé en otage à la cour impériale, Ekvtimé avait appris à parler grec. Quand son père vint le délivrer et voulut lui apprendre le géorgien, l’enfant tomba dans une profonde mélancolie, au point qu’on craignait pour sa vie. Iované se rendit à l’église pour implorer la Vierge de sauver son fils. Au même moment une dame inconnue apparut à Ekvtimé, lui prit la main et lui dit : « Lève-toi, ne crains plus, et qu’il te soit désormais accordé de parler géorgien ! » L’enfant fut aussitôt guéri et devint un nouveau Chrysostome. Il traduisit quelque 170 ouvrages, enrichissant sa langue nationale de tous les mots et de toutes les figures de la langue grecque.

Le géorgien n’avait plus rien à envier aux langues les plus raffinées. Les rois bagratides créèrent un ample corpus historique, La Vie de la Géorgie, rassemblant toutes les anciennes chroniques depuis celle de La Conversion du Kartli (VIIe-IXe siècle). Vinrent s’y ajouter L’Histoire du roi des rois David (1089-1125), vainqueur des Turcs seldjoukides et libérateur du Caucase, puis celle de son arrière-petite-fille, la reine Thamar (1184-1213), qui régna sur un vaste empire incluant, tout autour de la Géorgie, une constellation d’États vassaux, depuis les montagnards du Caucase jusqu’aux émirats et aux sultanats des confins iraniens et turcs. Même le royaume grec de Trébizonde s’inclinait devant l’autorité de la souveraine.

La Géorgie était alors si tranquille, nous affirme le chroniqueur, que « nul n’eut l’audace de fracturer une porte d’église ou de piller une caravane. Brigands et malfaiteurs, cela n’existait plus, pas même les voleurs de poulets ! L’Osse, le Mtioul, le Kipchak et le Svane se tenaient cois ».

Le grand poète Chota Roustavéli dédia à la glorieuse souveraine son Chevalier à la peau de léopard.

« En louant la reine Thamar, de sang s’entremêlent mes larmes.
 Pour elle je chante mes odes, qui suis digne de cette grâce.
 J’ai pris pour encre un lac de jais et pour plume un roseau vibrant :
 Qu’une lance en forme de cœur transperce le cœur qui m’entend ! »

Dans ce roman épique, composé de quelque 1 600 quatrains de vers monorimes en seize syllabes, la reine est peinte sous les traits fabuleux de la belle Tinatine. Fille et successeur du roi d’Arabie, Rostévan, elle lance son fiancé, Avtandil, sur la trace d’un mystérieux chevalier aperçu lors d’une partie de chasse. La légende prétend que le poète était éperdument amoureux de sa souveraine, et que, désespéré par son dédain, il se retira à Jérusalem, au monastère de la Croix, où l’on peut encore voir aujourd’hui la fresque qui le représente.

La fin du siècle d’or

Mais déjà arrivaient les Mongols, qui conquirent la Géorgie en 1236. Quoique George V le Brillant réussît à rétablir l’indépendance et l’unité du royaume en 1334, tout fut de nouveau renversé par les cinq invasions de Tamerlan, de 1386 à 1400. La prise de Constantinople par les Turcs ottomans, en 1453, acheva d’isoler la Géorgie de ses alliés naturels, les États chrétiens d’Occident. Morcelée en principautés, dominées par la Turquie ou par la Perse, elle fut une fois encore réunie en 1784, sous l’égide d’Irakli II, qui signa une alliance militaire avec la Russie. On sait ce qui en résulta ; les alliés se firent occupants et annexèrent la Géorgie en 1802.

Après l’effondrement de l’Empire et la débâcle des Russes sur le front du Caucase en 1917, la Géorgie proclama son indépendance le 26 mai 1918. Elle fut envahie par l’Armée Rouge et incluse dans l’Union soviétique en février 1921. L’indépendance, recouvrée en 1991, a rencontré les mêmes obstacles que dans les autres républiques caucasiennes : conflits interethniques, attisés plus ou moins ouvertement par des ingérences étrangères, et crise économique liée à la désorganisation des fournitures énergétiques et des échanges. L’industrie et l’économie tout entière doivent être restructurées.

Pour mener à bien cette bataille, la Géorgie peut s’appuyer sur la richesse naturelle de son agriculture, la stabilité de sa population et son attachement à la terre natale, son haut degré de culture, les multiples ressources touristiques offertes par la beauté de ses paysages et l’exceptionnel intérêt de ses monuments historiques, témoins d’un passé glorieux, d’une mémoire ininterrompue qui ressurgit intacte du fond des âges. Croyons en le poète Giorgi Koutchachvili : « Celui qu’invitent en Géorgie les montagnes de rêve, quand même il serait sourd à la musique, sentira poindre en lui les hymnes et les chansons ».

Jean-Pierre Mahé
novembre 1996
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