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L’Espagne des Rois Catholiques

Joseph Pérez
Professeur émérite à l’université de Bordeaux III Ancien directeur de la Casa Velázquez

On a pris l’habitude de désigner Isabelle – reine de Castille de 1474 à 1504 – et son mari Ferdinand – roi d’Aragon de 1479 à 1516 – sous le nom de Rois Catholiques, bien que ce soit seulement en 1494 que le pape Alexandre VI leur ait accordé ce titre. Joseph Pérez, auteur de Isabelle et Ferdinand, rois catholiques d’Espagne (Fayard, 1988) précise comment, en moins de vingt ans, la double monarchie a su imposer son autorité : prise de Grenade, expulsion des juifs, premier voyage de Christophe Colomb, 1492 reste l’année symbolique qui voit une Espagne conquérante désormais prête à occuper en Europe une position hégémonique.

Isabelle, héritière de la couronne de Castille

Fille du roi Jean II de Castille (1407-1454), Isabelle est née en 1451. Elle met vite son intelligence et sa force de caractère au service d’une ambition politique, d’abord lors du règlement de la question dynastique, puis à l’occasion de son mariage.

Jean II avait fixé ainsi l’ordre de succession au trône : Henri, né en 1425, et ses enfants ; à défaut, Alphonse, né en 1453, et ses enfants ; à défaut, Isabelle et ses enfants.

En 1454, Henri succède à son père ; il régnera jusqu’en 1474 sous le nom d’Henri IV. De son second mariage naît, en 1462, une fille, Jeanne, reconnue par les Cortès comme héritière du trône, mais l’inconduite de la reine donne lieu à des rumeurs : on prétend que Jeanne est la fille du favori Beltrán de la Cueva ; les adversaires du roi font aussi valoir que son mariage n’est pas valide, car il a épousé sans dispense sa cousine germaine. Jeanne serait donc doublement illégitime. Le roi, soumis à une forte pression de la part des clans nobiliaires, déshérite Jeanne et désigne son frère Alphonse comme héritier du trône. Lorsqu’Alphonse meurt, en 1468, Isabelle invoque l’ordre de succession établi par Jean II pour revendiquer le titre d’héritière de la couronne. Soumis une fois de plus à la pression des féodaux, Henri IV cède et reconnaît Isabelle comme son héritière.

Le mariage avec Ferdinand d’Aragon

Pour accéder au trône, Isabelle a besoin d’appuis. Ses projets de mariage n’ont pas d’autre objet que de les lui procurer. Deux prétendants seulement ont quelque chance : le Portugais et l’Aragonais. En 1469, Isabelle choisit Ferdinand, héritier de la couronne d’Aragon, non par amour pour un prince qu’elle n’a jamais vu, mais parce que la marche vers le pouvoir passe par l’alliance avec l’Aragon. Dans les années qui suivent, Ferdinand et Isabelle se heurtent à l’opposition du roi et des partisans de la princesse Jeanne. Lorsqu’Henri IV meurt, en décembre 1474, Isabelle prend tout le monde de court et se proclame reine. Cette initiative se heurte à l’hostilité d’une partie de la noblesse et de certaines villes, ainsi qu’à l’opposition du Portugal, tous ses adversaires soutenant les droits de la princesse Jeanne en qui ils voient la fille légitime du roi défunt. Il faut plusieurs années de guerre civile, doublée d’une invasion étrangère, pour vaincre ces oppositions. En 1479, les derniers nobles factieux rentrent dans le rang, les villes soulevées sont reprises et le Portugal reconnaît les nouveaux souverains de la Castille. La même année, Ferdinand succède à son père et devient roi d’Aragon.

La Castille, un pays riche et dynamique

Deux des trois principaux États de la péninsule se trouvent alors, non point exactement unifiés, mais placés sous une seule autorité. Dans cet ensemble, la Castille se détache nettement. Elle occupe une situation prépondérante qu’elle doit à sa position géographique centrale et à son extension territoriale, mais surtout à sa vitalité. C’est le pays le plus riche et le plus dynamique de la péninsule, ce qui contraste avec la stagnation, voire le marasme, de la couronne d’Aragon. La Castille compte une population d’environ cinq millions d’habitants pour une superficie de 350 000 kilomètres carrés ; l’Aragon n’en a qu’un million sur un peu plus de 100 000 kilomètres carrés. La puissance catalane, si sensible autrefois, s’effondre au XVe siècle, à peu près au moment où la Castille commence son mouvement ascendant. Et le repli économique entraîne des conflits sociaux, une véritable guerre civile à Barcelone et dans les campagnes de 1462 à 1472.

La Castille, au contraire, connaît une poussée démographique continue depuis le début du XVe siècle. Les troupeaux de moutons de la Mesta fournissent une laine très demandée sur le marché international ; cet article constitue le principal produit d’exportation et assure la prospérité du commerce castillan, en particulier la fortune de Burgos, le grand centre du négoce, associé aux ports du littoral cantabrique, Santander et Bilbao. Un peu en retrait, dans la basse Andalousie, autour de Séville, se trouve un second pôle commercial, à la croisée des routes maritimes entre la Méditerranée et l’Atlantique, entre l’Italie et l’Europe du Nord, en contact déjà avec l’Afrique et les Canaries.

Un pouvoir royal bien établi

Il n’est donc guère surprenant de voir la Castille prendre tout naturellement la tête de la double monarchie. Le dynamisme de la Castille du XVe siècle a été longtemps freiné par les querelles politiques : une puissante aristocratie foncière monte à l’assaut de l’État et prétend le contrôler pour en tirer de nouveaux profits. Le pouvoir royal, représenté par des souverains velléitaires comme Jean II ou Henri IV, est incapable de réagir efficacement. La tâche que s’assignent les Rois Catholiques, dès leur avènement, est précisément d’en finir avec cette situation. Aux Cortès de 1480, l’essentiel est acquis : l’autorité de l’État est rétablie et s’impose à l’ensemble du corps social ; la noblesse rentre dans le rang ; le haut clergé est de plus en plus souvent désigné, en fait sinon en droit, par les souverains ; les villes acceptent la présence de représentants de la couronne, dotés de pouvoirs très étendus ; une sorte de police rurale, la Santa Hermandad, fait régner l’ordre et la sécurité dans les campagnes. La monarchie autoritaire mise en place par les Rois Catholiques s’appuie sur un pays en expansion pour réaliser de grands desseins et d’abord terminer la Reconquête.

La prise de Grenade

L’une des premières tâches que se proposent les rois est en effet d’éliminer le dernier vestige de la présence maure en Espagne, cet émirat de Grenade, vassal de la Castille qui subsiste en lui payant tribut. La guerre de Grenade (1481-1492) est l’occasion d’une action commune de la Castille et de l’Aragon. Elle représente un effort militaire et financier considérable et donne l’occasion à la Castille de se doter d’une armée de premier ordre et de créer un corps d’artillerie. L’entrée des Rois Catholiques à Grenade, le 2 janvier 1492, a eu un retentissement considérable dans toute la chrétienté : les cloches ont sonné à Londres, à Paris, en Italie… ; à Rome, les réjouissances se sont prolongées pendant plusieurs mois ; partout, on a célébré l’événement comme une victoire de la Croix sur le Croissant, comme une sorte de revanche sur la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453.

L’Inquisition et l’expulsion des juifs

La prise de Grenade représente aussi une étape décisive dans l’unification de l’Espagne : unité religieuse – sinon politique – que les Rois Catholiques cherchent à renforcer par l’établissement de l’Inquisition et par l’expulsion des juifs. Dans l’Espagne médiévale, plusieurs religions avaient pu coexister. Des communautés juives autonomes s’étaient ainsi constituées. Néanmoins, les juifs, malgré leur statut légal, n’en étaient pas moins l’objet d’un antijudaïsme populaire et les victimes de la haine qui se déchaînait parfois contre eux, à la suite de sermons ou lors de difficultés économiques. Ainsi, en 1391, les juifs avaient été victimes de terribles massacres. Certains d’entre eux s’étaient alors convertis au christianisme : ce sont les conversos ou nouveaux chrétiens. C’est contre ces conversos – dont certains « judaïsaient », c’est-à-dire qu’ils faisaient profession publique de catholicisme, mais continuaient en secret à respecter certains rites du judaïsme – qu’est mise en place l’Inquisition en 1480. Le Saint Office fait partie de l’administration royale et regroupe les tribunaux désignés par l’État pour poursuivre l’hérésie. L’Inquisition s’installe d’abord à Séville, puis s’étend à toute la Castille et à l’Aragon. En 1483, Torquemada est nommé inquisiteur général. La procédure inquisitoriale encourage les fidèles à se dénoncer eux-mêmes et à dénoncer les autres. Les peines vont de la simple amende à la mort sur le bûcher. L’autodafé est la cérémonie publique où les condamnés sont exposés, revêtus du vêtement d’infamie, le san benito.

La décision d’expulser les juifs est la suite logique de l’Inquisition. Le décret d’expulsion, signé le 31 mars 1492, donne les raisons de cette mesure : la présence des juifs constitue un obstacle à l’assimilation des conversos ; les relations de voisinage ou de parenté entre conversos et juifs favorisent le maintien du crypto-judaïsme. Il s’agit donc de défendre la foi catholique et la cohésion du corps social menacé par l’hérésie. Il n’empêche que c’est une tragédie pour les communautés juives qui disposent de quatre mois pour se convertir ou pour s’exiler ; entre cinquante mille et cent cinquante mille juifs quitteront ainsi l’Espagne. Accueillis dans le Sud-Ouest de la France, à Amsterdam, en Italie et surtout dans l’empire turc, ils vont constituer les foyers de séfarades qui conserveront longtemps leur langue, le judéo-espagnol, et le souvenir de leur pays natal.

Les premiers voyages de Christophe Colomb

En même temps qu’ils reprennent Grenade et qu’ils expulsent les juifs, les Rois acceptent de financer le projet d’un Génois, Christophe Colomb, qui se propose d’atteindre le Japon et la Chine en faisant route à l’ouest, à travers l’Atlantique. Au cours des quatre voyages accomplis entre 1492 et 1504, Colomb découvre des terres inconnues, l’Amérique, même s’il refuse d’en convenir. Ce continent, il faut bien l’intégrer à l’univers mental de l’Occident et d’abord, au monde politique de l’époque. C’est une affaire de famille à régler entre les Espagnes rivales : Castille et Portugal. Ferdinand et Isabelle se sont empressés de demander et d’obtenir l’investiture du pape Alexandre VI sur les territoires découverts ou à découvrir : ce sont les bulles alexandrines de 1493. Le Portugal ne pouvait manquer de s’inquiéter. Le problème a reçu, en 1494, à Tordesillas, la solution qu’on connaît : une ligne imaginaire est tracée de pôle à pôle à 370 lieues à l’ouest des îles du cap Vert ; les territoires situés à l’est sont réputés portugais, les territoires situés à l’ouest castillans ; c’est ainsi que le Brésil, découvert par Cabral en 1500, devait revenir à la couronne de Lisbonne. La découverte de Colomb annonce la future expansion de l’Espagne au-delà des mers. Dès le second voyage commencent l’exploitation et l’expansion coloniale espagnole.

1492, l’affirmation de la puissance espagnole

L’année 1492 est donc marquée en Espagne par trois événements : la prise de Grenade, l’expulsion des juifs et le premier voyage de Christophe Colomb. L’Espagne en voie de réunification cesse d’être un pays en marge de la Chrétienté et se sent prête à occuper en Europe et dans le monde une position hégémonique. Ces événements sont liés par une logique interne rigoureuse. C’est parce qu’elle a éliminé les derniers vestiges de la domination musulmane dans la péninsule que l’Espagne ne se croit plus tenue de tolérer d’autre religion que la catholique et qu’elle juge le moment venu de se lancer dans des expéditions maritimes. L’euphorie de la victoire lui donne aussi le sentiment d’avoir été choisie par la Providence pour un destin exceptionnel ; sa civilisation et la langue qui la véhicule lui paraissent appelées à se répandre dans le monde. 1492 est ainsi le point de départ d’une expansion, non seulement en Europe, mais dans le monde.

L’ordre intérieur ayant été rétabli, la lutte contre l’islam terminée, les souverains sont libres d’intervenir en Europe. Contre le roi de France Charles VIII qui entreprend, en 1494-1495, la conquête du royaume de Naples, les souverains espagnols font valoir leurs droits sur un territoire qui naguère encore était possession aragonaise. L’armée espagnole, commandée par le Grand Capitaine Gonzalo Fernández de Córdoba, chasse les Français de Naples qui devient désormais un territoire associé à la couronne d’Aragon.

Difficiles successions

Les dernières années du XVe siècle sont assombries par la mort du prince héritier Jean, en 1497. C’est désormais une autre infante, Jeanne, qui est appelée à prendre la succession des Rois. Or, Jeanne donne des signes de déséquilibre mental qui ne peuvent qu’inquiéter sa mère : mariée à l’archiduc d’Autriche Philippe le Beau, très amoureuse de ce mari volage, elle ne cache pas sa jalousie, traverse des périodes de dépression et ne manifeste aucun intérêt pour la chose publique. Dans son testament, Isabelle évoque le risque de voir Jeanne incapable de gouverner et souhaite que, dans ce cas, le pouvoir soit confié à son père, Ferdinand le Catholique. Jeanne et Philippe n’en deviennent pas moins reine et roi de Castille en 1504 après la mort d’Isabelle. Ferdinand, redevenu simple roi d’Aragon, est obligé de quitter une Castille sur laquelle il régnait depuis 1474, en plein accord avec son épouse. Rien ne montre mieux que cet épisode les limites de l’œuvre réalisée par le mariage de Ferdinand et d’Isabelle. En 1504, il n’était pas du tout exclu que la Castille et l’Aragon ne fussent de nouveau séparés comme ils l’étaient avant 1479. Humilié, Ferdinand épouse, en 1506, une nièce du roi de France, Germaine de Foix. L’enfant né de cette union, en 1509, meurt au bout de quelques jours. S’il avait vécu, il aurait hérité de la couronne d’Aragon, tandis que la couronne de Castille serait revenue aux Habsbourg.

Le règne de Philippe le Beau s’achève en septembre 1506 avec la mort subite du roi. De peur de voir le pays sombrer dans l’anarchie, le cardinal Cisneros, archevêque de Tolède, invite alors Ferdinand à revenir en Castille. Le Roi Catholique gouverne, au nom de sa fille Jeanne – qui, en droit, est la seule à pouvoir se dire reine de Castille – jusqu’à sa mort, en janvier 1516. C’est au cours de cette période que Ferdinand, profitant d’une nouvelle tension avec la France, met fin à l’indépendance de la Navarre : en 1512, la partie de ce royaume située au sud des Pyrénées est rattachée à la couronne de Castille, tout en conservant ses coutumes, ses institutions et une large autonomie, notamment en matière fiscale.

Charles de Gand, le futur Charles Quint

À la mort de Ferdinand le Catholique, en janvier 1516, son petit-fils, Charles de Gand, aurait dû lui succéder comme régent et non comme roi de Castille, puisque la titulaire du trône restait Jeanne la Folle. Les conseillers flamands du jeune prince l’entendirent autrement et le proclamèrent roi de Castille et d’Aragon. Les Cortès de Castille s’inclinèrent, exigeant seulement que les droits de la reine Jeanne fussent respectés. De fait, Jeanne la Folle restera officiellement reine jusqu’à sa mort, en 1555.

Les Rois Catholiques ont créé l’État moderne en Espagne selon des principes qui ne varieront guère avant le XVIIIe siècle. L’effacement de l’aristocratie, des villes et des Cortès laisse les mains libres aux souverains ; une bureaucratie issue des couches moyennes s’installe au pouvoir dans les Conseils et les cours de justice. L’Espagne devient enfin, au début du XVIe siècle, une puissance économique et militaire. Les premiers Habsbourg – Charles Quint et Philippe II – recueilleront ces orientations et exploiteront les possibilités ouvertes par ce grand règne.

Joseph Pérez
avril 2002
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