« On entendit un bruit sourd provenant des entrailles de la terre ; il faisait penser à celui d’un train sur le point de sortir d’un tunnel. Presque imperceptible au début, ce bruit s’amplifia jusqu’à se transformer en un grondement terrifiant pendant qu’un mélange de boue et de pétrole commençait à affleurer puis à jaillir à la base du derrick... » C’est en ces termes que les archives de l’Iraq Petroleum Company rapportent l’arrivée au jour du pétrole de Baba Gurgur, le site voisin de Kirkouk où le Texan Henry Winger a fait jaillir l’or noir le 15 octobre 1927.
Nous avons demandé à l’historien Philippe Conrad de nous expliquer comment le potentiel pétrolier de cette zone privilégiée par les hasards de la géologie a retenu très tôt l’attention des pionniers de la prospection et des premiers grands magnats anglo-saxons, soucieux de diversifier leurs sources d’approvisionnement et décidés à maîtriser complètement la production, la transformation et la commercialisation d’une source d’énergie appelée à remplacer rapidement « le roi charbon ». Quant aux puissances qui contrôlent les grandes firmes pétrolières, elles ont rapidement tenu entre leurs mains l’équilibre des forces sur la planète…
Les heureux découvreurs de Baba Gurgur eurent le plus grand mal à maîtriser l’éruption mais ce fut chose faite après une semaine de lutte qui coûta la vie à deux Américains et à trois Irakiens, asphyxiés par un nuage de gaz. Il suffit ensuite de quelques mois pour faire de Kirkouk un nouvel Eldorado pétrolier ; dès 1930, vingt sites de forage sont en production. Après les États-Unis – où Edwin Lawrence Drake avait fait jaillir en Pennsylvanie, dès 1859, le pétrole de Titusville et d’Oil Creek – la Russie, l’Indonésie, la Perse et le Venezuela, l’Irak devenait alors l’un des « pays de l’or noir » appelés à jouer, au cours des décennies suivantes, un rôle déterminant dans l’économie mondiale. Exploité avant celui de la péninsule arabique, le pétrole persan et irakien n’en est pas moins un tard venu sur le marché et ce n’est qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale que son importance apparaîtra au grand jour. Il faudra ensuite attendre les années soixante pour évaluer plus précisément les formidables réserves que recèle le sous-sol de la région du Golfe, devenue l’un des principaux enjeux géostratégiques de la planète.
Dès 1872, le shah de Perse cédait au baron Julius von Reuter la concession des gisements pétroliers à découvrir sur son territoire, mais ce n’est pas le descendant du fondateur de l’une des plus célèbres agences de presse du monde qui devait associer son nom à l’exploitation du pétrole persan. Renégociée en 1889, la concession fut finalement invalidée dix ans plus tard. À ce moment, l’archéologue français Jacques de Morgan et le géologue Édouard Corte rentraient en Europe après avoir acquis la certitude que le sous-sol iranien abritait d’importantes réserves de pétrole. Leurs projets demeurèrent sans suite mais leur conviction encouragea le Canadien William Knox d’Arcy à négocier en mai 1901 l’octroi d’une nouvelle concession, étendue à l’ensemble du territoire persan, à l’exception toutefois des régions frontalières de l’Empire russe, le puissant voisin du Nord. D’Arcy ne méritait pas encore son surnom de « père du pétrole moyen-oriental » mais ses entreprises intéressaient au plus haut point le Foreign Office et, dès 1906, un petit contingent britannique était déployé en Perse pour protéger la concession de la d’Arcy Exploration. Le Premier Lord de la Mer, l’amiral Fisher, était en effet convaincu que le mazout allait se substituer au charbon sur les bâtiments de la Royal Navy et le développement de l’influence allemande en Turquie – qui risquait d’aboutir à l’apparition d’une route terrestre vers l’Inde – avait de quoi inquiéter sérieusement le gouvernement de Londres.
Dès 1892, l’Angleterre avait signé un traité de protectorat avec le cheikh de Bahrein et, en 1899, avec celui de Koweit. Cet accord fut confirmé le 29 juillet 1913 quand le gouvernement ottoman reconnut le protectorat de l’Angleterre sur le petit émirat. Le souverain du Koweit s’engagea, le 27 octobre suivant, à n’accorder d’éventuelles concessions pétrolières qu’aux « personnes désignées par le gouvernement britannique ». Entre-temps, le pétrole avait jailli en Perse le 26 mai 1908, à Masjid el Suleiman, sur la rive iranienne du Golfe, au pied des monts Zagros. Moins d’un an plus tard, la Bakhtiari Oil Company et la First Exploration Company de d’Arcy s’entendaient avec la Burmah Oil Company pour fonder, le 14 avril 1909, l’Anglo-Persian Oil Company (APOC) appelée à devenir en 1935 l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC) pour se transformer finalement, en 1954, en British Petroleum.
L’importance de la production persane entraîna rapidement la construction de la raffinerie d’Abadan et, en mai 1914, Winston Churchill, alors Premier Lord de l’Amirauté, fit concéder au gouvernement britannique 51% de l’APOC. Cette intervention de l’État, étrangère à la tradition britannique, suscita quelques remous aux Communes qui n’en approuvèrent pas moins la décision du gouvernement par 254 voix contre 18. L’Angleterre – qui avait su, en 1875, acheter les actions que possédait le khédive d’Égypte dans la Compagnie du canal de Suez – n’entendait pas laisser à d’autres l’opportunité de prendre le contrôle des ressources pétrolières si prometteuses du Proche-Orient. Son gouvernement était d’autant plus encouragé à s’inspirer de ce qu’avait été l’attitude de Disraëli quarante ans plus tôt que de redoutables concurrents pouvaient venir lui contester la position dominante dont il bénéficiait dans la région du Golfe.
L’accord signé en 1907 avec la Russie à propos de la répartition des zones d’influence respectives des deux empires en Afghanistan et en Perse permettait de contenir la poussée russe vers l’océan Indien mais il en allait tout autrement des entreprises germaniques. De 1888 à 1903, les Allemands avaient patiemment négocié avec le gouvernement ottoman la concession du chemin de fer de Bagdad et l’article 22 de l’accord obtenu stipulait que les Allemands pourraient exploiter les ressources du sous-sol sur une distance de vingt kilomètres de part et d’autre de la voie ferrée. L’accord ainsi conclu concernait entre autres les wilayets de Mossoul et de Bagdad où de sérieux indices laissaient entrevoir la présence de pétrole en abondance. Les Allemands n’étaient pas les seuls à s’intéresser à la région et, au début de 1908, l’Américain Colby Chester s’était également fait octroyer une concession de recherche portant sur presque toute l’étendue du territoire ottoman. Ces interventions inquiétaient l’Angleterre et l’un des banquiers les plus en vue de la City, Sir Ernest Cassel, fut envoyé à Constantinople pour y défendre les intérêts britanniques et susciter la création d’une banque anglo-ottomane susceptible de contrer les entreprises allemandes. Sir Ernest était accompagné de Calouste Sarkis Gulbenkian, un homme d’affaires arménien de nationalité ottomane. Ce personnage, rompu à toutes les formes de négociations commerciales, s’était occupé de la fusion réalisée en 1907 entre la compagnie pétrolière néerlandaise Royal Dutch d’Henry Deterding et la compagnie de transport Shell de Marcus Samuel. Hostile aux Américains, Gulbenkian prétendait, en cette affaire, fédérer les intérêts européens. La révolution « jeune turque » de 1908 vint à point pour servir ses desseins.
Les jeunes officiers nationalistes qui s’emparent alors du pouvoir à Constantinople dénoncent en effet les concessions accordées par le sultan aux étrangers, ce qui permet d’écarter l’Américain Colby Chester. Gulbenkian apparaît ensuite comme le principal artisan de la création, en janvier 1911, de la Turkish Petroleum Company, constituée avec des fonds provenant de la Banque impériale ottomane – au sein de laquelle dominent les capitaux allemands –, de la Société ottomane des chemins de fer d’Anatolie, filiale de la Deutsche Bank, de l’Anglo-Saxon Petroleum Company dépendant de la Royal Dutch et de Sir Ernest Cassel. Pour parfaire le caractère « européen » de l’entreprise, les Allemands consentent – par l’accord dit « du Foreign Office » conclu à Londres le 19 mars 1914 – à céder une partie de leurs avoirs dans la Banque ottomane à l’Anglo-Persian Oil Company, à la grande satisfaction des Britanniques.
Cette entente devait se révéler éphémère : dès le 4 août 1914, le jour qui voit l’Angleterre déclarer la guerre à l’Empire allemand accusé d’avoir violé la neutralité belge, les parts allemandes de la Turkish Petroleum sont en effet mises sous séquestre par les Anglais. La première guerre mondiale confirme rapidement l’importance grandissante des enjeux pétroliers. Théâtre périphérique de l’immense conflit, le Proche-Orient voit l’échec de la tentative turque contre Suez, la révolte arabe et, en Mésopotamie, la capitulation sans gloire du général Townshend à Kut el-Amara en avril 1916. Les Anglais prennent leur revanche dès l’année suivante quand le général Maude occupe Bagdad et quand, après avoir pris le contrôle des régions de Mossoul et de Kirkouk supposées riches en pétrole, ils poussent en novembre 1918 jusqu’à Bakou et aux gisements d’Azerbaïdjan, rapidement récupérés ensuite par la jeune Union soviétique.
Pendant que s’affrontaient les armées, les diplomates se préoccupaient de préparer l’avenir de la région. Malgré les promesses de « royaume arabe » généreusement dispensées aux Hachémites du Hedjaz, le Français Georges Picot et l’Anglais Mark Sykes ont prévu, par les accords secrets conclus le 9 mai 1916, le partage du Proche-Orient ottoman. Syrie, Cilicie, Anatolie orientale et wilayet de Mossoul doivent revenir à la France ; la Palestine et la Mésopotamie passent sous le contrôle de la Grande-Bretagne ; le « royaume arabe » protégé de l’Angleterre se limite désormais aux déserts de la péninsule arabique. Aristide Briand a compris l’importance, pour l’avenir, de l’enjeu pétrolier mais il s’agit d’une lucidité bien tardive dans la mesure où les Français sont demeurés complètement à l’écart de la lutte pour l’or noir jusqu’en 1914, au point de se retrouver, pour leurs approvisionnements, totalement dépendants des livraisons de la Standard Oil of New Jersey de Rockfeller.
Le gigantesque conflit leur a pourtant révélé l’importance du pétrole, devenu le carburant des camions, des tanks et des avions indispensables à la nouvelle « guerre mécanique » alors que Clemenceau constate que « l’essence est devenue aussi indispensable que le sang pour les batailles de demain... » Informé des accords secrets franco-anglais, Rockfeller ne livre plus la France en prétextant les risques que font courir à ses navires les sous-marins allemands. C’est alors la Royal Dutch qui prend le relais, ce qui vaudra à son président, Deterding, l’appellation d’ami de la France et de « collaborateur industriel » pour cette aide précieuse, formulée par le sénateur Bérenger, le seul homme politique français qui ait alors mesuré l’importance des enjeux pétroliers.
Le premier conflit mondial a vu s’envoler la production de l’or noir, de quarante millions de tonnes en 1910 à cent millions de tonnes en 1921 (+130%) ; les dividendes de la Royal Dutch Shell ont été multipliés par quatre entre 1914 et 1919. Le contrôle des ressources pétrolières paraît donc vital et, dès mai 1919, Lloyd George obtient de Clemenceau une révision des accords Sykes-Picot qui replace la région de Mossoul dans les territoires réservés aux Anglais. Ce partage est confirmé en avril 1920 lors de la conférence de San Remo. La France ouvre alors aux pétroliers britanniques son marché, réservé avant la guerre à la Standard Oil of New Jersey, et crée la Compagnie française des pétroles qui s’associe à l’Anglo-Persian Oil Company et à la Royal Dutch Shell dans la Turkish Petroleum. Les Américains sont à ce moment tenus à l’écart et, furieux, soutiennent le leader nationaliste turc Mustapha Kemal qui refuse les traités négociés à la Conférence de la Paix et chasse d’Asie Mineure les Grecs armés par les Anglais. Dès 1919, la Standard Oil of New-Jersey s’intéressait en effet à la vallée de l’Euphrate et, dans une note à l’un de ses adjoints, son directeur, W.C. Teagle, écrivait que « […] l’avenir des gisements persans actuellement connus est particulièrement prometteur. On a toutes les raisons de penser que ces gisements sont très étendus et se prolongent en Mésopotamie[…] Dans le règlement de la partition de la Turquie, il ne faut pas oublier les possibilités pétrolières. À ce propos, il faut se souvenir que, selon John Worthington, l’ancien géologue en chef de la Standard, la vallée de l’Euphrate devrait produire de vastes quantités de pétrole. Je me demande s’il n’y a pas un moyen d’entrer dans le jeu en Mésopotamie[…] ». C’est chose faite quand, avec l’accord de Washington, la Near East Development Corporation – consortium américain groupant l’Atlantic Refining Company, la Gulf Oil Corporation, la Pan American Petroleum and Transport Company, la Standard Oil of New Jersey et la Standard Oil of New-York – interviennent dans la Turkish Petroleum, première étape d’une pénétration toujours plus importante des intérêts américains dans le Proche-Orient pétrolier.
Au lendemain de la première guerre mondiale, le paysage politique de la région s’est considérablement transformé. Les Français ont reçu mandat sur le Liban et la Syrie, les Anglais sur la Palestine, la Transjordanie et l’Irak. Le chérif Hussein du Hedjaz, allié des Anglais, est chassé de La Mecque en 1925 par son rival, le roi du Nedjd Abdelaziz ibn Saud qui va bientôt favoriser les intérêts américains dans la région. Une nouvelle concession pétrolière est négociée en Mésopotamie avec le roi d’Irak Fayçal Ier, l’un des fils de Hussein qui a dû faire son deuil du « royaume arabe » et de la « Grande Syrie » promise pour l’après-guerre et s’est retrouvé sur le trône de Bagdad, sous le contrôle de la puissance mandataire britannique.
Pour faire pression sur le souverain, le gouvernement de Londres menace de ne pas donner son aval à la constitution irakienne et la Turkish Petroleum obtient ainsi en mars 1925, pour une période de soixante-quinze ans, le droit exclusif d’extraire, de raffiner et de vendre le pétrole irakien, excepté dans le wilayet de Bassorah. Les différents sites de forage sont reconnus de septembre 1925 à mars 1926 par la mission Hugo de Bockh et, au cours des mois suivants, cinq sondages sont effectués entre Bagdad et Kirkouk. Les travaux commencent en avril 1927 et, le 15 octobre, le pétrole jaillit en force à Baba Gurgur 1. Un énorme gisement est identifié à 460 m de profondeur et la production atteint rapidement trente mille barils par jour.
Cette découverte entraîne de nouveaux accords au sein de la Turkish Petroleum Company, contrôlée désormais par l’Anglo-Persian Oil Company (23,7%), la Royal Dutch Shell (23,75%), la Compagnie française des pétroles (23,75%), la Near East Development Corporation (23,75%) et Calouste Gulbenkian qui restera dans l’histoire comme le « Monsieur Cinq pour Cent » de l’affaire. Il est admis que chaque participant ne peut engager des recherches individuelles sur le territoire de la concession, les différents associés devant le demeurer pour toute nouvelle découverte.
Le 31 juillet 1928, lors d’une conférence réunie à Ostende, Gulbenkian trace sur la carte du Moyen-Orient la fameuse « Red Line » qui délimite « les anciens territoires ottomans » censés relever de la concession originelle de la Turkish Petroleum et en exclut le Koweit, sous protectorat britannique depuis 1899. Cette « ligne rouge » oblige les différents associés de la TPC à exploiter en commun le pétrole de la zone qu’elle entoure et cet accord demeurera valide jusqu’en 1948. Deux mois plus tard, le 27 septembre 1928, la réunion, dans le château écossais d’Achnacarry de Henry Deterding, propriétaire des lieux et patron de la Royal Dutch Shell, de Walter Clark Teagle, patron de la Standard Oil of New-Jersey et de John Cadman, président de l’Anglo-Persian Oil Company, débouche sur un accord relatif à la commercialisation du pétrole qui constitue le fondement du « Cartel » appelé à dominer la production et le marché de l’or noir pendant près d’un demi-siècle.
En 1929, la Turkish Petroleum Company devient l’Iraq Petroleum Company et la production de Mossoul et de Kirkouk progresse régulièrement, ce qui pose bientôt le problème du transport de l’or noir. Les Français suggèrent la construction d’un oléoduc reliant Kirkouk à Tripoli mais les Britanniques, soucieux d’imposer un itinéraire passant par les territoires qu’ils contrôlent, veulent que le pipe-line débouche à Haïfa. Les deux partenaires s’accordent sur une solution de compromis, l’oléoduc devant se diviser en deux à partir de l’Euphrate, une première branche allant vers le littoral syrien, la seconde vers la côte palestinienne Les travaux commencent en novembre 1932 et mobilisent huit mille ouvriers. Dès juillet 1934, le pétrole irakien atteint Tripoli, avant d’arriver cinq mois plus tard à Haïfa. Dès ce moment, quatre millions de tonnes peuvent ainsi être évacuées chaque année vers les ports de la Méditerranée. À la veille de la seconde guerre mondiale, l’Iraq Petroleum Company détient des concessions sur tout le territoire irakien, soit directement, soit par l’intermédiaire de ses deux filiales, la Mossoul et la Bassorah Petroleum.
En Perse, la production connaît un essor régulier : 430 000 tonnes en 1912, 1 million de tonnes en 1918, 2 millions de tonnes en 1922, 9 600 000 tonnes en 1939. Les Anglais, après avoir vainement tenté d’imposer un traité de protectorat à l’été de 1919, s’assurent un contrôle plus étroit de la situation en encourageant le coup de force qui porte en février 1921 Reza Khan au pouvoir à Téhéran. Soutenu par le général Ironside qui commandait les forces anglaises présentes à Ghazvin, le chef de la garde cosaque s’impose au dernier souverain Qadjar bientôt contraint à l’abdication. Devenu « Roi des Rois » dès 1925, le fondateur de la dynastie pahlavie apparaît initialement comme une créature des Britanniques mais il entend moderniser rapidement son pays, ce qui rend inévitable le conflit avec Londres, quand il annonce en 1932 le retrait de toutes les concessions accordées à l’Anglo-Persian Oil Company. Devant les menaces anglaises, Reza Chah porte l’affaire devant la SDN et doit accepter en 1933 un compromis qui augmente les royalties versées à son pays – qui prend le nom d’Iran l’année suivante – et qui réduit le périmètre d’exploitation accordé à la compagnie dont la concession est cependant prolongée jusqu’en 1965.
C’est durant les années trente qu’après l’Iran et l’Irak d’autres territoires de la région du Golfe révèlent l’importance de leurs ressources en pétrole. On en trouve dans l’émirat de Bahrein où la Standard Oil of California, associée à des actionnaires canadiens, constitue en 1932 la Bahrein Oil Company. Après les découvertes réalisées par le prospecteur néo-zélandais Frank Holmes, Américains de la Gulf Oil et Anglais de l’Anglo-Iranian Oil Company s’associent pour constituer en février 1934 la Koweit Oil Company qui bénéficie bientôt de la découverte, en 1938, de l’immense gisement de Burgan.
Au même moment, la conquête de la péninsule arabique par les combattants wahhabites d’Abdelaziz ibn Saud entraîne d’importantes conséquences dans le domaine pétrolier. Un an après la proclamation du royaume d’Arabie Saoudite, un accord est conclu le 29 mai 1933 avec la Standard Oil of California pour des recherches portant sur 728 000 km2 bientôt portés à 1 140 000 km2. La SOCAL devient bientôt l’ARAMCO (Arabian and American Oil Company) qui engage des prospections dans le Hasa, sur la côte occidentale du Golfe. Le pétrole y jaillit en quantité près du Djebel Dahran à hauteur du dôme de Damman le 4 mars 1938 et, dès l’année suivante, plus de cinq cent mille tonnes peuvent être transportées par oléoduc et embarquées dans le port de Ras Tanura. Les gisements du Qatar entrent en production au cours de la même année 1939. L’entre-deux-guerres a donc vu l’irruption au Proche-Orient d’intérêts américains qui, jusque-là, avaient été tenus à l’écart d’une région qui ne produit encore, en 1938, que 6% du pétrole mondial.
La guerre de 1939-1945 est marquée par l’échec du coup d’État nationaliste mené par Rachid Ali en Irak en avril 1941, par la mainmise anglo-soviétique sur l’Iran suivie de l’exil de Reza Chah en août, par l’occupation britannique au cours du même été 1941 de la Syrie et du Liban sous mandat français. Le conflit est aussi l’occasion de la mise sous séquestre des participations de la CFP dans l’Iraq Petroleum. La France semble sur le point d’être écartée du Proche-Orient pétrolier mais les manœuvres d’augmentation du capital réalisées par les Anglo-Saxons pour l’éliminer complètement échouent en raison des réserves importantes dont la Compagnie dispose aux États-Unis. Le séquestre est finalement levé en février 1945 mais, dès août 1944, la signature, lors de la conférence tenue à Washington, des accords Stettinius-Eden a établi une mainmise complète des intérêts anglo-saxons sur les approvisionnements en pétrole du monde occidental.
Dès la fin de 1946, les groupes américains de l’Iraq Petroeum Company dénoncent l’accord de la Red Line conclu en 1928, sous le prétexte que la CFP et les intérêts de Gulbenkian sont tombés sous contrôle à l’occasion de la guerre. Face à la complicité anglo-américaine, la France accepte un compromis et l’accord d’Ostende est finalement aboli à la fin de 1948. Redoutable procédurier, Gulbenkian menace d’amener l’affaire devant les tribunaux internationaux pour mettre en lumière les ententes illicites unissant les sept « majors » anglo-saxons : il obtient finalement, en compensation de la perte de ses 5%, trente-huit millions de tonnes de pétrole... De nouveaux gisements ont été entre-temps découverts en Arabie Saoudite qui devient alors l’un des acteurs décisifs de la stratégie pétrolière, ce qu’ont immédiatement évalué les Américains. Ce sont leurs compagnies qui exploitent le pétrole saoudien et, en février 1945, la rencontre – à bord du Quincy, au milieu du canal de Suez – de Roosevelt et d’Ibn Saud scelle l’alliance privilégiée qui unira Riyad et Washington pendant plus de cinquante ans. En janvier 1949, le Trans Arabica Pipeline, le Tapline, amène l’or noir saoudien aux rives de la Méditerranée.
Le temps de la mise en coupe réglée des pays producteurs par les compagnies touche cependant à sa fin. En 1950, l’ARAMCO consent un partage des revenus par moitié à l’Arabie Saoudite. En 1951, la nationalisation du pétrole iranien par Mossadegh et le coup d’État qui, deux ans plus tard, restaure le pouvoir du Shah conduisent à une renégociation des concessions iraniennes qui permet aux Américains d’intervenir dans un pays demeuré jusque-là une chasse gardée des Anglais. À la faveur de la guerre froide et de la décolonisation, le pétrole devient bientôt un moyen de pression dont vont user les pays arabes producteurs dans le cadre de leur lutte contre l’installation en Palestine de l’État d’Israël.
En 1956, lors de la guerre du Sinaï et de l’intervention franco-anglaise à Suez, les stations de pompage de l’Iraq Petroleum Company sont détruites en Syrie. Parvenu au pouvoir avec le coup d’État de juillet 1958, l’Irakien Kassem promulgue une loi retirant à l’IPC les territoires qu’elle ne met pas en exploitation et les propose à d’autres compagnies mais, la solidarité du Cartel jouant à plein, il ne trouve pas de partenaire. En 1961 l’octroi par la Grande-Bretagne de l’indépendance au Koweit est perçu comme une provocation par l’Irak qui semble prêt à récupérer par la force un émirat créé pour les besoins de la puissance coloniale, dont il considère qu’il fait historiquement partie de son territoire et qu’il lui est indispensable pour disposer d’une façade maritime suffisante. Le déploiement de forces anglaises dissuade alors Bagdad d’engager l’épreuve de force.
En juin 1967, au moment de la guerre des Six Jours, le gouvernement irakien du général Aref fait occuper militairement les installations de l’IPC et décrète un embargo contre les pays soutenant Israël. Cet embargo ne dure guère et le sommet arabe réuni en septembre à Khartoum y met un terme. Au mois de novembre suivant, un accord pétrolier est conclu entre l’Irak et la société française Elf. En 1969, alors que le parti Baas du général Bakr et de Saddam Hussein s’est installé au pouvoir en juillet de l’année précédente, l’Irak obtient, à la faveur de la fermeture du canal de Suez, un supplément de redevance pour le pétrole livré par oléoduc en Méditerranée orientale, alors que les combattants du Front populaire de libération de la Palestine de Georges Habbache sabotent l’oléoduc de la Tapline. Enfin, le 1er juin 1972, le gouvernement de Bagdad décide la nationalisation des gisements de l’Iraq Petroleum et de la Mossoul Petroleum. Au même moment, la Syrie réalise la nationalisation de l’oléoduc transportant vers la Méditerranée le pétrole irakien. En février 1973, l’IPC accepte cette nationalisation contre une indemnisation de quinze millions de tonnes de pétrole livrées aux ports de Banias et de Tripoli. Le mois d’octobre 1973 voit également la nationalisation des intérêts de la Standard Oil of New Jersey, de la Socony Mobil et de la Royal Dutch Shell dans la Bassorah Petroleum. Quarante-six ans après le premier jaillissement de Baba Gurgur, l’État irakien reprenait le contrôle total de ses immenses ressources pétrolières.
Alors qu’en 1960, les sept majors contrôlaient à près de 60% la production et la distribution mondiales de l’or noir, les pays producteurs et exportateurs ont commencé à s’organiser en créant cette année-là l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, qui regroupe initialement l’Irak, le Koweit, l’Arabie Saoudite et le Venezuela. Les années qui suivent voient ces pays producteurs reprendre progressivement le contrôle de leurs ressources et imposer aux compagnies un nouveau rapport de forces alors que les guerres israélo-arabes de 1956, de 1967 et de 1973 leur fournissent l’occasion de mesurer l’importance du moyen de pression dont ils disposent vis-à-vis des pays industriels et, plus particulièrement, vis-à-vis de l’Europe et du Japon. Ahmed Zaki Yamani, le ministre saoudien du pétrole, réduit alors très largement les zones de recherche concédées à l’ARAMCO pendant que l’Iran impérial obtient que 75% des profits tirés du pétrole lui reviennent.
La fin des années soixante voit également s’affirmer une tendance à la hausse des prix, profitable aux producteurs. Un accord conclu en 1970 à Téhéran prévoit même l’indexation des prix de l’or noir sur l’évolution de l’inflation mondiale. Quand les pays exportateurs constatent que la dévaluation du dollar décidée par le président Nixon réduit leurs ressources, l’Iran du chah Mohammed Reza Pahlevi, allié privilégié des États-Unis, se retrouve en pointe pour réclamer l’établissement d’un « serpent des prix pétroliers » dépendant des variations des grandes monnaies. Un certain nombre d’accords favorables aux pays exportateurs sont alors négociés mais la guerre du Kippour d’octobre 1973 crée bientôt un nouvel environnement. Les pays arabes exportateurs décident en effet de réduire leur production, d’augmenter leurs tarifs et les charges fiscales pesant sur le pétrole exporté, ce qui a pour effet de multiplier rapidement par quatre le prix de l’or noir, hausse confirmée en septembre 1974 à Vienne quand les tarifs sont indexés sur l’inflation alors très importante qui affecte les monnaies des pays industrialisés. L’embargo total décidé par les producteurs arabes, sauf par l’Iran qui ne s’y associe pas, contre les États-Unis et les Pays-Bas jugés trop favorables à Israël est rapidement levé.
Marquées par une hausse spectaculaire des prix, les années suivantes se révèlent très favorables aux pays exportateurs du Proche-Orient qui bénéficient désormais d’abondantes ressources financières. Celles-ci sont utilisées de deux manières différentes. Peuplés et désireux d’accéder au rang de puissance régionale, l’Irak et l’Iran espèrent utiliser ce pactole pour s’industrialiser et se moderniser rapidement. À l’inverse, l’Arabie Saoudite et les émirats du Golfe veulent tirer de l’exploitation de leur pétrole une rente à long terme réinvestie en majeure partie en Occident, plus spécialement aux États-Unis.
Alors que les États du Croissant fertile riches en hommes et en eau – Égypte, Syrie, Irak – se trouvaient depuis le recouvrement de leur indépendance à la tête du camp arabe, le poids du royaume saoudien et des émirats s’accroît rapidement à partir des années 1970. La révolution islamique qui triomphe en Iran en 1979 et la guerre entre Irak et Iran qui commence dès l’année suivante et s’éternise jusqu’en 1988 bouleversant en profondeur l’ensemble de la région. Durant toute cette période, l’Irak apparaît aux États musulmans sunnites – surtout à l’Arabie Saoudite et au Koweit – comme un rempart nécessaire contre la poussée shi’ite iranienne et le Conseil de coopération du Golfe constitué en 1981 apporte un soutien sans faille au régime de Bagdad.
Hostiles aux mollahs iraniens, les Américains soutiennent l’Irak mais pratiquent en même temps, en liaison avec Israël, un double jeu révélé par le scandale de l’Irangate. En risquant de conduire à une baisse des prix, l’irruption de l’offre de pétrole irakienne sur le marché pourrait en effet réduire les revenus des grandes compagnies nord-américaines, favoriser l’Europe et le Japon qui ont intérêt à un bas prix du pétrole, diminuer également les ressources de l’allié privilégié saoudien qui convertit en dollars et réinvestit massivement aux États-Unis les profits tirés de l’exportation de l’or noir. L’échec de l’OPEP – patent depuis le milieu des années 80 – encourageant désormais les producteurs à se préoccuper de leurs seuls intérêts immédiats, la perspective de l’arrivée massive sur le marché du pétrole irakien, dont les coûts d’extraction sont trois fois plus bas que ceux du pétrole saoudien, et les menaces que Saddam Hussein continue de proférer contre Israël, l’allié privilégié de Washington au Proche-Orient, conduisent naturellement les dirigeants américains à voir dans le leader irakien un danger pour l’équilibre régional.
Le conflit engagé entre Bagdad et Koweit-City à propos des prix du pétrole, du pompage par les Koweitiens – du fait du pendage des nappes concernées – d’une partie du gisement irakien de Roumailah et du remboursement des dettes contractées par l’Irak durant sa guerre contre l’Iran conduit à la crise de l’été 1990. Les États-Unis ont pourtant considéré, en février 1990, que le régime de Saddam Hussein était une « force de modération » et ont souhaité « élargir leurs relations avec l’Irak ». À la veille de l’invasion du Koweit, l’ambassadrice américaine April Glaspie – qui a clairement laissé entendre que Washington souhaitait une « solution arabe » au différend irako-koweitien – part en vacances, ce qui est interprété par Saddam Hussein comme un feu vert donné à son entreprise de récupération de ce qui a toujours été considéré par Bagdad comme une « province » irakienne. Engagée au nom de l’ONU mais mise en œuvre pour l’essentiel par le formidable corps expéditionnaire déployé par les États-Unis dans la région, l’opération « Tempête du Désert » aboutit à la défaite aussi rapide qu’attendue des forces irakiennes. L’embargo imposé ensuite aux exportations de Bagdad écarte le pétrole irakien du marché, même si la contrebande et la formule « pétrole contre nourriture » introduite par la suite pour des raisons humanitaires limitent ses effets.
L’Irak disposant des deuxièmes réserves connues après celles de l’Arabie Saoudite et les conditions d’exploitation y étant plus favorables, l’embargo favorise le maintien des prix à un niveau suffisamment élevé, ce qui correspond aux intérêts des compagnies anglo-saxonnes et des alliés des États-Unis dans la région du Golfe. Ce fragile équilibre est bientôt remis en cause par l’irruption d’une contestation islamiste de plus en plus menaçante qui est à l’origine des attentats perpétrés contre les forces américaines déployées en Arabie ou au Yémen, contre les ambassades de Nairobi et de Dar es Salam et, enfin, contre New York et Washington en septembre 2001.
Les ambiguïtés de l’alliance saoudienne apparaissent alors au grand jour et la convergence d’intérêts entre Washington et l’islamisme – dans le Golfe, au Pakistan, en Bosnie ou en Afghanistan – révèle cruellement ses limites. Les « faucons » qui se sont imposés depuis le 11 septembre 2001 au sein d’une administration Bush dont on sait les liens très étroits qu’elle entretient avec les lobbies pétroliers entendent alors profiter de la « lutte contre le terrorisme » pour transformer en profondeur ce « Proche-Orient post-ottoman » demeuré depuis des décennies la principale poudrière du monde. Au nom de « nécessaires transformations démocratiques » pour le moins aléatoires et d’une guerre préventive jugée indispensable contre l’Irak, soupçonné de vouloir disposer d’armes de destruction massive, la puissance américaine pense être en mesure de remodeler, en fonction de ses intérêts, principalement pétroliers, la carte de la région. La défaite et le renversement de Saddam Hussein seraient suivis d’une occupation et d’une administration militaires du pays impliquant la privatisation rapide de l’exploitation pétrolière. Cette première étape pourrait préluder à une action contre l’Iran, rangé dans le camp de « l’axe du Mal » – alors que son hostilité au wahhabisme saoudien ou à celui des talibans afghans est une évidence –, voire contre le Yémen, la Syrie et la Libye. Soupçonnée d’entretenir le vivier terroriste, l’Arabie Saoudite pourrait se voir privée du Hasa pétrolier où, au nom de la « défense des droits de l’homme » un réveil programmé de l’opposition shi’ite aboutirait alors à la création d’un nouvel émirat pétrolier acquis à l’alliance américaine...
Un siècle après la concession accordée à William Knox d’Arcy, la région du Golfe – où se trouvent les deux tiers des réserves de pétrole connues et 31% des réserves de gaz – demeure un enjeu majeur pour l’hyper-puissance américaine : même si son économie ne dépend plus guère du pétrole de cette région, elle entend à terme contrôler le plus largement possible la production et la commercialisation d’une source d’énergie demeurée vitale et susceptible de fournir à la future Europe ou à la Chine de demain les moyens qui pourraient leur permettre de contester l’hégémonie du nouvel Empire mondial.