Clio
Des voyages dans le monde entier en compagnie de conférenciers passionnés
  Trouver votre voyage
Lettres et brochures
S'abonner aux lettres électroniques de Clio

Pour vous abonner à nos lettres électroniques, merci de nous indiquer votre adresse mél.

Votre mél


Abonnez-vous à nos
    lettres électroniques

Nous suivre
  Haut de page
Akbar et Fatehpur Sikri

Jean-Paul Roux
Ancien directeur de recherche au CNRS Ancien professeur titulaire de la section d'art islamique à l'École du Louvre

Fatehpur Sikri, où tant d’influences artistiques se font sentir, est l’expression architecturale de l’idéal d’Akbar : la fusion en un ensemble unique, aussi harmonieux que possible, de toutes les tendances religieuses et culturelles de son empire. Jean-Paul Roux, nous fait découvrir cette étrange cité de l’Inde du Nord, qui est un monde à elle seule et traduit l’idéal philosophique de son créateur.

Akbar : souverain indien ou musulman ?

Akbar est l’un des deux plus grands souverains de l’Inde et l’un des touts premiers dans l’histoire universelle. Nul ne le conteste. Sa personnalité complexe, certains faits de sa vie, sa politique audacieuse et révolutionnaire tant dans le contexte du monde musulman que dans celui de la civilisation indienne ont, en revanche, suscité bien des hypothèses et donné lieu à des débats passionnés. Ceux-ci n’ont pas abouti parce qu’on a voulu examiner l’homme et le souverain en tant que musulman ou en tant qu’Indien, alors qu’il aurait fallu le considérer pour ce qu’il était, un Turc, et chercher l’origine de ses pensées et de ses actions dans la tradition des peuples de sa race.

Indien ? Quand il monte sur le trône, trente ans seulement se sont écoulés depuis que son grand-père, Babur, a conquis une partie des Indes. La dynastie des Grands Moghols que celui-ci a fondée n’a régné que seize années. En effet, Humayun, son père, a été chassé par l’aventurier afghan Chir Chah et n’est revenu qu’en 1554, deux ans avant de mourir. Lui-même est né en exil, en 1542. À cinq ans il ne parle que le turc. Il a passé son enfance en Iran, n’a revu les Indes qu’à l’âge de douze ans, pour accéder au trône à quatorze et commencer son règne en 1556, sous la tutelle d’un Turc d’Asie centrale, Baïram Khan.

Musulman ? Certes, il l’est, mais comme le sont ces Timourides, les descendants de Tamerlan – qui ont aussi du sang de Gengis Khan. Chez eux affleurent des substrats préislamiques. Babur, par exemple, croit encore que l’âme des grands se transforme en gerfaut après leur mort. Ils ont le culte des saints, passent leur vie en pèlerinage sur les tombes. Ils font aux femmes une grande place dans la société – et elles en auront une exceptionnelle dans l’Empire des Grands Moghols. Enfin, pétris de chamanisme, cette « technique archaïque de l’extase » (M. Eliade), ils penchent vers le mysticisme. Akbar aura toute sa vie des transes et des visions qui le feront accuser par ses ennemis d’épilepsie, voire de folie. Sa pensée religieuse est proche de celle des plus audacieux soufis pour lesquels « le saint de la loi est l’infidèle de la Vérité ».

Nous n’avons pas ici à raconter ses conquêtes, qui le mettent au rang des grands capitaines. Celles-ci s’accompagnent de brutalités étonnantes chez un prince supérieurement intelligent, humain, soucieux du bien-être de ses sujets. Elles s’expliquent par son atavisme. Il est, avons-nous dit, de la race de Gengis Khan, de Tamerlan. Babur lui-même n’élevait-il pas des tours avec les crânes de ses ennemis vaincus ? L’Inde garde un souvenir atroce du massacre perpétré à Chitor par Akbar en 1567.

L’héritage turc : tolérance religieuse et ouverture d’esprit

Notre seul propos est de nous pencher sur son œuvre sociale, religieuse et culturelle. Dès 1562, Akbar interdit, au nom du respect de l’homme, les conversions forcées à l’islam, les mariages précoces, la circoncision des garçons avant leur douzième année et sans leur consentement. Il supprime l’impôt discriminatoire de la charia qui frappe les non-musulmans (djiziya), alors qu’il était dans la coutume turco-mongole d’exempter d’impôts et de corvées les prêtres qui « priaient pour la longévité de l’empereur ». Quelques années plus tard, il commence à s’entretenir régulièrement avec les représentants des diverses religions présentes en Inde, musulmans sunnites et chiites, hindouistes, jaïns, mazdéens, chrétiens, et il étudie soigneusement leurs doctrines. Bientôt, il les réunit pour qu’ils débattent en commun de leur foi dans l’Ibadet Khane, la « maison d’adoration », fondée en 1575. Dans ce lieu, tous doivent se réunir pour rendre un commun hommage à Dieu. Fait inouï, dit-on ! Non. Tous les souverains turco-mongols des temps anciens avaient organisé avant lui des débats théologiques : Gengis Khan ou Khubilai en Chine, Mehmet II à Constantinople, et bien d’autres encore.

Au mazdéisme, il aurait emprunté le culte du soleil, du moins cette habitude de venir le saluer tous les matins. Voire ! C’était un vieux rite des nomades de la steppe, attesté dès le VIIIe siècle. Il ne cesse de réclamer la venue de jésuites, se passionne pour le christianisme qu’il ne comprend pas, affirme-t-on ; je crois au contraire qu’il le comprend parfaitement mais n’en accepte pas les dogmes et le refuse finalement, parce que les jésuites se montrent cassants, exigent trop de lui – monogamie par exemple – et condamnent la tolérance qui avait fait la gloire des anciens Turcs, des Ouïgours, des Khazars judaïsés, des Mongols gengiskhanides. Cette tolérance, dont il sent l’absolue nécessité pour maintenir la paix dans ces Indes pluriconfessionnelles, devient dans son cœur essentielle. Déçu par eux, bien qu’il aime leur franchise, leur audace, il se console en se passionnant pour la peinture occidentale qu’ils lui font connaître. Il fonde un atelier avec des artistes venus d’Iran, qu’il surveille de près, leur rendant visite chaque semaine. Il contraint ses grands à poser pour des portraits. Il oblige ses peintres à travailler comme les artistes d’Occident, à traiter les mêmes sujets. On verra dans sa collection des portraits de Portugais, l’ange de Tobie, saint Jérôme, des Nativités et une Descente de Croix (1580-1600).

On discute. On philosophe. Mais chacun demeure sur ses positions, entend posséder seul la Vérité, s’en prend parfois avec violence aux autres. Alors, las, il promulgue le dogme de son infaillibilité en septembre 1579 qui fait de lui l’autorité suprême en matière religieuse, pour le plus grand scandale de tous, à commencer par les musulmans de la classe dirigeante. Il franchit enfin un dernier pas en fondant en 1582 le Tauhid-i Ilahi, le « divin monothéisme », que l’historien Budauni nomme la Din-i Ilahi « la religion divine ». Cette expression, conservée sur ce seul témoignage, est lourde de portée, car elle fait d’Akbar le fondateur d’une nouvelle religion, un apostat de l’islam, ce qu’il ne fut jamais. C’est en musulman très libéral, et très ouvert, qu’il mourra en 1605, après un demi-siècle d’un règne bien rempli, d’un règne si singulier qu’il n’en est guère qu’on lui puisse comparer.

Fatehpur Sikri, un lieu béni

Tout religieux et mystique qu’il soit, Akbar aime la vie sous toutes ses formes, les bijoux, les arts, le luxe, la chasse, les jeux. Il a fait aménager dans son palais une cour dallée où l’on joue aux échecs avec, comme pions, de jolies filles. Il aurait eu cinq mille femmes dans son harem, y compris les servantes et les veuves, les orphelines, les parentes qu’il recueillait. Comme les enfants qu’il avait eus étaient morts en bas âge, il s’était rendu en pèlerinage près d’un saint homme, Salim Chisti, un vieillard de quatre-vingt-cinq ans qui, après un voyage de vingt-deux ans à La Mecque et au Proche-Orient, était revenu en Inde. Il vivait retiré dans un village de la jungle, à trente-cinq kilomètres d’Agra Sikri. Celui-ci lui avait promis qu’il aurait d’autres enfants et qu’ils vivraient. Alors quand sa femme, une Radjpoute, est enceinte, il l’envoie accoucher près de lui et, en 1569, naît un fils auquel il donne le nom de Salim, le futur Djahangir. Il décide alors d’installer en ce lieu béni, sur une terrasse rocheuse, sa nouvelle capitale, Sikri la Victorieuse, Fatehpur Sikri.

Fatehpur Sikri : un rêve de pierre

La ville est édifiée avec une rapidité extraordinaire, en quelque six ou huit ans, comme une ville d’apparat et d’administration, par une importante main-d’œuvre amenée de partout ; en effet, selon une tradition turque, lors des guerres, on épargnait les artisans pour les déporter là où l’on avait besoin d’eux. Dès 1572, la Grande Mosquée est achevée, l’une des plus belles des Moghols, que complétera un peu plus tard la porte monumentale, le Buland Darwaza, « la Sublime Porte », véritable arc de triomphe qui domine la plaine de cinquante mètres et auquel on accède par un gigantesque escalier. Une muraille, plus décorative que défensive, percée de neuf portes, ceint la cité. Des palais, des caravansérails, des ateliers de monnayage, d’artisanat, une maison des poètes, une bibliothèque de quelque 24 000 volumes – pour un prince que l’on prétend illettré, peut-être parce qu’il préfère entendre lire que lire lui-même – en forment l’essentiel. L’aspect, malgré les mosquées, est bien plus indien que musulman. On y trouve même des représentations de héros du Ramayana et de divinités hindoues. Tout est en grès rose, sauf le tombeau de Salim Chisti, dans la cour de la Grande Mosquée. Ce petit chef-d’œuvre de marbre blanc constitue le seul lieu vivant, avec les femmes qui viennent encore nouer des brins de laine pour avoir des enfants.

La ville, en effet, est morte. Elle n’existait que par Akbar. En 1585, il la quitta pour aller à Lahore, car la situation dans le nord-est de l’empire exigeait sa présence. Les grands le suivirent. Dès 1588, Fatehpur Sikri était déjà presque dépeuplée.

Son abandon a été fatal à maints édifices, mais a permis à ceux qui subsistent d’offrir le spectacle unique d’une métropole d’une seule venue, que nulle construction ultérieure n’a défigurée. L’ensemble est prodigieux. Bien des monuments le sont aussi, pour une raison ou une autre : la Grande Mosquée ; le palais de Jodh Baï qui groupe ses pièces des quatre côtés d’une cour centrale ; la Maison de Myriam, dite Maison d’or ; la tour des Cerfs qui aurait été la tombe de l’éléphant préféré du prince ou, plutôt, le lieu d’où il tirait le gibier que l’on rabattait vers lui. Le Panch Mahal, avec ses cent soixante-seize piles, compte cinq étages, travaillés en dentelles, où circule une bienfaisante brise. Dans le Diwan-i Khass, la salle des Audiences privées, avec son énorme pilier central et les galeries qui donnent accès à la plate-forme supérieure, Akbar trônait, tandis qu’en bas se déchiraient les religieux qu’il aurait tant désiré voir unis dans leurs prières.

Fatehpur Sikri, idéal impossible ? La ville vécut moins de vingt ans, la Tauhid-i Ilahi à peine plus : elle périt avec son inventeur. La tolérance de même, qui avait pris sa source quelque part en Mongolie vers les débuts de l’ère chrétienne, disparaîtra également après Djahangir et Chah Djahan, sous les coups d’Awrengzeb (1658-1707). Ce souverain musulman fanatique, prépara, malgré ses victoires retentissantes, l’effondrement de l’empire.

Jean-Paul Roux
mai 2000
© Copyright Clio 2024 - Tous droits réservés