Peu diffusée en France jusqu’il y a une quinzaine d’années, la littérature néerlandaise jouit aujourd’hui d’une véritable reconnaissance ; le nombre croissant de nouvelles parutions et la présentation des auteurs flamands et hollandais au Salon du Livre de Paris en mars 2003 en sont des preuves tangibles. La politique éditoriale poursuivie par les autorités belges et néerlandaises favorise essentiellement l’actualité littéraire ; il paraît dès lors nécessaire de mettre en lumière le patrimoine de la langue et des lettres néerlandaises, les auteurs les plus récents s’inscrivant dans une continuité qu’il serait injuste d’ignorer. Dorian Cumps auteur de nombreux articles et études sur la littérature contemporaine néerlandaise, en nous présentant les auteurs les plus marquants et les œuvres essentielles de cette littérature, nous invite à de nouvelles et passionnantes découvertes.
Le néerlandais fait partie du groupe des langues germaniques occidentales, dont sont également issus l’anglais, l’allemand et le frison. Le néerlandais moderne possède des traits communs avec le bas-allemand. À l’inverse de l’allemand moderne, le néerlandais n’a pas subi de mutation consonantique. La construction de la phrase néerlandaise présente des similitudes avec celle de l’allemand – dont la place du verbe en fin de subordonnée ; cependant, hormis quelques traces, les marques casuelles sont absentes en néerlandais et les règles régissant la position des mots sont plus souples. Enfin, le néerlandais possède une série de diphtongues caractéristiques tandis que certaines formes, dont les pronoms personnels, offrent des similitudes avec l’anglais.
Langue nationale des Pays-Bas et de la Flandre, le néerlandais est encore une langue régionale dans le département du Nord. Au fil des siècles obscurs qui suivirent l’effondrement de l’Empire romain et les grandes invasions, s’est constituée la « frontière linguistique », terme qui désigne en Belgique la limite séparant l’aire néerlandophone du domaine francophone. Cette « frontière » traverse la Belgique d’ouest en est au sud de Bruxelles qui, elle, est une région bilingue. Au Moyen Âge, elle se prolongeait à l’ouest jusqu’au Boulonnais. La romanisation progressive du nord de la France y a repoussé le parler néerlandais de façon définitive à la région limitrophe de la province belge de Flandre Occidentale.
Le terme « néerlandais » n’apparaît qu’à la fin du XVe siècle. On utilisait le mot « thiois » – langue du peuple – pour désigner l’ensemble des dialectes moyen néerlandais parlés au Moyen Âge. D’un point de vue diachronique, on distingue encore le vieux néerlandais, manifestation la plus archaïque de la langue, du moyen néerlandais. Le néerlandais moderne, dont la dominante est le hollandais, avec d’importants apports brabançons et flamands, se constituera en tant que langue commune à la Renaissance.
Aujourd’hui, le néerlandais normalisé, algemeen Nederlands, est la langue maternelle d’environ vingt-deux millions de Néerlandais et de Flamands. Selon les régions, les dialectes sont plus ou moins usités dans la vie privée : davantage en Flandre et dans l’est des Pays-Bas, moins en Hollande. L’usage fréquent de patois et d’un flamand « standardisé » peut faire croire à un idiome différent en Flandre. En réalité, les Flamands s’expriment dans ces cas en variantes régionales du néerlandais. Le néerlandais a en outre donné naissance à une autre langue, l’afrikans, une des langues nationales de l’Afrique du Sud. Cette langue s’est développée de façon autonome à partir du néerlandais importé par des colons au XVIIe siècle. Signalons enfin des variantes créoles mâtinées de néerlandais aux Antilles et au Surinam – le seul pays extra-européen où le néerlandais est la langue officielle – ainsi que la présence de mots d’origine malaise en néerlandais, héritage de l’Indonésie, qui fut la plus importante colonie néerlandaise.
Au titre des apports majeurs de la littérature néerlandaise au patrimoine culturel européen on retiendra l’œuvre des mystiques flamands du Moyen Âge, le théâtre baroque de Vondel dont le nom même symbolise la langue néerlandaise, la contribution du poète flamand Van Ostaijen au modernisme historique des années 1920, enfin le rayonnement grandissant d’auteurs contemporains tels Harry Mulisch, Hugo Claus et Hella Haasse, qui ont su allier érudition et lisibilité au travers d’œuvres ouvertes sur de multiples perspectives.
Les premiers écrits en vieux néerlandais correspondent à la première expression littéraire attestée dans cette langue : le plus ancien fragment retrouvé se compose de deux vers originaux couchés par un moine ouest-flandrien sur un parchemin en latin (vers 1100). Avec l’intention d’essayer une nouvelle plume, ce scribe anonyme nota des bribes d’un chant amoureux dont quelques mots sont reconnaissables en néerlandais. Les premiers temps de la littérature néerlandaise sont marqués par un matériau commun à d’autres langues : adaptation de chansons de geste, de romans arthuriens ou de l’Énéide, par le limbourgeois Hendrik van Veldeke (1180), qui introduisit le genre courtois dans la littérature allemande. Dès le XIIIe siècle apparaissent des œuvres nouvelles, tel le poème épique teinté de merveilleux Charles et Elegast, évoquant l’époque carolingienne. Une parodie précoce de roman chevaleresque se rencontre dans l’adaptation moyen néerlandaise du roman de Renard, dont la tournure singulière se distingue de mainte version contemporaine (vers 1250). Le milieu du XIIIe voit surtout l’éclosion d’une poésie mystique issue de l’univers béguinal. La foi sincère et passionnée de ces contemplatives, mais également leur indépendance – elles vivent en dehors des ordres cloîtrés – participent d’un courant parallèle à l’Église officielle, voué à une dévotion plus authentique, dont on trouve des expressions tout au long du Moyen Âge néerlandais. Les Poèmes Strophiques de la béguine Hadewijch comptent parmi les écrits les plus brillants du courant nuptial dans la littérature mystique européenne. Au siècle suivant, le prieur Ruysbroeck prolongera cette quête poétique dans son acception plus spéculative (L’Ornement des Noces Spirituelles, 1350), exerçant une influence considérable sur un mouvement spirituel tel que la « Devotio moderna », courant pré-réformateur et précurseur de l’humanisme érasmien. Mentionnons encore, à la charnière des XIIIe et XIVe siècles, un remarquable miracle marial, la Légende de la Sacristine, et une Bible rimée par Jacob van Maerlant, qui transposa des textes érudits en langue vernaculaire. Il faut remarquer que toutes les œuvres signalées proviennent des Pays-Bas méridionaux, la Flandre et le Brabant.
L’« automne du Moyen Âge », titre d’un célèbre ouvrage de l’historien Huizinga (1919), correspond aux Pays-Bas à l’éclat de la civilisation bourguignonne, dont l’expression la plus réputée est l’art pictural des Primitifs flamands ; la littérature de la fin du XIVe siècle : les grands poètes néerlandais du Siècle d’or, le XVIIe siècle, devront leur apprentissage à ces académies, dont l’émergence à la fin du Moyen Âge consacre l’émancipation d’une culture bourgeoise et d’une civilisation urbaine. Parmi les réussites de l’art des rhétoriqueurs, on peut citer la moralité d’Elckerlijck (Chacun de nous), antérieure à son équivalent anglais, l’Everyman (fin du XVe) et la légende dramatique de Marie de Nimègue (début du XVIe).
La Renaissance représente une époque charnière dans l’histoire des Pays-Bas, la crise religieuse déclenchée par la Réforme entraînant une crise politique et l’éclatement des Pays-Bas de Charles Quint à la fin du XVIe siècle ; à l’issue de la guerre de Quatre-Vingts Ans, le Nord majoritairement calviniste – les actuels Pays-Bas – obtiendra son indépendance sous le nom de République des Provinces-Unies (1648) ; le Sud catholique – la future Belgique jusqu’à l’Artois – reste sous la tutelle des Habsbourg d’Espagne au XVIIe siècle, puis d’Autriche au XVIIIe siècle. La littérature du XVIe porte les stigmates de ces conflits : chants de gueux raillant l’Espagnol, dont le Wilhelmus, qui deviendra l’hymne national hollandais et dans le camp opposé, satire des hérésies chez la poétesse flamande Anna Bijns. Le juste milieu est occupé par les humanistes. Si Érasme s’exprime en latin, on signalera le moraliste hollandais Coornhert, défenseur de la tolérance, parmi les rhétoriqueurs qui introduisent les auteurs classiques dans le domaine néerlandais.
Bien que le premier recueil imprégné de l’art poétique de la Pléiade soit encore l’œuvre d’un Flamand, van der Noot (Le Bosquet, 1570), l’émancipation des provinces hollandaises et l’exode des protestants du Sud va entraîner un déplacement durable de la création littéraire vers le Nord. La figure emblématique de la Renaissance néerlandaise sera dès lors un Hollandais : P.C. Hooft écrivit au début du XVIIe de virtuoses sonnets où la sensualité le dispute en de subtiles références mythologiques. Auteur de pièces dans le genre pastoral (Granida, 1605) ou comique (Warenar, 1617), Hooft réunit au château de Muiden un cercle d’artistes et d’intellectuels comptant parmi l’élite de son temps. Ses Histoires de la Révolte hollandaise sur le modèle de Tacite lui confèrent le rang de poète national. L’œuvre polymorphe de Hooft marque le début du Siècle d’or des Pays-Bas, celui des grands peintres et du triomphe de la République des Marchands dont Amsterdam est la ville-phare. Les trois autres figures principales du XVIIe néerlandais, Bredero, Vondel et Constantin Huygens – le père du mathématicien Christian Huygens – ont tous fréquenté le Cercle de Muiden mais composé des œuvres très diverses. La poésie précieuse et savante de Huygens, ami de Descartes, n’est pas étrangère à celle de Hooft. À l’inverse, Bredero est plutôt associé à la truculence populaire, bien que son œuvre, dont on retiendra la comédie satirique du Brabançon espagnol (1617), exploite également une veine lyrique plus intimiste et mélancolique.
Le prince des poètes du Siècle d’or néerlandais est incontestablement le tragédien Joost van den Vondel dont la stature peut être comparée à celle de Rembrandt dans la peinture baroque. Issu d’un milieu anabaptiste, Vondel débute sous le signe de conflits religieux qui occultent une lutte pour le pouvoir politique et déchirent la jeune république : il prend parti pour les protestants modérés et publie, dans les années 1620, des pamphlets vilipendant les rigoristes. Une succession de drames familiaux, avec la mort de sa femme et de deux de ses enfants en bas âge, lui inspire de poignantes élégies, réflexions sur la finitude de l’existence face à l’infini de Dieu. En 1637, Vondel écrivit la tragédie la plus célèbre de la littérature néerlandaise, Gisbert d’Amstel, dont l’argument illustre le conflit opposant les troupes du comte de Hollande aux habitants d’Amsterdam à l’époque féodale. La représentation de la messe dans la pièce – le dramaturge se convertira par la suite au catholicisme – fut interdite par les édiles amstellodamois : les limites de la tolérance dans une citée protestante réputée pour sa liberté de pensée étaient manifestement dépassées. Vondel est l’auteur d’une trentaine de tragédies, parmi lesquelles Lucifer (1654), évocation céleste de la vanité d’une remise en question de l’ordre divin, représente l’apogée du théâtre baroque néerlandais.
La référence aux Écritures et une conception à la fois édifiante et didactique de la littérature sont d’autres caractéristiques notables de la Renaissance néerlandaise. Ainsi, c’est la traduction de la Bible des États-Généraux (1637) qui détermina la norme du néerlandais moderne pendant que nombre de publications du XVIIe se présentent sous la forme de recueils d’emblèmes. La poésie moralisante d’un Jacob Cats, très populaire en son temps (vers 1650), au point d’être considérée comme une deuxième bible à l’usage des foyers modèles, offre un exemple d’une vision de la littérature qui restera prisée jusqu’au XIXe siècle, si l’on veut bien tenir compte des différences de style et de sources d’inspiration propres aux époques ultérieures : ainsi on trouvera au XVIIIe siècle essentiellement des œuvres à prétention éthique et éducative comme les poèmes pour enfants de van Alphen (1778) ou le roman épistolaire des consœurs B. Wolff et A. Deken, L’Histoire de Sara Burgerhart (1782), célébrant les vertus familiales de tempérance et de piété. De même, la période romantique produira soit des romans historiques exaltant de préférence des épisodes glorieux du passé national, soit des tableaux d’intérieur du milieu bourgeois (Camera Obscura du pasteur Beets, 1839). Dans les Pays-Bas méridionaux, un déclin dû aux aléas des occupations étrangères successives se manifeste de façon frappante dès le XVIIe – les comédies du Dunkerquois Michiel de Swaen constituent une rare exception (La Botte Couronnée, 1688). Les efforts des défenseurs du Mouvement Flamand commencèrent de porter leurs fruits après l’indépendance de la Belgique : avec son roman historique Le Lion de Flandre (1838), H. Conscience aurait (ré) appris à lire à son peuple. Aux Pays-Bas, qui sont désormais un royaume, comme en Flandre belge, il faut toutefois attendre 1860 pour lire les premiers textes novateurs, témoins de l’avènement de la littérature moderne.
Le renouveau est d’abord l’œuvre d’individualités : le polémiste E. Douwes Dekker aux Pays-Bas et le prêtre et poète Guido Gezelle en Flandres font entendre simultanément une tonalité inédite dans des registres fort différents. Dekker publie sous le pseudonyme romantique de Multatuli – qui signifie « J’ai beaucoup souffert » – un roman à clés à la structure compliquée, Max Havelaar (1860), dans lequel il dénonce les turpitudes du colonialisme aux Indes néerlandaises. L’originalité de l’œuvre vient du parti que l’auteur tire des ficelles de la fiction pour mieux dévoiler le scandale de l’exploitation des indigènes. Quant à Gezelle, son lyrisme très personnel, enrichi par ses travaux de philologue, allie un sentiment émerveillé de la nature et une profonde religiosité, contribuant à libérer la poésie néerlandaise des poncifs hérités des rhétoriqueurs et autres moralistes (Poèmes, chants et prières, 1860).
En 1885 paraît le premier numéro de la revue « Le nouveau Guide », organe d’une jeune génération, les Tachtigers, « Ceux de Quatre-Vingt », qui veut faire table rase du passé, à l’exception de Multatuli et Gezelle, défend l’art pour l’art ainsi que l’expression individuelle et révèle les principaux talents de cette fin de siècle : citons les poètes Willem Kloos, romantique tourmenté, et Herman Gorter, sensitiviste dans le poème épique Mai (1885), avant de choisir l’engagement communiste ; le psychiatre utopiste Frederik van Eeden, auteur du conte initiatique Le petit Jean (1885), passera au naturalisme et créera la colonie collectiviste de Walden, tandis que le critique Lodewijk van Deyssel, auteur du premier roman naturaliste néerlandais, Un amour (1887) étonne par son écriture artiste inspirée des techniques impressionnistes. Le prosateur le plus en vue de la Belle Époque, le cosmopolite Louis Couperus, débute en marge de ce groupe avec Eline Vere (1888), le plus célèbre roman naturaliste néerlandais. Fort éloigné d’un Zola, l’auteur y campe un type féminin de jeune bourgeoise neurasthénique, victime de ses illusions et de son mal de vivre, qui lui vaudra dans son pays une notoriété comparable à celle de Flaubert avec Madame Bovary, bien que son personnage soit plus cérébral. Ce récit, un des premiers romans psychologiques néerlandais, donne le ton d’un genre toujours vivant dans la littérature néerlandaise contemporaine : le roman d’introspection où l’individu est mesuré à son contexte familial. Alors que Couperus se tourne volontiers vers l’irrationnel, d’autres romanciers tels M. Emants (Une confession posthume, 1893) pousseront plus avant l’exploration psychologique de sujets mélancoliques, conférant au naturalisme néerlandais une aura de profond pessimisme.
Au même moment, un groupe de jeunes auteurs flamands, réunis autour de la revue « D’aujourd’hui et de demain », ébranle de manière comparable la vie littéraire en Flandre. Toutefois, les Flamands se montrent plus attentifs à la place de l’individu dans la société. Ils veulent tourner le dos au provincialisme et leurs meilleurs représentants, le romancier paysan Stijn Streuvels (Le champ de lin, 1907) et le poète symboliste Karel van de Woestijne, excellent également à intégrer la condition humaine dans son environnement naturel, qui prend une dimension presque cosmique chez le romancier, plus intériorisée chez le poète.
L’éclosion de la modernité dans les lettres néerlandaises met en valeur deux tendances que l’on retrouvera tout au long du XXe siècle : le besoin de se distinguer par rapport à la génération ou au mouvement dominants, d’où l’abondance de revues souvent éphémères, d’anthologies fédératrices et de polémiques, spécialement à des époques de profonde remise en question comme l’entre-deux-guerres, les années cinquante et soixante ; au plan thématique, une alternance constante entre réalisme et imaginaire, engagement éthique et formalisme, dont le premier XXe siècle offre moult exemple : en réaction à la vogue naturaliste se dessine une mouvance néo-romantique aux Pays-Bas – son meilleur représentant, le poète bourlingueur J.-J. Slauerhoff donnera la mesure de son talent dans les années vingt –, et un repli sur le régionalisme d’inspiration catholique en Flandre. D’autre part, l’écriture sobre et ironique d’un Nescio (Pays-Bas) ou de Willem Elsschot (Flandre) se démarque de l’esthéticisme toujours à la mode vers 1910.
Vécue différemment dans les deux pays, les Pays-Bas étant restés neutres, la première guerre mondiale et ses conséquences exacerbent ces contrastes, et si le naturalisme finissant produit encore une œuvre originale, celle du Hollandais J. van Oudshoorn, précurseur intuitif du modernisme psychologique (Willem Mertens, Miroir de la vie, 1914), on assiste dès les années de guerre à l’affirmation d’une poétique radicalement nouvelle, l’expressionnisme. Brève, mais intense, la carrière du poète flamand Paul van Ostaijen, mort à trente-deux ans, résume les enjeux du modernisme néerlandais : pacifiste à ses débuts, le poète choisit d’abord la voie de l’expressionnisme humanitaire, le discours moderniste soutenant un engagement humaniste (Le Signal, 1918). Cependant, déçu par les échecs du Mouvement Flamand et chassé de son pays, v. Ostaijen assiste à Berlin à la répression sanglante de la révolution spartakiste et renonce à l’idéalisme humanitaire. Il poursuit des expériences dans le domaine de l’expressionnisme formel (Ville occupée, 1922) et de la poésie pure pour aboutir à une redéfinition du langage poétique dont l’impact est toujours perceptible aujourd’hui : des poètes expérimentaux de l’après-guerre aux post-modernistes en passant par les tenants d’une poésie langagière, tous les représentants d’une poétique autonomiste se réclameront peu ou prou de l’auteur anversois.
Van Ostaijen a su comme nul autre en son temps assimiler l’apport des courants picturaux modernistes. Du côté hollandais, bien que certains avant-gardistes appartenant à la revue « Le Style » se soient essayés à la littérature (Theo van Doesburg), la balance de la réussite penche nettement en faveur des peintres (Mondrian). En Hollande, l’expressionnisme littéraire trouva son émanation la plus convaincante dans les poèmes du vitaliste H. Marsman, lequel s’associera à une autre revue influente au cours des années trente, « Forum ». Réunis autour des critiques ter Braak et du Perron, ami de Malraux, les collaborateurs de « Forum » défendent l’homme plutôt que la forme. Leur engagement n’est pas étranger à la dénonciation des totalitarismes, dont la menace se fait de plus en plus pesante en Europe. Ter Braak lui-même désigna la rancune comme fondement du national-socialisme et incarna pour des générations de Néerlandais l’intellectuel courageux, pourfendeur de dogmatismes. À la lisière de ce mouvement, le romancier F. Bordewijk utilisa dans son anti-utopie Blocs (1931) l’esthétique moderniste pour mieux démonter les mécanismes d’un état totalitaire. Avec Caractère (1937), il signa un roman puissant sur les années de crise morale et économique, la rivalité titanesque entre un fils et son père s’exprimant chez cet auteur en termes d’ascension sociale. Après la guerre, Bordewijk donna au surréalisme fantastique ses lettres de noblesse avec un recueil comme Histoires de l’autre côté (1950). La génération de « Forum » révéla en outre un talent protéiforme, S. Vestdijk, le plus universel des écrivains néerlandais, auteur d’une œuvre considérable dans les domaines les plus divers, dont le cycle autobiographique d’Anton Wachter (1934-1960), reste le modèle d’un genre, le roman-fleuve, qui connaîtra un net regain d’intérêt aux Pays-Bas à la fin du XXe siècle. La revue « Forum » est parvenue à créer une synergie, stimulant l’écriture de littérateurs flamands et néerlandais ; ainsi, l’œuvre du Belge Elsschot prendra un nouvel élan grâce au soutien de ses collègues néerlandais. Les échanges belgo-néerlandais iront en s’accentuant après la guerre. En Flandre, les années trente témoignent encore d’un renouveau du roman : les vitalistes Walschap (Houtekiet, 1938) et Teirlinck, également dramaturge, consacrent le primat de la narration au détriment de l’analyse introspective, le premier osant s’opposer ouvertement à la morale chrétienne.
La seconde guerre mondiale a provoqué aux Pays-Bas, épargnés par la guerre depuis l’expédition française de 1795, un traumatisme dont les séquelles sont toujours discernables dans la littérature d’aujourd’hui. La persécution des juifs fut particulièrement féroce, les Allemands ayant installé à La Haye un gouvernement civil nazi, alors que la Belgique était administrée par des militaires. L’absence de maquis où se cacher et le compartimentage confessionnel de la société néerlandaise, isolant la communauté israélite, hypothéquèrent ses chances de survie. Les juifs hollandais ont donné à la littérature mondiale deux témoignages essentiels de victimes de la Shoah : les journaux d’Anne Frank – l’auteur néerlandais le plus traduit – et les textes d’Etty Hillesum (Une vie bouleversée), jalons d’un itinéraire spirituel hors du commun. Parmi les récits des survivants, on retiendra l’œuvre pudique de Marga Minco, à la croisée de l’autobiographie et de la fiction. L’omniprésence de la guerre dans les plus célèbres romans néerlandais contemporains – La Chambre Noire de Damoclès (1958) de W.F. Hermans et L’Attentat (1982) d’Harry Mulisch – souligne l’importance du travail de mémoire et du débat de société sur cette période, de même que l’engouement du public pour une œuvre plus récente telle que Les Jumelles (1995) de la romancière Tessa de Loo, traitant du contentieux avec le voisin allemand.
Les romans et nouvelles de Hermans et Mulisch paraissent inconcevables sans l’arrière-plan de l’Occupation. Chez Hermans, la guerre révèle l’homme à lui-même : sadique et paranoïaque, l’individu profite alors de la fragilité des contraintes sociales pour donner libre cours à ses tendances (auto) destructrices. Hermans dénonce volontiers la religion, les idéologies et autres explications du monde comme autant de leurres qui ne peuvent occulter la réalité du chaos fondamental. Le caractère insidieux du langage, source de « mauvaise foi et de malentendu » selon le titre du premier recueil de récits de l’écrivain (1948), ne fait qu’aggraver l’illusion de pouvoir appréhender le monde. Moins pessimiste qu’Hermans, Mulisch considère plutôt la littérature comme un moyen de connaissance et l’imaginaire comme la meilleure façon d’aborder l’incompréhensible. Dans ses principaux romans sur la guerre, Mulisch utilise le canevas de la tragédie grecque en tant que structure implicite : le recours à l’érudition tient chez lui d’un rituel révélateur, accompagnant la prise de conscience de ses personnages.
Le troisième géant de la littérature néerlandaise contemporaine, le Flamand Hugo Claus, fait également sien les mythes, l’histoire et la culture classique, composantes d’un langage universel relayant pour l’écrivain moderne la référence problématique à la réalité empirique. À l’instar d’un Vestdijk, Claus a construit une œuvre polymorphe, explorant par ailleurs d’autres domaines de l’art : poète, romancier, dramaturge autant que peintre, cinéaste ou metteur en scène, il n’y a guère que l’essai qu’il n’ait jamais pratiqué – ce qui le différencie précisément de son aîné hollandais. C’est que l’autodidacte Claus semble moins spéculatif que vitaliste, bien qu’il ait porté l’art subtil de la citation et de l’allusion à sa perfection. Au sein des lettres flamandes, il est partiellement l’héritier d’un courant anti-intellectualiste auquel appartiennent Walschap et l’écrivain prolétarien Louis-Paul Boon. Dans sa poésie comme dans son théâtre et ses romans (dont Le Chagrin des Belges, 1983), Claus met en spectacle le tragique de l’homme naturel, instinctif et sensuel, pris au piège du temps, des tabous familiaux et de l’ordre social. Seul l’imaginaire de la culture, tel qu’il transparaît au travers des nombreuses strates intertextuelles de ses écrits, propose une contrepartie, souvent grotesque et démystifiante, au déracinement des protagonistes. Une réflexion ironique sur la civilisation et l’écriture se rencontre également chez Boon, l’initiateur de la dérision post-moderniste dans la littérature flamande. Dès Ma Petite Guerre (1947), Boon avait donné une vision éclatée, kaléidoscopique de l’Occupation vue par l’homme de la rue. Dans sa monumentale Route de la Chapelle (1953), Boon juxtapose un récit sur l’écriture de son roman, une lecture moderne des aventures de Renard et un anti-roman d’apprentissage dont l’héroïne incarne la faillite du socialisme et la décadence du peuple avide de réussite sociale. L’ensemble problématise en une succession de caricatures à la fois les personnages et la forme romanesque elle-même, produit de l’idéalisme bourgeois. L’œuvre de Boon participe d’une veine iconoclaste que l’on rencontre régulièrement dans la littérature belge mais également d’un penchant pour l’expérimentation ; dans les années soixante, les « nouveaux romanciers » les plus convaincants, Ivo Michiels et Hugo Raes, se rencontreront en Flandre.
Aux Pays-Bas, il faut encore parler d’Hella S. Haasse et de Gerard Reve pour compléter le panorama des auteurs majeurs de l’après-guerre. Plus classique en apparence, l’écriture de Haasse ne ménage pas moins d’ouvertures inattendues sur les relations entre réalité et fiction. La romancière a dépoussiéré le genre hybride du roman historique en multipliant les perspectives d’approche pour tenter de déchiffrer un passé dont les significations échappent à l’homme moderne, tout en le conditionnant. La quête identitaire qu’entreprennent ses personnages à la recherche de leur « source cachée », titre d’un de ses romans psychologiques (1950), les conduit semblablement à la découverte d’un univers aux multiples interprétations possibles et qui peut se refermer comme un piège, tel un labyrinthe. Haasse a contribué à libérer le roman féminin de sa thématique conventionnelle ; le raffinement érudit de la littérature féminine contemporaine aux Pays-Bas avec Margriet de Moor, Anna Enquist ou Nelleke Noordervliet, est redevable de son goût pour les constructions romanesques complexes.
Les Néerlandais s’accordent à placer G. Reve à côté d’Hermans et Mulisch au pinacle de leurs lettres modernes. Son premier roman, Les Soirs(1947) révéla la nausée de la génération existentialiste hollandaise et se lit comme une parodie du roman familial, mêlant sarcasme et fantasmagorie. Plus tard, Reve devint le chroniqueur ironique de ses amours homosexuelles, forgeant un style baroque savoureux dont on retrouve des traces chez des auteurs plus récents, comme Frans Kellendonk, Jeroen Brouwers ou Arnon Grünberg.
Un survol de la littérature néerlandaise actuelle mettra en avant quelques thèmes et caractéristiques incontournables : la propension à l’introspection jusqu’à l’égocentrisme – avec Brouwers, Adriaan van Dis, Maarten ‘t Hart, Cees Nooteboom, H.M. Van den Brink, Joost Zwagerman et le Flamand Éric de Kuyper –, tandis qu’au plan formel cette littérature se nourrit souvent de ses propres traditions, notamment par le truchement de l’intertextualité pratiquée par de nombreux auteurs ; les conflits familiaux forment une source inépuisable de variations chez Osacr van den Boogaard, Renate Dorrestein, Marcel Möring, Nicolaas Matsier, Jan Wolkers aux Pays-Bas, Kristien Hemmerechts en Flandre ; la plupart de ces auteurs se signalent en outre par une grande économie de moyens, jusqu’au style le plus dépouillé, mais également, souvent chez les mêmes (van Dis, Nooteboom), par une ouverture sur le monde riche en interactions. L’intérêt pour le récit de voyage où le moi se confronte à une mosaïque de cultures peut expliquer la découverte récente des écrivains allochtones (Kader Abdollah, Hafid Bouazza), dont il est encore trop tôt pour mesurer la portée.
Enfin, si l’écriture théâtrale n’a produit que des succès sporadiques, alors que la mise en scène paraît très créative dans les deux pays, la poésie néerlandaise a toujours révélé une multitude de talents ; pour le premier XXe siècle, il eût fallu s’attarder au symboliste Hendrik Leopold et aux éclectiques M. Nijhoff, Gerrit Achterberg et Maurice Gilliams en Flandre. Les meilleurs poètes actuels – Rutger Kopland, Jacques Hamelink, Arjen Duinker aux Pays-Bas, Leonard Nolens et les méconnus Wilfried Adams et Michel Bartosik en Flandre – se rattachent à un double lignage : la poésie charnelle, plastique, surréaliste et volontiers ludique de Lucebert, le chef de file de la génération des années cinquante et le verbe autonomiste, désindividué, hermétique, fruit d’une réflexion sur les limites du langage que l’on trouve principalement chez Gerrit Kouwenaar. Lorsque les deux tendances se complètent, comme dans l’œuvre plus récente du dernier cité (Une Odeur de Plumes Brûlées, 1988), la musicalité d’une langue réputée difficile se révèle à notre enchantement.