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Sibérie : sur les chemins de la conquête

Boris Chichlo
Ethnologue
Chargé de recherche au CNRS
Directeur du Centre d'études sibériennes à l'Institut d'études slaves

La Sibérie demeure probablement pour les Français le dernier des « continents » inconnus. Et pour cause : elle a toujours été – et reste encore – beaucoup moins accessible que l’Afrique ou l’Australie par exemple. Nous avons dit « continent ». Bien entendu, il s’agit d’une métaphore. Mais comment désigner autrement cette partie de notre planète où se succèdent une dizaine de fuseaux horaires, comment spécifier cet immense territoire qui voit évoluer, au sud, des chameaux de Bactriane et des tigres et, au nord, des baleines et des ours blancs ainsi qu’un cheptel de rennes de plus de deux millions de têtes ? Demandez aux voyageurs revenant de Sibérie qu’ils vous décrivent cette partie du globe : nul doute que leurs récits vont paraître complètement contradictoires. Et à juste titre, car ces étendues interminables sont d’une étonnante diversité.

Climats, paysages et cultures

Bordée au nord par l’océan Arctique, la Sibérie jouxte, au sud, les steppes désertiques du Kazakhstan et de la Mongolie ainsi que les confins de la Chine. Le voyageur qui, d’une seule traite, parcourrait la Sibérie du sud au nord, traverserait d’abord des steppes jaunies, devenant prairies verdoyantes à hauteur du cours moyen de l’Irtych et du Tobol ; il parviendrait ensuite dans de claires forêts de bouleaux, avant de s’enfoncer dans les marécages et une sombre immensité de conifères, la taïga. Plus au nord encore, il verrait comment cette masse dominante de pins, de sapins et de « cèdres » sibériens se raréfie pour ne laisser sur le sol éternellement gelé – le « permafrost », en russe : merzlota – qu’une espèce sélectionnée par le climat : le mélèze, au tronc souvent tordu et déformé, comme torturé par le froid. Après quoi il rencontrerait des arbres de plus en plus petits, disparaissant définitivement pour être remplacés par un véritable tapis de lichen et de mousse : la toundra. Au milieu de cette végétation rase, seul un œil averti est capable de distinguer les bouleaux et saules nains des champignons – bolets et amanites tue-mouches – qui sortent dès les premières chaleurs éphémères. Les uns représentent une véritable friandise pour les rennes ; les autres sont utilisés par les autochtones comme substances hallucinogènes – ainsi que j’ai pu le voir moi-même au nord du Kamtchatka lors du tournage d’un film par l’équipe d’Ushuaïa-Nature.

S’il prenait comme point de départ l’Altaï ou les régions situées plus à l’est au-delà de l’Ienisseï, un tel périple serait encore plus varié et plus difficile. Car il faudrait compter, ici, avec les massifs montagneux où le climat et le paysage varient suivant l’altitude. Dans beaucoup de régions de Sibérie l’été est étouffant : ainsi dans les steppes de l’Altaï et du Tyva, ou en Yakoutie centrale où les températures avoisinent souvent les 40° C. L’hiver par contre est redoutable : en Yakoutie centrale où se trouve justement le pôle du froid, la colonne de mercure a déjà atteint le chiffre record de -68° C. Mais l’air étant sec et le vent modéré, ce froid-là est supportable. Près de l’océan Arctique, en revanche, où les températures sont pourtant moins basses, le climat est nettement plus rude, en raison de l’humidité, du vent, des violentes tempêtes de neige ou pourga et, surtout, de la durée de la saison froide. C’est ici, précisément, que, pour se moquer des visiteurs de passage, les habitants aiment à répéter : « Chez nous, c’est l’hiver pendant douze mois. Le reste du temps, c’est l’été. »

La diversité environnementale de la Sibérie est en rapport avec la variété des cultures traditionnelles qui s’y sont développées. Le vaste territoire méridional qui s’étend entre les monts d’Altaï et le lac Baïkal est considéré comme le berceau de la grande famille linguistique « altaïque », à laquelle sont rattachées des langues comme le turc, le mongol, le toungouse-manchou ainsi que le japonais et le coréen. Une autre grande famille linguistique, dite « ouralienne », relie la Sibérie à l’Europe et à certains de ses peuples, notamment les Finnois, les Estoniens et les Hongrois : dans leurs abondantes recherches, les spécialistes de ces pays ne cessent de rappeler à leurs compatriotes leur parenté éloignée avec les Khantes, les Mansis, les Nénetses (Samoyèdes) ou les Selkoupes vivant en Sibérie occidentale. L’immensité du territoire sibérien, son système fluvial très dense, les marécages et les forêts infranchissables ont, par ailleurs, permis à de tout petits groupes humains de trouver refuge et de vivre repliés sur eux-mêmes, conservant intactes jusqu’à l’arrivée des Russes des coutumes et des langues uniques. C’est le cas, par exemple, des Kètes de l’Ienisseï dont le parler demeure jusqu’à présent une véritable énigme : doit-on le rattacher au basque, au bourouchaski (nord du Pakistan) ou aux langues tibéto-birmanes ?

Premières descriptions

À l’heure où Christophe Colomb découvre l’Amérique et Jaques Cartier établit son camp près du site indien de Québec, l’Asie septentrionale demeure toujours une terra incognita entourée de fantasmes et de mystères. Les premières cartes géographiques mentionnant le nom de « Sibérie » ont été établies sous l’influence des érudits de l’Antiquité, tels Hérodote, Ptolémée ou Strabon, dont l’Europe en pleine Renaissance venait d’exhumer les travaux. Aussi, les diverses « Cosmographies » publiées alors décrivent-elles les territoires au-delà du fleuve Ra (Volga) comme peuplés d’Hyperboréens, de Schytes, de féroces Sarmates ou encore de Pthirophages ou « mangeurs des poux ». À cette époque-là, l’Europe était très attentive à la moindre information nouvelle sur ces contrées, beaucoup plus proches d’elle que l’Amérique et combien plus énigmatiques !

C’est pourquoi la publication, en 1549, du livre Moscovia. Rerum moscovitarum Commentarii a été saluée comme un véritable événement. « Mon intention étant de décrire Moscou, capitale de la Russie, dont la domination s’étend au loin par toute la Scythie, il me sera indispensable, candide lecteur, d’aborder dans cet ouvrage de nombreuses régions du Septentrion dont des auteurs, pas seulement anciens, mais encore contemporains, n’ont pas eu assez connaissance. » Ainsi commencent les mémoires du baron Sigismond de Herberstein, ambassadeur de l’empereur Maximilien II. Certes, dans ses descriptions, la Sibérie ou Prouincia Sibier y est dotée de frontières avec la Permie, le fleuve Viatka ne figure pas à son véritable emplacement et l’Ob prend sa source dans le lac Chinois ou Lacus Kithai dont l’indication va semer le trouble chez les avides navigateurs européens à la recherche d’un raccourci par le nord pour atteindre ce pays « regorgeant d’or, de soie et de pierres précieuses ». Mais qu’importe : le mérite d’Herberstein est d’avoir introduit ses lecteurs dans une Sibérie bien réelle lorsqu’au cours de son récit il fait mention d’une certaine « forteresse Tioumen ».

Des premières conquêtes…

Car c’est sur son emplacement, précisément, que deux envoyés du pouvoir moscovite vont fonder, en 1586, la toute première ville de cette immense et nouvelle province de Russie, tout juste quatre ans après la chute du petit khanat tatar de Sibir conquis par des Cosaques. Tioumen – aujourd’hui la capitale d’un véritable « émirat » du pétrole et du gaz – et sa voisine, Tobolsk (1587), sont toutes deux considérées comme les « portes de la Sibérie ». Et celui qui a ouvert ces portes, l’ataman Ermak, chef d’une bande de Cosaques « libres comme le vent », était sans doute loin d’imaginer dans quelle aventure spatiale, culturelle et historique il allait, par son geste spontané, faire définitivement basculer la Russie.

Bien que la conquête du khanat de Sibir par Ermak soit interprétée par la mythologie populaire russe comme l’aboutissement d’un projet longuement mûri – celui d’offrir « un présent au tsar » – et, dans la version soviétique de l’histoire, comme un plan stratégique moscovite réussi, la réalité fut tout autre. On peut la comprendre mieux en considérant le contexte historique du moment.

Au moment de la conquête, le pays qui se trouve entre les mains du tsar Ivan IV a été terriblement épuisé par un quart de siècle de guerres avec la Livonie, la Suède et la Pologne ; la paysannerie est accablée de taxes démesurées ; la population, décimée par une épidémie de peste et par la famine, est soumise à la terreur des opritchniki, la garde personnelle du tsar ; des milliers de miséreux sont jetés sur les routes par le désespoir et le dénuement ; les peuples insoumis déclenchent des insurrections dans le khanat de Kazan nouvellement conquis ; enfin, les incursions incessantes des diverses tribus nomades ravagent les marches méridionales et orientales du pays. À cela il convient encore d’ajouter la tragédie personnelle du tsar qui, le 19 novembre 1581, assassine son propre fils dans un accès de colère, provoquant ainsi une grave crise dynastique, politique et sociale connue sous le nom de « Temps des Troubles ».

Au milieu de ce chaos, une petite bande de Cosaques venus des rives de la Volga et du Don et assoiffés d’une liberté sans bornes chemine en direction de l’est et se rend bientôt maître du khanat de Sibir. C’est cette poignée d’hommes qui, en quelque sorte, allait amener la Russie à se tourner résolument vers la toundra et la taïga et à s’éloigner de l’Europe.

Si, faute de « médias » sur place, la chute de ce petit « État » est passée aussi inaperçue que celle d’Icare dans le célèbre tableau de Bruegel, son impact en fut ô combien plus considérable. Une fois détrôné Koutchoum, le chef de ce petit royaume tatar, Sibir devient « Sibérie » et la Moscovie se transforme en « Empire russe ». Pour celui-ci commence alors un interminable processus de colonisation qui va marquer à jamais son destin historique. Et pour sa voisine, l’Europe occidentale, c’est le début d’une longue cohabitation avec une force désormais considérable puisque la Russie avait non seulement eu le temps de s’étendre jusqu’aux frontières de la légendaire Chine, mais qu’elle approchait également l’énigmatique Japon et touchait presque les rives du Nouveau Monde. Pourtant, ses limites définitives ne lui ont été fixées que relativement récemment, si l’on prend en compte le rattachement des territoires de l’Amour en 1850 sur l’initiative audacieuse du capitaine Guénnadi Nevelskoï et l’absorption de la République Touva (Tyva) par l’URSS en 1944.

… à la colonisation

Ses frontières se sont donc dessinées progressivement, au fur et à mesure que s’est élargi son espace et que chaque territoire conquis a amené la naissance de petites villes fortifiées plantées comme autant de repères dans l’immensité. Après l’apparition des deux premiers avant-postes, Tioumen et Tobolsk, ce dernier bientôt désigné comme capitale de cette toute nouvelle province, la présence du pouvoir de Moscou dans le bassin de l’Ob s’est vue bientôt renforcée de quatre nouvelles villes : Bériozov (1593), Sourgout (1594), Obdorsk (1595) et Narym (1596).

Le XVIIe siècle a débuté avec la fondation de deux autres agglomérations importantes : Mangazeïa au nord (1600) et Tomsk au sud (1604). La première, érigée sur la rive du Taz – mais qui aujourd’hui ne présente plus qu’un intérêt archéologique – a joué jadis un rôle primordial pour propulser les Russes dans les régions arctiques et circumpolaires. Quant à Tomsk, sa construction a permis la conquête de l’Altaï. Elle a également servi de point de départ à une expédition en Chine, décidée par le tsar Mikhaïl Fedorovitch et qui a permis à Moscou d’établir en 1618 ses tout premiers contacts avec cet Empire du Milieu si convoité par les Européens.

Une page nouvelle dans l’histoire de la colonisation s’est ouverte après la pénétration des Russes dans le Haut Ienisseï et l’édification de Krasnoïarsk (1628). Cette ville ne devait pas tarder à subir les attaques réitérées des peuples autochtones refusant la présence sur leurs terres d’envahisseurs étrangers. À partir du XVIIe siècle, les nomades kirghizes, appuyés par des troupes de Djoungarie – un État éphémère de Mongolie occidentale –, ont assiégé Krasnoïarsk pratiquement chaque année, obligeant de ce fait les Russes à renforcer leur présence par l’implantation de nouveaux fortins. Pendant que ceux-ci défendaient les territoires méridionaux en progressant vers le lac Baïkal, puis vers le bassin de la Léna où, en 1632 fut fondée la ville de Yakoutsk, d’autres aventuriers intrépides empruntaient la « voie arctique » qui les conduisait vers le pays des Toungouses et des Youkaguirs, toujours plus loin à la recherche de la fortune possible. À la fin du XVIIe siècle, on peut dire que les Russes avaient parcouru toute l’Asie septentrionale jusqu’aux sites des Esquimaux asiatiques – les Yuit – et des Aïnou au nord du Kamtchatka.

La ruée vers l’Est

Quel était le but de cette fiévreuse ruée vers l’Est ? Tout simplement la recherche de la fourrure et de « dents de mer », comme on l’appelait à l’époque les défenses de morse. C’est pourquoi la mainmise progressive sur le « continent » sibérien fut dans beaucoup de cas l’initiative et l’affaire privée de Cosaques et d’autres aventuriers mus par l’appât du gain et qui ne cessaient de se battre entre eux pour se procurer le bénéfice prodigieux que leur offraient ces terres vierges où les espèces animales étaient légion.

La conquête de la Sibérie et l’exploitation de ses peuples devinrent une source de richesse incalculable pour Moscou. La fourrure précieuse des martres, zibelines, castors et renards polaires, sur laquelle le tsar avait un droit exclusif, constituait pour lui un revenu « inépuisable » et jouait un rôle de devise échangeable contre de l’or. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, où le pouvoir s’est rendu compte que les livraisons d’« or doux » à la cour se raréfiaient et que la qualité des fourrures laissait à désirer. Parallèlement, il a constaté que ses collecteurs d’impôts, à part leur folle audace, n’avaient aucune qualité d’explorateurs ni le savoir requis pour découvrir et décrire les richesses potentielles que devait receler cette immense Sibérie, désormais partie intégrante de l’Empire.

Les grandes expéditions scientifiques

C’est Pierre le Grand, fondateur de Saint-Pétersbourg, de son Académie des Sciences et de sa Kunstkamera, devenue musée d’Ethnographie et d’Anthropologie, qui, le premier, a pris la décision d’organiser des expéditions dans ces contrées. La plus importante fut sans doute la Deuxième expédition nordique (1733-1743) confiée, comme la précédente, au capitaine Vitus Béring engagé alors par Pierre le Grand mais dirigée sur le plan scientifique par deux savants, Gerhard Friedrich Müller et Johann Georg Gmelin. Gigantesque entreprise sans précédent, elle a dévoilé le visage de la « Grande Tartarie » et fait connaître au monde entier les multiples facettes d’un pays avec sa faune et sa flore, son histoire, ses multiples peuples, leurs langues et leurs cultures.

De cette expédition et du travail de Gmelin, Carl von Linné – le maître des botanistes de l’Europe – déclara qu’elle avait permis de découvrir un nombre incalculable d’espèces, au moins autant que ne l’avaient fait jusqu’alors plusieurs botanistes réunis. Quant à Müller, ses explorations, l’analyse pertinente qu’il fit de documents d’archives – de ce fait sauvés de la destruction et de l’oubli – ainsi que ses enquêtes minutieuses en ont fait une autorité incomparable en matière de géographie et d’histoire de l’Asie septentrionale. Le célèbre navigateur James Cook, lors de son troisième voyage, a bien pris soin d’emporter la carte réalisée par Müller ainsi que l’édition anglaise de son ouvrage : Découvertes faites par des Russes le long des côtes de la Mer Glaciale et sur l’Océan Oriental afin d’éprouver l’authenticité et la pertinence des faits décrits par ce savant et qui ont soulevé tant de polémiques en Europe. Les récents travaux qui mettent en valeur l’énorme héritage scientifique de Müller pour ce qui est de la connaissance des peuples sibériens autorisent à voir en lui un véritable pionnier de l’anthropologie moderne : bien en avance sur son temps, il a su, en effet, élaborer sur le terrain le premier véritable programme d’envergure concernant l’étude de ces peuples.

La Sibérie a ainsi donné à la Russie ses premiers historiens, naturalistes, ethnographes, linguistes qui ont à la fois établi les bases de disciplines inexistantes dans ce pays et enrichi la science mondiale. Il est vrai que la plupart de ces spécialistes n’étaient pas des « Russes de souche » mais des étrangers venus de divers pays d’Europe, surtout d’Allemagne. « Il n’y a pas d’homme en Russie », se désolait Pierre le Grand qui cherchait à attirer des enthousiastes de tous bords et les encourageait à s’établir dans sa « Palmyre du Nord », où ils devinrent des Russes d’adoption.

Une terre de relégation

Si la Russie manquait d’hommes de valeur, que dire de la Sibérie ! À peine devenue propriété des tsars, elle a aussitôt été « convertie » en terre de bannissement et pour des personnalités aussi éminentes que, par exemple Vassili Romanov, frère du patriarche Philarète et oncle du tsar Mikhaïl Feodorovitch. Mais c’est après le schisme de l’Église orthodoxe, en 1666, qu’elle va devenir cette contrée de relégation à grande échelle où le pouvoir tant laïc qu’ecclésiastique se débarrasse de ses opposants parmi lesquels le plus célèbre, sans doute, fut l’archiprêtre Avvakoum qui y passa presque dix ans (1653-1662). Un exil encore plus long (1661-1676) a été réservé à Yuraï Krijanitch, catholique croate, père du panslavisme qui, dans ses ouvrages écrits à Tobolsk – mais jamais parvenus aux monarques du pays – exprime sa vision de la Russie – vision claire, critique et très bienveillante. En 1742, la Sibérie a enterré le prince Menchikov, le favori de Pierre le Grand, après l’avoir gardé cloîtré pendant quinze ans. Puis, elle a « accueilli » le prince Alexeï Dolgorouki avec toute sa famille (1730-1734) et vu passer des milliers de bagnards anonymes et nombre de Polonais coupables d’avoir lutté pour l’indépendance de leur pays : parmi eux, Bronislaw Chostakowitch, grand-père du célèbre compositeur. Les écrivains russes également s’y sont succédé : Alexandre Radichtchev (1790-1796), Fiodor Dostoïevski (1850-1854), Nikolaï Tchernychevski (1864-1883), Vladimir Korolenko (1881-1884). N’oublions pas non plus les cent vingt et un « décembristes » relégués souvent à vie par Nicolas Ier, à la suite de l’insurrection malheureuse du 14 décembre 1825 : dans les tout premiers convois dirigés d’abord vers Irkoutsk puis plus loin, vers les régions de Transbaïkalie, se trouvaient les princes Serge Troubetskoï et Serge Volkonski accompagnés de leurs épouses, décidées à partager le destin de leurs maris. Exemple héroïque qui fut imité par neuf autres femmes, dont deux jeunes Françaises.

Un espace hors-normes et hors-la-loi

Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, la Sibérie n’a pas seulement été ce « pays de souffrance », cette « prison des peuples », comme on se complaît à l’appeler. Au contraire, espace sans limites, elle a exercé une espèce d’attirance irrésistible sur tous les êtres assoiffés d’infini, débordants d’initiative et désireux d’échapper à un pouvoir injuste qui trouvaient là un refuge sûr. C’est sur cette « Terre promise » que tant de paysans russes en quête d’un paradis utopique, ce « Pays-des-eaux-blanches », ce Bélovodié de leurs rêves, jetèrent leur dévolu. En même temps les schismatiques de toutes obédiences et les Vieux-croyants y fondaient des cités prospères et florissantes qui forcèrent l’admiration du décembriste Alexandre Béliaev, lorsqu’il traversa ces lieux surprenants avec ses camarades d’exil : « À la pensée des villages de nos domaines, avec leurs isbas primitives, leur pauvreté, leur saleté et leur surpeuplement, la comparaison nous fit mal. » Mais ce qui l’ébranla plus que tout, ce fut de voir la liberté dont jouissaient dans leur travail ces Sibériaks, « eux qui n’avaient jamais connu le servage et avaient pu s’épanouir pleinement ».

Pour pouvoir appréhender mieux les paradigmes contradictoires de cette liberté « à la sibérienne », j’évoquerais deux faits très significatifs. En octobre 2000, au cours de recherches ethnographiques chez les Évenes de Yakoutie, j’ai séjourné dans une petite communauté d’éleveurs de rennes dirigée par Sémion Khabarovski, homme robuste et sympathique de quarante-cinq ans. C’est dans sa tente, plantée au beau milieu de mélèzes enneigés, qu’il m’a conté la sédentarisation forcée de ses parents. Et j’ai eu ainsi la confirmation de ce fait incroyable : un groupe entier d’Évenes irréductibles, ces « sauvages du clan Khabarovski », a continué à nomadiser en dehors du système soviétique, avec leur énorme troupeau de rennes et sous la houlette de leurs chamanes – ces « ennemis du peuple » par excellence – et cela jusqu’à la fin des années 1950 ! Penser que ce groupe d’hommes et de bêtes libres ait pu vivre si longtemps « à leur guise » dans cet État coercitif peut paraître invraisemblable. Et a fortiori en plein territoire de Magadan, cette région que la plume incomparable de Varlam Chalamov, dans ses Récits de la Kolyma (Verdier, 2003), décrit comme « le dernier cercle de l’enfer du Goulag », une région essentiellement peuplée pour moitié de prisonniers et pour l’autre de leurs geôliers. Voilà qui donne bien la mesure de l’espace sibérien. Ou, plutôt, qui en dit long sur sa démesure.

Le deuxième fait, révélé au public en 1982 par un journaliste russe de la Komsomolskaïa pravda, puis relaté en France sous le titre : Ermites dans la taïga (Actes Sud, 1992) est l’histoire quelque peu sensationnelle d’une famille d’anciens schismatiques ultra-intégristes qui a vécu pendant près de quarante ans totalement coupée de la civilisation soviétique. Réfugiée au fin fond de l’impénétrable taïga, à quelque quatre cents kilomètres d’Abakan, capitale de la République de Khakassie, cette famille a enduré une existence difficile et précaire, surmonté le voisinage dangereux des loups et des ours au seul motif de ne pas devoir vivre dans le « monde de l’Antéchrist ». C’est ainsi qu’Agafia, la cadette, n’avait jamais connu d’êtres humains autres que les membres de sa famille jusqu’à ce qu’un groupe de géologues ne découvre l’existence de « ces sauvages ». Seule survivante de contacts qui se sont très vite révélés réellement contagieux, elle continue, aujourd’hui encore, à vivre dans sa taïga natale, demeurée pour elle le seul endroit vraiment pur et sain – saint !

 

En décidant la construction du Transsibérien, grandiose projet de la période prérévolutionnaire, l’Empire russe s’était fixé comme objectif non seulement de relier la capitale et ses provinces les plus éloignées, mais également de constituer une sorte de trait d’union social et culturel entre ces deux pôles. Cet objectif fut-il atteint ? Grande comme vingt-trois fois la France pour seulement trente millions d’habitants, la Sibérie, vue à travers l’histoire de la Russie, se présente aujourd’hui comme une conquête non achevée. Elle a renforcé le caractère ambivalent du pays : d’un côté l’autocratie du Kremlin, la rigueur géométrique de Saint-Pétersbourg, l’Ermitage avec ses chefs-d’œuvre artistiques, et de l’autre, la divine beauté de la taïga, de la toundra et de la steppe, et le royaume de la nature vierge où il s’est trouvé suffisamment de place pour une servitude accablante et une liberté salvatrice. Sans une connaissance de la Sibérie, l’appréhension de la Russie est une entreprise impossible.

 

Boris Chichlo
novembre 2004

  Bibliographie

Sous la direction de Boris Chichlo
Sibérie II : histoire, cultures, littérature.
Institut d'études slaves, Paris, 1999
Sous la direction de Boris Chichlo
Sibérie I : économie, écologie, stratégie.
Institut d'études slaves, Paris, 1985
Varlam Chalamov
Récits de la Kolyma.
Verdier, Paris, 2003
Yves Gautier et Antoine Garcia
L'exploration de la Sibérie.
Actes Sud, Arles, 1996
Vassili Peskov (traduit en français par Yves Gautier)
Ermites dans la Taïga.
Actes Sud, Arles, 1992
Youri Semionov
La Conquête de la Sibérie du IXe au XIXe siècle.
Payot, Paris, 1938
Sibérie.
Véronique Garros et Marie-Hélène Mandrillon
Transsibéries.
Autrement, Paris, 2000
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