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Salvador Dali, un catalan universel

Eliseo Trenc
Professeur à l'université de Reims

Si des affirmations aussi péremptoires que « Toute mon ambition sur le plan pictural consiste à matérialiser avec la plus impérialiste rage de précision les images de l’irrationnalité concrète » ou « L’activité paranoïaque critique est une force organisatrice et productive de hasard objectif » nous déconcertent quelque peu, si la théâtralité, l’excentricité du personnage public dissimulent trop souvent le caractère sérieux du système de pensée élaboré par le peintre tout au long de sa vie, il n’en reste pas moins, comme le montre ce parcours biographique, que la singularité de son imaginaire s’enracine dans le contexte culturel et scientifique de la première moitié du XXe siècle. Figure emblématique du surréalisme, dandy dont nous devons à André Breton, excédé par son mercantilisme, l’anagramme d’« Avida Dollars », génial manipulateur de tous les snobismes, Dali reste, incontestablement, l’un des personnages et des peintres les plus fascinants du XXe siècle.

Enfances

Salvador Dali est né le 11 mai 1904 dans la petite ville de Figueras, capitale de l’Ampurdan, dont son père était le notaire. Il reçoit le même nom que son frère décédé quelques mois avant, situation qu’il exploita génialement pour s’inventer une nature angélique : puisqu’il pouvait voir sa tombe au cimetière de Figueras, il était paradoxalement à la fois vivant et mort, donc immortel. Déjà très gâté par ses parents marqués par la perte de leur premier fils, il commence dès l’enfance à manifester des penchants mégalomaniaques et un goût pour les déguisements physiques et moraux. Il est très tôt attiré par la peinture. À l’âge de six ans, en 1910, il peint son premier tableau, un paysage. Mais c’est au cours de l’été 1914, lorsque ses parents l’envoient en convalescence dans la propriété des Pitxot, une famille d’artistes, à El Molí de la Torre, le Moulin de la Tour, aux environs de Figueras, que le jeune Salvador découvre véritablement la peinture, en particulier l’impressionnisme pratiqué par le grand peintre Ramon Pitxot, vivant alors l’hiver à Montmartre et grand ami de Picasso. Ce dernier rendit d’ailleurs visite à son ami Pitxot dans sa propriété cet été 1914, et Dali magnifiera plus tard dans la Vie secrète, (écrite en 1940-1941 aux États-Unis) qui est, comme il faut le rappeler, une autobiographie réinventée, cette première rencontre avec le seul peintre du XXe siècle qu’il considérera comme son égal, une rencontre qui ne fut que superficielle comme on peut l’imaginer entre un gamin de dix ans et un homme mûr d’une trentaine d’années. Néanmoins, cette villégiature marqua profondément Dali ; il se rappela toujours de cet endroit comme un « lieu magique » avec sa tour, son moulin à eau, ses cyprès et c’est là que, toujours dans son onirique Vie secrète, il situera quelques-unes de ses plus célèbres fantaisies érotiques.

Études

Dès son retour à Figueras, à l’automne 1914, il aménage un studio sur la terrasse de sa maison où il peint, modèle et lit des livres d’art, en particulier la collection complète des Gowan’s Art Books, monographies des grands maîtres de la peinture nés avant 1800. En 1917 il quitte l’école des frères maristes ; tout l’enseignement s’y faisait en français, ce qui explique la connaissance profonde de notre langue par Dali, dans une ville frontière entre l’Espagne et la France, Figueras, où le français était d’autre part très présent. Il entre alors au lycée de Figueras, et déjà, une seule chose l’intéresse, l’art. Entre 1918 et 1921 il étudie avec Juan Nuñez à l’école municipale d’art de Figueras, qui lui donne une excellente formation académique du dessin, dans lequel Dali excellera. Il peint des tableaux de genre, des paysages et en 1919 il prend part, avec deux autres jeunes artistes, à une exposition collective au théâtre municipal de Figueras. C’est sa première exposition, il a quinze ans. Avec quelques camarades du lycée, il fonde, toujours en 1919, une petite revue Studium où il publie une série d’articles intitulée « Les grands maîtres de la peinture », sur Léonard de Vinci, Michel-Ange, Velázquez, Goya… Dali, qui passe tous les étés dans la maison familiale du petit village de pêcheurs de Cadaqués, dont son père est originaire, s’installe dans l’atelier que lui prête Ramon Pitxot, lui aussi familier de Cadaqués. C’est là qu’il peint ses premiers paysages impressionnistes, très colorés. Ces œuvres attirent l’attention des critiques et les premiers succès du jeune artiste décident son père à l’envoyer à Madrid pour y poursuivre ses études à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, l’école des Beaux-Arts la plus prestigieuse d’Espagne.

L’avant-garde artistique espagnole

En automne 1921, Salvador, accompagné de son père et de sa jeune sœur Anna María, se rend à Madrid et réussit le concours d’entrée à l’Académie. Son père, un républicain libéral, réussit à le faire admettre à la Residencia de Estudiantes, un établissement qui suivant le même esprit que celui de La Institución Libre de Enseñanza, accueille les étudiants et intellectuels espagnols les plus ouverts à la culture européenne. C’est dans cette pépinière de jeunes poètes et d’artistes que va germer une grande partie de l’avant-garde espagnole des années vingt, avec en particulier la rencontre et l’amitié de trois extraordinaires créateurs, Federico Garcia Lorca, Luis Buñuel et Salvador Dali qui collaboreront, comme nous le verrons, dans de nombreuses entreprises. À l’école des Beaux-Arts de San Fernando il acquiert une solide formation académique et une maîtrise du métier qui marquera toute son œuvre. Cependant, il s’intéresse aussi au cubisme et au futurisme, et grâce à son oncle maternel Anselm Domènech, libraire à Barcelone, connaît le mouvement italien Valori Plastici, lit la revue L’Esprit Nouveau et s’inspire étroitement entre 1922 et 1925 de l’esthétique puriste et machiniste que divulguent dans leur revue Ozenfant et Jeanneret, plus connu sous son pseudonyme, Le Corbusier. Simultanément il lit la traduction espagnole de L’interprétation des Rêves de Freud, qui éveille en lui un intérêt profond pour l’onirique, intérêt qui sera accru par la découverte de la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico et de Carlo Carrá. C’est l’époque de ses premières œuvres importantes, des paysages cubistes de Cadaqués, proches de ceux de Horta de San Joan, de Picasso et de ceux de Derain, de son Autoportrait cubiste (1923), de visions nocturnes de Madrid, où se juxtaposent de façon arbitraire des scènes de rues différentes, influencées par le grand représentant de l’avant-garde madrilène, l’Uruguayen Rafael Barradas, dans une atmosphère proche de l’expressionnisme allemand. Simultanément, il peint la série très célèbre des portraits de sa sœur Anna Maria, généralement vue de dos, Jeune fille debout à la fenêtre (1925), Jeune fille assise, vue de dos (1925), série à laquelle on peut ajouter le Portrait de Luis Buñuel (1924) ; cet ensemble a été compris par la critique internationale comme faisant partie du mouvement du « retour à l’ordre » postérieur à la première guerre mondiale mais doit être également mis en rapport avec le mouvement prépondérant de l’art catalan de l’époque, le « noucentisme », antérieur au « retour à l’ordre » puisqu’il commence entre 1906 et 1911 et a été également perçu comme un retour au classicisme méditerranéen. On comprend mieux que, dans ces conditions, les études de Dali à l’école des Beaux-Arts de San Fernando deviennent chaotiques et ne l’intéressent plus. Après un premier renvoi en 1923 – il est considéré comme le leader d’un mouvement de protestation contre la nomination d’un nouveau professeur –, il est définitivement expulsé de l’école en octobre 1926 pour avoir jugé incompétent le jury qui jugeait son travail. De retour à Figueras, il est jeté en prison pour peu de temps, à cause d’intrigues politiques dirigées plus contre son père que contre lui-même. Mais entre temps, Dali est devenu un des principaux représentants de l’avant-garde artistique espagnole en participant avec éclat en mai 1925 au premier Salon des artistes ibériques, qui marque véritablement la consolidation de l’avant-garde à Madrid, et en réalisant avec succès sa première exposition personnelle aux Galeries Dalmau de Barcelone, le creuset de l’avant-garde en Catalogne, où, à côté des portraits classiques de sa sœur Anna Maria déjà cités, il présente des œuvres marquées à la fois par le cubisme et le purisme comme Vénus et un marin (Hommage au poète Salvat-Papasseit) ou Pierrot et guitare.

Dali et Lorca

Les années 1925-1927 sont celles de la grande amitié et complicité créatrice entre Lorca et Dali. Le premier passe les vacances de Pâques 1925 chez les Dali à Cadaqués et dédie à Salvador une Ode parue dans la prestigieuse Revista de Occidente en juin 1926, ode dans laquelle Lorca souligne la parenté entre Dali et le purisme de L’Esprit Nouveau. Au printemps 1926, Dali fait un rapide voyage à Paris qui lui permet de rencontrer Picasso et de visiter le musée du Louvre ; lors d’un bref séjour aux Pays-Bas, il découvre les œuvres de Vermeer de Delft qui lui plaisent infiniment. En décembre 1926 – janvier 1927 Dali réalise sa deuxième exposition personnelle aux Galeries Dalmau avec toujours les deux courants opposés et néanmoins simultanés de sa peinture, le courant « noucentiste » classique et le courant avant-gardiste du purisme et du cubisme. Le Carnegie Institute achète le Panier de pain. En mars la pièce d’Adrià Gual, La famille d’Arlequin, est jouée au Teatre Intim de Barcelone avec des décors futuristes de Dali. En juin la compagnie de la grande actrice Margarita Xirgu joue au théâtre Goya de Barcelone la pièce Mariana Pineda de Lorca, dont les costumes et les décors signés Dali témoignent d’une inspiration populaire andalouse.

L’esthétique surréaliste

Entre 1927 et 1929, jusqu’à son installation à Paris et son entrée officielle dans le mouvement surréaliste, Dali va déployer une intense activité dans tous les domaines afin de répandre le surréalisme en Espagne. Il collabore à des revues d’avant-garde comme La Gaceta Literaria, Gallo, Hèlix, L’Amic de les Arts de 1927 à 1929, par des illustrations et des articles révélateurs comme Saint Sébastien, La photographie, pure création de l’esprit, Les nouvelles limites de la peinture, Lydia de Cadaqués, merveilleux exemple de paranoïa critique... En mars 1928, il publie avec les critiques d’art Sebastià Gasch et Lluís Montanya, le Manifest groc – le Manifeste jaune –, appelé aussi Manifeste anti-artistique catalan, dans lequel les auteurs attaquent violemment la culture catalane « noucentiste » bourgeoise. Il donne des conférences qui scandalisent le bon public bourgeois et traditionnel catalan comme celle restée fameuse du 22 mars 1930 à l’Ateneu de Barcelone, intitulée Posture morale du Surréalisme. Sur un ton agressif et provocateur, Dali esquisse déjà les principes théoriques de son esthétique surréaliste qu’il exprime également dans ses premiers tableaux influencés par le mouvement de Breton comme plusieurs natures mortes des années 1926-1927, en particulier Poisson et balcon. Nature morte au clair de lune (1926-1927), et des œuvres très freudiennes, Cenicitas (1927-1928), Le miel est plus doux que le sang (1927) C’est aussi en 1928 que Dali s’éloigne de Lorca, en mettant en question la validité de la poétique de Lorca qui vient de publier le Romancero Gitano, jugé trop traditionnel et mélodramatique par l’artiste de Figueras.

Dali et Buñuel

Au même moment, Dali se rapproche de Buñuel, lui aussi adepte du surréalisme, avec lequel il écrit le scénario et, depuis janvier 1929, prépare le tournage du film Un chien andalou qui doit se faire à Paris en avril 1929. D’avril à juin, Dali réside à Paris où, grâce à Miro qui s’était déjà intéressé à son œuvre à la suite de ses expositions aux Galeries Dalmau, il connaît Tristan Tzara, est introduit dans les milieux surréalistes et signe un contrat pour une exposition avec le marchand Goemans. Cet été 1929, il reçoit la visite de Goemans, des Magritte et des Éluard dans sa maison de Cadaqués. Il tombe amoureux fou de Gala, la femme d’Éluard, qui restera définitivement à ses côtés, devenant sa femme et sa muse pour le restant de ses jours. La première à Paris d’Un chien andalou, en automne, provoque un grand scandale qui rend immédiatement célèbres Buñuel et Dali. En novembre-décembre a lieu la première exposition à la galerie Goemans, à Paris, où il montre avec succès ses premiers chefs-d’œuvre surréalistes, Le jeu lugubre, Le grand masturbateur, etc. Certaines de ces œuvres sont reproduites dans le numéro du 15 décembre 1929 de la revue La Révolution surréaliste, qui publie également le scénario de L’Âge d’or, le deuxième film fruit de la collaboration entre Buñuel et Dali. Au début 1930, installé avec Gala sur la Côte d’azur, il écrit La femme visible dédiée à sa muse Gala et commence un tableau ambitieux qu’il n’achèvera jamais, L’homme invisible, qui constitue sa première tentative de la double image obtenue par la méthode paranoïa critique.

Port Lligat

Avec les vingt mille francs que leur procure le vicomte de Noailles en échange d’un tableau, La vieillesse de Guillaume Tell, Dali et Gala achètent une petite maison de pêcheurs à Port Lligat, tout près de Cadaqués, qui deviendra leur résidence définitive en Espagne. Dali est fasciné par le paysage de Port Lligat et du cap de Creus, un endroit aride, minéral, qui servira de fond à la plupart de ses paysages surréels. Il écrit en 1930 certains de ses plus beaux textes surréalistes, L’âne pourri, où il définit sa théorie personnelle du surréalisme, la « paranoïa critique », L’Amour et la mémoire, La Femme visible déjà citée, publiés par les Éditions surréalistes. En novembre paraît le livre de René Crevel Dali ou l’antiobscurantisme. Le 3 juin 1931 Dali présente à la galerie Pierre Colle de Paris un ensemble de chefs-d’œuvre,L’Homme invisible, Le jeu lugubre, La persistance de la mémoire, Le portrait de Paul Éluard, Guillaume Tell… où apparaissent les thèmes obsessionnels qu’il développera pendant les années suivantes. Sans abandonner le thème œdipien de Guillaume Tell, il commence à travailler sur L’Angelus de Millet, l’une de ses obsessions, dont il analyse le contenu érotique dans son essai Le Mythe tragique de l’Angelus de Millet.

L’apogée des années trente

Le début des années trente marque l’apogée artistique de Dali. Un groupe de douze influents collectionneurs de peinture d’avant-garde, parmi lesquels le vicomte de Noailles, Julien Green, Caresse Crosby, la comtesse de Pecci-Blunt, constituent en janvier 1933 le Cercle du Zodiaque ; ils s’engagent à acheter à Dali un tableau tous les mois dans un ordre décidé par tirage au sort. Le 7 juin 1933 a lieu le vernissage d’une excellente « Exposition Surréaliste » à la galerie Pierre Colle ; Dali y participe avec huit œuvres. Le 19 il inaugure sa propre exposition personnelle dans la même galerie, dans laquelle il présente L’harpe invisible, Gala et l’Angelus de Millet et Gradiva trouve les ruines d’Anthropomorphe. En novembre 1933 a lieu la première exposition individuelle de Dali aux États-Unis, dans la galerie Julien Levy de New York. La plupart des tableaux viennent de l’exposition de la galerie Pierre Colle. L’année 1933 est aussi marquée par l’apparition d’une des plus belles revues du mouvement surréaliste, Minotaure, à laquelle Dali collabore en y publiant quelques textes importants. Dans le numéro 1 (juin 1933), il publie Interprétation paranoïaque-critique de l’image obsédante de l’Angelus de Millet et dans le numéro 3-4 de décembre son célèbre texte sur l’Art Nouveau, De la beauté terrifiante et comestible de l’architecture Modern’Style. Il travaille intensément aux quarante-deux eaux-fortes qui illustrent l’édition des Chants de Maldoror de Lautréamont que Skira présente en juin 1934. Cette année 1934 est celle de sa rupture avec Breton. En février 1934, en raison de la présentation irrévérencieuse qu’il fait de la figure de Lénine dans son tableau L’énigme de Guillaume Tell, il est expulsé formellement du groupe surréaliste. Il continue néanmoins d’exposer aux Galeries Dalmau à Barcelone et à la galerie Jacques Bonjean à Paris.

New York salues me

En novembre, à l’occasion de sa deuxième exposition personnelle à la galerie Julien Levy de New York, il voyage pour la première fois aux États-Unis. Il publie le manifeste New York salues me, où il décrit ses impressions au sujet de la ville, et donne une conférence au Museum of Modern Art sur le thème Peintures surréalistes et images paranoïaques. À son retour à Paris, en 1935, il réalise une première étude pour la Prémonition de la Guerre Civile. En octobre il voyage en Italie, invité par son mécène et ami, l’aristocrate anglais Edward James. Il s’intéresse beaucoup à l’architecture et à la peinture de la Renaissance italienne. En décembre il publie à Paris et à New York La Conquête de l’irrationnel. Quand la guerre d’Espagne éclate, en juillet 1936, Dali se trouve à Londres et peint le tableau définitif sur la guerre, Construction molle aux haricots bouillis. Dans Prémonition de la guerre Civile et Cannibalisme d’Automne, Dali nous offre sa vision de la guerre civile, ce conflit fratricide, comme un être double qui se dévore. Les années suivantes, le conflit réapparaît dans ses toiles Impressions d’Afrique et Espagne (1938). En décembre 1936 il voyage de nouveau aux États-Unis pour l’exposition Fantastic Art, Dada, Surrealism à laquelle il participe avec six œuvres. En février 1937 il va à Hollywood où il rencontre Harpo Marx. De retour en Europe en juillet, fuyant la guerre espagnole, il s’installe en Italie en automne ; là, il s’intéresse aux artistes italiens des XVIe et XVIIe siècles, particulièrement à Palladio. En janvier et février 1938 il présente son Taxi pluvieux à l’Exposition internationale du Surréalisme organisée par Breton et Éluard à la galerie Beaux-Arts. Il fait un bref séjour à Monaco et rencontre Freud à Londres. En 1939, il repart aux États-Unis, fait en mars une troisième exposition à la galerie Julien Levy, et est chargé de construire un pavillon surréaliste appelé Dream of Venus – Rêve de Vénus – à la Foire internationale de New York. Le pavillon est censuré, ce qui amène Dali à publier un virulent manifeste, sa Déclaration d’indépendance de l’imagination et des droits de l’homme à la folie. À son retour en Europe, fin 1939, il s’installe dans une villa d’Arcachon. Après les bombardements de Bordeaux par les Allemands en 1940, Dali et Gala fuient vers l’Espagne. Durant ce bref séjour dans son pays natal, il rend visite à son père, avec qui il se réconcilie après la rupture de 1929 ; il passe par Madrid avant de rejoindre Lisbonne où il s’embarque à destination des États-Unis.

L’aventure américaine

Il ne reviendra en Europe que huit ans plus tard. Dali, dans sa peinture, applique d’une façon de plus en plus académique les techniques surréalistes de la méthode paranoïa critique, même s’il réalise encore des œuvres capitales comme la Tentation de Saint Antoine (1946). Sa peinture est de plus en plus appréciée par les Américains qui lui consacrent une première grande exposition rétrospective au Museum of Modern Art de New York, fin 1941, début 1942. Il rencontre à cette occasion A. Reynolds Morse, un industriel de Cleveland qui devient un des grands collectionneurs de sa peinture. Pendant les années vingt et trente, parallèlement à sa peinture, Dali avait déployé une intense activité de conférencier et d’écrivain mais c’est surtout à la suite de son séjour en Amérique que ses activités se diversifient et que sa facette d’homme public et de publiciste, que la société américaine était plus à même d’apprécier que l’européenne, lui fait atteindre le sommet de la gloire. En 1941, il fait une nouvelle exposition à la galerie Julien Levy, où il présente son célèbre Autoportrait mou avec lard grillé ; il commence à collaborer avec le photographe Halsman, en 1942, crée ses premiers bijoux et réalise des créations pour des vitrines et des produits commerciaux ; il donne en 1944 la première de son ballet Tristan fou, – musique de Wagner, chorégraphie de Massine –, qui sera suivi par plusieurs autres dont Café de Chinitas, sur un thème espagnol et une musique populaire arrangée par García Lorca. En 1945, il conçoit les décors des scènes oniriques de Spellbound de Hitchcock et en 1946 travaille à un projet de film avec Walt Disney qui n’aboutira pas. En même temps, ses écrits et publications prolifèrent : en 1942 The Secret Life of Salvador Dali, traduite en anglais par Haakon Chevalier, puis en 1944 son premier roman Hidden Faces – « Visages cachés ». Il publie sa revue, Dali News, monarch of the dailies, dans le titre de laquelle il joue sur la presque homonymie Dali/daily, et en 1948 paraît l’édition américaine Fifty secrets of magic crafstmanship de son ouvrage sur les secrets de la technique picturale.

L’illustration graphique

En 1948, Dali revient en Europe et s’installe dans sa maison de Port Lligat. Entre 1949 et 1959 sa peinture se meut entre les suggestions de l’explosion atomique et un fort mysticisme religieux qui se manifeste dans la Leda Atomique, La Madone de Port Lligat, la Tête raphaélesque éclatée, où dans Le Christ de Saint-Jean de la Croix, ainsi que dans son Manifeste mystique, publié en 1951. Au cours de ces années, il partage son temps entre Port Lligat où il passe le printemps et l’été et Paris et New York où il réside l’automne et l’hiver, logeant toujours dans les mêmes hôtels, le Saint Regis, sur la Cinquième Avenue, et l’hôtel Meurice, rue de Rivoli. Il continue à développer son sens inné du spectacle et son énorme capacité de surprendre, comme par exemple les déguisements et les masques qu’il dessine pour le célèbre bal de carnaval à Venise de Charles de Beistegui (1951). Le 20 juillet 1956, il publie un plaidoyer contre l’art abstrait et l’architecture rationaliste, contre Mondrian et Le Corbusier, sous le titre provocateur Les cocus du vieil art moderne.

Parmi ses nombreuses activités, il faut relever à cette époque-là l’illustration graphique. En 1954 la série complète de ses lithographies de la Divine Comédie est exposée pour la première fois à Rome. En 1957 paraît l’édition de Don Quichotte illustrée par ses lithographies. Il commence en 1959 l’illustration de l’Apocalypse de Saint-Jean. C’est aussi l’époque où, reçu par Franco dans sa résidence du Pardo et défenseur du régime autoritaire du Caudillo, il peint d’énormes tableaux à la gloire des grands héros de l’histoire d’Espagne, Saint Jacques le Majeur (1957), Le Rêve de Christophe Colomb (1958-1959), La Bataille de Tetuan (1962), inspiré de la grande peinture d’histoire du grand peintre catalan du XIXe siècle, Mariano Fortuny.

En 1964 a lieu une grande rétrospective de son œuvre à Tokyo, suivie par une autre en 1966 au musée d’Art moderne de New York.

Au début des années soixante paraissent deux de ses livres les plus importants, en 1963, Le mythe tragique de l’Angélus de Millet et en 1964, le Journal d’un génie. C’est aussi à cette époque-là que Dali et Gala font réaliser les derniers grands agrandissements et aménagements de leur maison de Port Lligat. Un peu plus tard, en 1968, Dali commence les démarches d’acquisition du château gothique de Púbol, dans la plaine de l’Ampurdan. La restauration du château, d’après des projets et avec des peintures murales de Dali, s’achève en 1970. Il publie à Paris, lors de son séjour annuel, en mai 1968, l’ouvrage Ma révolution culturelle.

La gare de Perpignan

Le 27 août 1965, Salvador Dali, parti de Port Lligat, entreprend un « voyage triomphal » jusqu’au « centre du monde », la gare de Perpignan. Dali, depuis le milieu des années cinquante, n’a cessé de développer et de structurer sa théorie sur la gare de Perpignan promue « centre du monde ». Le calcul du maître étalon au XVIIIe siècle à Perpignan et la présence du docteur Pagès, spécialiste de l’antigravitation, l’ont conforté dans la portée stratégique de la gare comme « la plus grande création artistique au monde ». Déjà en 1965, lors de l’exposition à la galerie new-yorkaise Knoedler, où Dali présenta pour la première fois le tableau La gare de Perpignan, Dali tint à insister une fois de plus sur l’importance de la gare dans sa pensée métaphysique. Ce « voyage triomphal » de Céret à Perpignan est un des meilleurs exemples de la peinture spectacle qu’a su pratiquer, comme personne avant lui, Salvador Dali en s’appuyant sur l’excentricité, le paradoxe, la mise en scène, voire le scandale. Comme personne, il sait créer des situations ou des environnements singuliers. On peut parler chez lui d’un goût du spectacle lié à une perception exhibitionniste du surréalisme qui repose sur sa méthode paranoïa critique.

La troisième dimension, de la stéréoscopie aux hologrammes

Depuis près de vingt ans, Dali se passionne de façon permanente pour la troisième dimension, et pour les procédés de restitution donnant l’illusion du relief et de l’espace. Tous ces procédés relèvent de la stéréoscopie et font appel à la vision binoculaire, outil avec lequel le peintre travaille le temps et l’espace. Les créations stéréoscopiques apparaissent dans son œuvre peu après 1960, à partir de stéréogrammes classiques, c’est-à-dire de deux images, une pour chaque œil, obtenues à partir de constructions géométriques ou de photographies faites avec un appareil stéréoscopique – à deux objectifs –, mises en scène par Dali, puis transposées sur la toile et peintes avec la technique des hyperréalistes. Dali de dos peignant Gala de dos en est le meilleur exemple. Suivront ensuite des œuvres stéréoscopiques de plus grandes dimensions, La chaise (1975), Paysage avec les Ménines, La main de Dali retirant une Toison d’Or en forme de nuage pour montrer à Gala l’aurore toute nue très, très loin derrière le soleil (1977) ou Dali soulevant la peau de la mer Méditerranée pour montrer à Gala la naissance de Vénus (1977). Fasciné par les progrès de la science, qui dans son cas atteignent toujours les limites du rêve comme dans ses œuvres des années antérieures Galatée aux sphères ou Galacidalacidodesoxirribonucleico, il incorpore, à partir de 1972 à New York, les hologrammes. Dans le catalogue de l’exposition à la galerie Knœdler où Dali présente ses six premiers hologrammes, l’inventeur de l’holographie, le docteur Dennis Gabor écrit : « Pour l’artiste, l’holographie représente l’ouverture vers la troisième dimension. » Il procède également à un résumé de techniques et d’expériences qui atteint son point culminant avec La pêche au thon (1966-1967) qu’il présente à l’occasion d’un hommage au peintre pompier Meissonier et le Toréador hallucinogène (1969-1970).

Les dernières années

En 1972, il fait don de son œuvre à l’État espagnol. A. Reynolds Morse inaugure son musée Dali à Cleveland en 1971, trois ans avant celui de Figueras. Le Théâtre-Musée Dali de Figueras, constitué quatre ans auparavant et construit sur les ruines du théâtre municipal détruit par un incendie à la fin de la guerre civile, est inauguré en grande pompe le 28 septembre 1974. En plus des œuvres de Dali on peut y admirer des œuvres de Pitxot, Breker, Fuchs… En 1978 l’Académie française des Beaux-Arts l’élit comme membre associé étranger. Le 9 mai 1979, il prononça son discours d’admission, un discours assez confus intitulé Gala, Velázquez et la toison d’or. En décembre, le Centre Pompidou accueille la plus importante des expositions rétrospectives qui lui ait été consacrée après celle de la Tate Gallery et du musée Boymans van Beuningen en 1970. Dali et Gala s’installent définitivement en Espagne à partir de 1981. Gala meurt le 10 juin 1982, elle est enterrée à Púbol. Dali décide alors d’y vivre. Avec l’exposition qui a lieu au musée d’Art contemporain de Madrid, l’État espagnol lui dédie le plus grand hommage qu’il lui ait jamais rendu jusqu’à cette date. L’année suivante, en 1984, à cause d’un incendie qui se déclare dans sa chambre, au château de Púbol, il est sur le point de perdre la vie. On l’oblige alors à vivre dans la Torre Galatea, juste à côté de son musée à Figueras où il meurt le 23 janvier 1989. Il est enterré dans la crypte de son Théâtre-Musée de Figueras, sa ville natale.

Il nous reste finalement une double image de Dali, celle d’un des plus grands peintres, écrivains et théoriciens d’un mouvement majeur de l’art du XXe siècle, le surréalisme qui donna toute sa place à l’analyse de l’inconscient, image qui disparaît dans les années quarante aux États-Unis, pour céder la place à une véritable icône du bizarre, à un dandy excentrique, provocateur et exhibitionniste, manipulateur génial des médias, qui réussit le plus bel hold-up artistique sur l’inconscient du XXe siècle.

Eliseo Trenc
janvier 2004

  Bibliographie

Salvador Dali
La vie secrète de Salvador Dali.
, Paris, 1952
Salvador Dali
Manifeste mystique.
, Paris, 1951
Salvador Dali
Les cocus du vieilart moderne.
, Paris, 1989
Salvador Dali
Le mythe tragique de l'Angélus de Millet.
, Paris, 1963
Salavador Dali
Le journal d'un génie.
, Paris, 1964
Salvador dali.Récit présenté par André Parinaud
Comment on devient Dali. Les aveux inavouables de Salvador Dali.
, Paris, 1973
Catalogue de l'exposition "Dali".
Museum Boymans-van Beuningen, Rotterdam, 1970-1971
Salvador Dali: Rétrospective 1920-1980.
Centre Georges Pompidou, Musée National d'Art Moderne, Paris, 1979-1980
Salvador Dali :400 obras de 1941 a 1983.
Generalitat de Catalunya, Ministerio de Cultura, Barcelone - Madrid, 1983
Dali joven (1918-1930).
Centro de Arte Reina Sofia, Madrid, 1994
Dali arquitectura.
Fundacio Caixa de Catalunya, Fundacio Gala-Salvador Dali, Barcelone, 1996
Amossy Ruth
Dali ou le filon de la paranoïa.
PUF, Paris, 1995
Robert Descharnes
Salvador Dali (1904-1989). L'oeuvre peint.
Tashen, Cologne, 2004
Gérard Max
Dali de Draeger.
Le soleil noir, Paris, 1968
Gibson Ian
Lorca-Dali, un amour impossible.
Stanké, Montréal, 2001
Gibson Ian
The Shameful life of Salvador Dali.
Faber& Faber, Londres, 1997
S.Lubar Robert et Morse A. Reynolds
Dali inattendu, le musée Salvador Dali de Saint Petersburg (Floride).
Hersher, Paris, 1993
Mas Peinado Ricard
Univers Dali. 30 recorreguts per la vida i l'obra de Salvador Dali.
Lunwerg, Barcelone, 2003
Radfort Robert
Dali.
Phaidon, Londres, 1997
Romero Luis
Todo Dali en un rostro.
Blume, Barcelone, 1975
Santos Torroella Rafael
La miel es mas dulce que la sangre. Las épocas lorquiana y freudiana de Salvador Dali.
Planeta, Barcelone, 1984
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