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Les Sogdiens : une chevalerie raffinée au carrefour des cultures

Jean-Paul Roux
Ancien directeur de recherche au CNRS Ancien professeur titulaire de la section d'art islamique à l'École du Louvre

C'est l'archéologie qui a permis au XXe siècle de redécouvrir les Sogdiens, dont le nom est lié à celui de la ville fabuleuse de Samarcande. L'auteur Jean-Paul Roux qui a publié Asie centrale. Histoire et civilisations, (Fayard, 1997), nous fait partager ici l'existence d'un peuple raffiné et amoureux de la vie. Ces guerriers redoutables et reconnus savaient, quand ils étaient vaincus, apporter à leurs vainqueurs ce qu'ils avaient de mieux : le sens du commerce et de la diplomatie.

Les bâtisseurs de Samarcande
Les Sodgiens, mentionnés depuis toujours, n'ont vraiment été découverts qu'au XXe siècle par l'archéologie. Ils appartiennent à la famille des peuples iraniens dont ils forment un des rameaux orientaux et ont dû s'installer en Transoxiane, au nord du moyen Oxus (Amou-Daria), voire dans la région de Tachkent, au nord de l'Iaxarte (Syr-Daria), au cours des derniers siècles du deuxième millénaire avant notre ère, lors de la grande vague des invasions indo-européennes. Là, ils se fixent très vite dans les riches oasis et dans les vallées des fleuves qu'entourent déserts, steppes et hautes montagnes pour en faire la Sogdiane, alors même que la plupart de leurs apparentés demeurent nomades dans les plaines septentrionales, dans l'actuel Afghanistan et sur le haut plateau d'Iran. Devenus agriculteurs, ils acquièrent la maîtrise des travaux d'irrigation et ne tardent pas à édifier des villes, au moins dès le VIe siècle avant notre ère, peut-être plus tôt. L'une d'elles, parmi les plus anciennes, Marakanda ou Samarcande, admirablement située au carrefour des voies internationales, bien arrosée par le Zaravchan, très ensoleillée et par suite apte à une intense production de fruits et de céréales, fait figure, non de vraie capitale, mais de centre économique et culturel pour toute la province. Les Sogdiens ont pour voisins, au sud, les Bactriens qui s'étendent de la rive gauche de l'Oxus à l'Hindou Kouch ; à l'ouest, les Chorasamiens (Khwarezmiens) habitants du delta que forme l'Oxus en se jetant dans la mer d'Aral et dont les sépare le rude désert des sables rouges, le Kyzyl Kum ; au nord, les Scythes orientaux, Saces ou Sakas, et les Parthes de la Caspienne qui fourniront à l'Iran la dynastie des Arsacides (250 av. J.-C.-224 apr. J.-C.). À l'est, l'actuel Xinjiang, Sérinde ou bassin du Tarim, est occupé par de petites principautés, de même ethnie aussi, dont celle de Koutcha n'est pas la moindre. Bien que parlant une langue iranienne qui porte leur nom, le sogdien, et qui diffère somme toute assez peu des autres idiomes dits du « moyen iranien », bien que Strabon (58 av. J.-C.- environ 24 apr. J.-C.) juge leurs mœurs semblables à celles des nomades, et qu'ils soient armés, comme eux, de courtes lances et d'arcs de roseaux, ils affirment leur personnalité avec assez de force pour qu'on les distingue aisément des autres peuples de l'empire achéménide qu'on voit représentés sur les reliefs de Persépolis (522 environ). Ils appartiennent à cette immense entité politique qui s'étend de l'Indus au Nil depuis que Cyrus les a soumis (547) et relèvent de la seizième satrapie, « gouvernement » ou « province », en même temps que Parthes, Chorasmiens et Ariens, ces derniers étant les habitants de la province de Hérat dans l'actuel Afghanistan occidental. On les juge assez bons soldats pour qu'Hérodote (484-424) n'oublie pas de nommer leur chef, Azanès, fils d'Artaios.
Des chevaliers épris d'aventures
Ils ne perdront jamais leurs qualités guerrières. Ils en font montre quand Alexandre le Grand, après avoir conquis sans difficulté tout l'Iran, entre sur leur territoire. Il y rencontre une résistance farouche, celle de la noblesse d'abord, puis, quand les nobles, les dihqan, se rallient à lui et acceptent de l'accompagner aux Indes, celle du peuple des villes et des campagnes, et pour essayer d'en venir à bout, il est obligé de se livrer à d'atroces représailles. Ils le prouveront encore, un millénaire plus tard, quand ils lutteront pour leur liberté contre les Arabes. Oui, ce sont des guerriers, mais la guerre ne fait pas leur renommée. C'est qu'ils sont incapables de s'entendre entre eux, qu'ils aiment leur indépendance, on oserait dire leur anarchie. Au début du VIIe siècle, le célèbre pèlerin bouddhique Hiuan Tsang dénombre vingt-sept royaumes dans la Sogdiane qu'il traverse. Comme nos chevaliers du Moyen Âge, à qui on peut à juste titre les comparer, ils sont épris de tournois, de gloire, toujours en quête d'aventures, d'exploits à accomplir, n'ont aucun sens de l'État, et refusent de s'accorder même quand ils savent qu'il en va de leur survie. Quand l'islam menace de les submerger, ils se réunissent chaque année pour jurer d'unir leurs efforts contre lui, et cette répétition du serment prouve qu'il n'est jamais tenu. Une seule fois dans leur histoire, du moins à notre connaissance, l'un d'eux voudra affirmer sa domination sur les autres. Ce sera à une époque mal choisie. Devachtitch, gouverneur de la petite ville de Penjikent, sera sur le point de réaliser son projet quand il tombera, en 722, sous les coups des Arabes.
Des princesses amoureuses et aimées
Ils ont, dès la haute Antiquité, ce que ne possède pas notre chevalerie médiévale, ce raffinement, ce charme, cette beauté, cette extraordinaire force de séduction que mettent en évidence les peintures murales des VIIe et VIIIe siècles. Ce n'est pas seulement par politique, pour unir, si faire se peut, l'Iran et la Grèce, pour exploiter des richesses qui lui sont nécessaires, qu'Alexandre épouse dans l'hiver 328-327 « la resplendissante » Roxane, une petite princesse sogdienne, alors qu'il tend à l'homosexualité et met dans son lit, pour peu qu'il le veuille, les plus belles filles de la terre. C'est par amour. Et ce doit être aussi par amour que son lieutenant et successeur en Asie, Séleucos, fondateur des Séleucides (305-264), se marie avec la fille de Septimanès, héros malheureux de la résistance sogdienne, Apama, dont trois villes, au Proche-Orient, porteront le nom (Apamée). Si l'union de la Grèce et de l'Iran a bien lieu aux noces de Suse, en 324, elle a été préparée par celle de la Sogdiane et de la Grèce, que ces mariages passionnels ont concrétisée.
« Un paradoxe vivant »
La Sogdiane reste longtemps sous influence hellénique grâce aux Séleucides et plus encore grâce au royaume gréco-bactrien. Par ce dernier, qui réunit la vallée de l'Indus et la Transoxiane, elle subit en même temps l'influence indienne. Le plus long texte sogdien découvert jusqu'à présent et qui comprend vingt-neuf feuillets est la version assez tardive d'un conte indien. Elle reste cependant iranienne et c'est en tant que telle qu'elle entre au IIIe siècle de notre ère dans le monde sassanide. Elle est alors un vivant paradoxe. On la dit mazdéenne, et elle l'est certainement, ce qui ne l'empêche pas de pratiquer le culte des ancêtres et de posséder un panthéon qui n'a rien de mazdéen. On la dit hostile au bouddhisme, ce qui doit être vrai, mais elle fournit dès le IIe siècle une pléiade de traducteurs de textes sanscrits en chinois. On la tient pour le principal agent de la propagation du christianisme nestorien en Asie, et c'est elle indubitablement qui véhicule le manichéisme jusqu'en Chine. C'est par liasses que l'on compte les manuscrits sogdiens qui relèvent de ces deux religions. Deux faits expliquent leur action. C'est d'abord que la langue sogdienne, notée en lignes horizontales de droite à gauche dans un alphabet dérivé de l'araméen, renverse la suprématie de la langue que parla le Christ et lui succède comme idiome de communication inter-asiatique. Dès les alentours du début de notre ère, elle résiste au kouchane, même en Bactriane où ce dernier est devenu officiel. En 581, c'est en sogdien que les premiers Turcs historiques, les T'ou-kiue, écrivent en Mongolie septentrionale leur premier texte, l'inscription de Bugut. Deux cents ans plus tard, les successeurs des T'ou-kiue à la tête de l'empire des steppes, les Ouïghours, rédigent à nouveau en sogdien les inscriptions de Sevrey (vers 763) et de Kara Balgassun (vers 810-820), en Mongolie également. Le monopole de la fabrication du papier qu'acquerra Samarcande peu après la défaite des Chinois devant les Arabes, en 751, à la bataille de Talas, leur fournira, outre une nouvelle source de richesse, un outil décisif pour la divulgation de leurs textes et de leur peinture. C'est ensuite que les Sogdiens sont partout. Dès qu'un garçon atteint ses vingt ans, disent les annales chinoises, il quitte sa patrie et part pour les royaumes voisins. Ils jouent un rôle primordial dans le commerce international et tentent de monopoliser celui de la soie. Peut-être certains sont-ils caravaniers. Ils sont plus volontiers courtiers, banquiers, négociants. Partout, ils ont leurs colonies ou leurs comptoirs. Depuis quand ? On l'ignore. Peut-être depuis des temps immémoriaux ; peut-être depuis les premiers siècles de notre ère. On voit par exemple un commerçant sogdien, dont les ancêtres s'étaient établis au Tonkin, débarquer à Nankin en 247. Au début du IVe siècle, on en signale à T'ouen-houang (Dunhuang) au Kan-sou (Gansu) ; aux VIe -VIIe siècles, au Lob-nor, sur le Tchou, sur les rives de l'Issiq Kul. À T'ouen-houang encore, au VIIIe siècle, le marché est officiellement supervisé par deux de leurs bureaucrates. Un manuscrit du VIIIe ou IXe siècle trouvé dans cette ville émane de commerçants établis en Chine, vraisemblablement à Chang'an (X'ian). Le célèbre An-lu-chan, Ngan-lou-chan, chef de la grande révolution chinoise de 755, est sans doute un Turc sogdianisé, mais son successeur est bien, lui, un Sodgien : il sera tué en 763. Deux ans auparavant, les Ouïghours ont rencontré à Lo-yang des religieux manichéens sogdiens, les ont emmenés avec eux en Mongolie et ont adopté leur religion.
Ils subjuguent les nomades
Les grandes invasions barbares qu'ils subissent pendant des siècles, celles des Yue-tche (IIe siècle av. J.-C.), les futurs fondateurs de l'empire kouchane, des Sakas (IIe siècle de notre ère), des Hephthalites (Ve siècle), des T'ou-kiue (VIe et VIIIe siècle), sont encore pour eux des sources de prospérité et de puissance. Ils se mettent au service des nomades, leur demandant en échange de protéger leur commerce. Ils se font leurs éducateurs, notamment en leur apportant leur religion, on l'a vu avec les Ouïghours et le manichéisme. Ils leur fournissent les cadres administratifs sans lesquels aucun État, même nomade, ne saurait subsister, à savoir leurs diplomates. Depuis toujours, pour leur propre compte, ils ont multiplié les ambassades en Chine, apportant en présents lions, autruches, coupes en cristal de roche, bouteilles en agate, jolies filles, sans doute danseuses ou musiciennes. Ils le font pour le compte des barbares dont ils sont bien obligés de subir le joug. L'un d'entre eux, Maniach, acquiert une juste renommée en étant envoyé successivement par les Turcs auprès du chah d'Iran et de l'empereur byzantin (563-567). Jamais leur éclat, leur joie de vivre ne semblent plus grands qu'en ces époques si troublées. Les VIIe et VIIIe siècles sont ceux où s'épanouit leur école de peinture, superbe bien que les œuvres soient souvent en mauvais état, découverte à Afrassiab (Samarcande), Varaksha (Boukhara) et Pendjikent, une petite ville qui dut être un véritable musée. Les peintures murales à la détrempe nous font connaître la vie de ces dihqan qui occupent le plus haut rang dans une société très hiérarchisée, mais dont les classes sociales restent ouvertes, et forment quelque quinze pour cent d'une population qui semble très dense : le seul royaume de Samarcande, disent les Chinois, ne compte pas moins de trente grandes villes et de trois cents petites. Elles nous montrent ces aristocrates non seulement comme nous les avons vus sous l'habit de chevaliers et de guerriers, et les informateurs chinois ou musulmans les confirment, mais encore comme des hommes habillés avec soin, non avec recherche, et des femmes parées de somptueux bijoux, bracelets, colliers, diadèmes incrustés de pierres précieuses, tous amateurs de vin, de banquets, de musique, de danses, de chants, de conversations galantes, dont émane une noblesse naturelle qu'expriment les attaches fines, les doigts longs et déliés, la pureté du visage. Leur musique est appréciée partout. Leurs courtisanes ont des amants par toute la terre. Leurs objets manufacturés, chopes, plats, assiettes, verseuses en or ou en argent, surtout aux VIIe et VIIIe siècles, sont exportés au loin. Nous en conservons beaucoup.
La « turquinisation »
La Sogdiane est au sommet de sa prospérité et de sa gloire quand arrivent les Arabes et, avec eux, l'islam. Nous l'avons dit : elle se défend bien. Jusqu'en 705, elle repousse tous les assauts, mais, en 712, le général Qutaiba prend Samarcande. Elle ne capitule pas pour autant. Elle fournit des hommes au Khorassanien Abu Muslim pour renverser le califat omeyyade. Puis, quand celui-ci, trop puissant, est exécuté, elle entre en insurrection, voit se lever des chefs charismatiques. L'islam, bien sûr, l'emporte. Mais, d'une manière très inattendue, la Sogdiane aura sa revanche. Après deux siècles d'arabisation, elle sera un des agents de la résurrection de l'iranisme et contribuera largement, par ses apports, à la constitution de la civilisation de l'islam classique. Finalement, une famille originaire de Bactriane, les Samanides, accède au gouvernement de plusieurs grandes villes (vers 820) et, peu après, à celui de toute la Transoxiane (fin IXe siècle). Pour la première fois de son histoire, elle forme un royaume indépendant de fait, bien que de droit sous l'autorité du califat abbasside. Mais est-ce encore la Sogdiane ? L'arrivée massive de réfugiés de l'Iran occidental, une lente et inexorable évolution la détachent de ses sources, font évoluer sa langue. Bientôt les mercenaires turcs, de plus en plus nombreux en son sein, puis les invasions des nomades de la steppe commencent sa turquisation. Les Tadjiks qui peuplent encore en partie le Tadjikistan et l'Ouzbékistan restent de nos jours, sans le savoir ou sans s'en soucier, les lointains descendants des Sogdiens. Il demeure, à l'est de Samarcande, une toute petite région où les mœurs antiques sont conservées, où l'on parle cette vieille langue qui connut tant de gloire et qu'on nomme désormais le yaghnabi.
Jean-Paul Roux
juillet 2002
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