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Aux origines de La Mecque, le regard de l’historien

Jacqueline Chabbi
Professeur à l’université Paris VIII-Saint-Denis

Il est peu de villes, en dehors de Jérusalem, dont le destin paraisse aussi étroitement lié à une religion que La Mecque. Le lien paraît d'autant plus fort et exclusif que La Mecque, ses alentours, ainsi que la ville de Médine où Mahomet aurait été mis en terre, quelque quatre cents kilomètres plus loin au nord, demeurent, jusqu'à aujourd'hui, des territoires strictement interdits aux non-musulmans, notamment aux juifs et aux chrétiens et cela en dépit de l'abrahamisme revendiqué par le Coran et l'islam. Curieux archaïsme !

À moins de se convertir ou de se déguiser comme le firent quelques voyageurs des deux siècles passés dans une Arabie occidentale qui n'était pas encore séoudite – mais ce n'est plus guère possible car la vigilance des autorités est particulièrement sévère –, visiter La Mecque, pour un non musulman, c'est donc faire le voyage en restant à distance.

Ce voyage imaginaire peut être entrepris par l'intermédiaire des gravures du XIXe siècle ou encore par les albums photographiques ou les films du XXe. Curieusement en effet, la cité musulmane est interdite de visite mais pas de représentation. De multiples reportages et albums en témoignent.

Un autre type de voyage peut également être entrepris, celui de l'étude qui mobilise le savoir de l'anthropologue ou de l'historien. C'est à ce voyage dans le temps, sur les chemins d'un passé dont l'islam d'aujourd'hui ne cherche guère à se ressouvenir, que nous invite Jacqueline Chabbi, auteur du Seigneur des Tribus, l'islam de Mahomet (Noêsis, 1997).

La Mecque, cité interdite

L'interdiction d'entrée sur le territoire de la cité mecquoise, sise à quelque distance de la mer Rouge, sur la façade occidentale de la désertique et immense péninsule d'Arabie, est censée remonter à un passage du Coran tardif qui aurait été applicable en l'an 10 de l'hégire, soit à peine une année avant la mort de Mahomet (Cor. IX, 28). Il ne s'agissait nullement comme aujourd'hui d'interdire de visite ou de séjour les sectateurs des deux autres grandes religions d'origine proche-orientale, judaïsme et christianisme, sans parler des autres, moins présentes dans ce contexte. Il est vrai que la question du tourisme culturel ou celle des voyages d'affaire ne se posait guère au début du VIIe siècle apr. J.-C. ! Le seul enjeu était local. Il concernait la rivalité toujours persistante sur la maîtrise du sacré entre les musulmans déjà « ralliés à l'alliance » du dieu de Mahomet – le terme de « converti » n'étant pas très approprié dans ce milieu sociologique – et les païens locaux qui résidaient sur place ou qui, venus d'alentour, se rendaient dans la ville pour leur pèlerinage annuel.

On présume souvent aujourd'hui en milieu musulman que cette période avait été un exemple de pureté et de perfection et appartenait à l'âge fondateur par excellence de l'islam ; néanmoins, il faut savoir que les sectateurs des divinités tribales masculines ou féminines du cru continuaient à accomplir leurs rites propres au cœur de La Mecque, parallèlement au rituel musulman qui commençait à se mettre en place. Le pèlerinage mecquois de l'époque est demeuré multiconfessionnel presque jusqu'à la fin de la période dite prophétique, c'est-à-dire durant la presque totalité de la vie de Mahomet.

De plus, en dehors de la période du pèlerinage, la coexistence entre musulmans et non musulmans demeurait la règle sur le territoire mecquois aussi bien qu'à Médine. Personne ne se trouvait interdit d'entrée, du moins pour des raisons de croyance et de religion ! Quant à Médine, elle n'est devenue territoire interdit et ville sainte que dans un contexte musulman largement postcoranique. Cela ne fut jamais le cas à l'époque de Mahomet. D'ailleurs, contrairement à La Mecque avec la Ka'ba, l'oasis de Médine n'avait jamais auparavant constitué une enclave sacrée, comme il en existait un certain nombre en Arabie. L'espace sacré mecquois n'était qu'un espace sacré parmi d'autres et ne constituait pas une exception. Il ne s'agissait en aucun cas du point focal religieux vers lequel auraient convergé toutes les tribus de l'immense péninsule. C'est l'islam, dans sa réussite terrestre ultérieure, qui a assuré la promotion de La Mecque comme lieu sacré par excellence, dans son cadre arabique puis à l'échelle de l'empire musulman.

Par un curieux paradoxe, pour le moins anachronique, l'islam contemporain a non seulement conservé mais considérablement étendu ces dispositions de clôture inventées à un moment indéterminé mais pas, en tout cas, durant la période prophétique.

Le recours à Abraham, fiction et idéologie

À l'origine fut Abraham, qui, sur ordre de Dieu, érigea la « demeure inviolable », c'est-à-dire la fameuse Ka'ba. Ainsi parle le Coran dont la révélation présumée remonterait à la période dite de Médine, alors que Mahomet se serait trouvé exilé dans cette oasis, hors de La Mecque, sa ville d'origine (Coran III, 96). Le point de vue historique n'est pourtant pas vraiment celui-là. Il ne se réfère nullement à cette origine biblique. Celle-ci est invoquée, d'une façon que l'on pourrait dire conjoncturelle, dans un contexte coranique qui aurait été celui des vicissitudes du combat politique de Mahomet à Médine, entre 622 et 632 apr. J.-C., soit entre 1 et 11 de l'hégire. Ce combat, précédé d'une période de vive polémique que reflète encore le Coran, aurait été mené contre les groupes juifs qui résidaient dans la cité. Ceux-ci paraissent s'être absolument refusés à reconnaître la véracité de la révélation dont se réclamait Mahomet, bien qu'il invoquât des figures partagées comme Moïse ou Abraham.

Il est vrai qu'on ne voit pas comment les rabbins médinois auraient pu adhérer à des récits coraniques orientés qui étaient bien trop différents de ce que leur disaient leurs propres rouleaux sacrés. Il n'est que de comparer les textes actuels du Pentateuque et du Coran pour s'en rendre compte. Ce fut pourtant l'illusion de Mahomet que de croire la chose possible. On sait que l'affaire tourna au drame. Certains groupes juifs locaux durent quitter la ville de force, tandis que d'autres étaient massacrés, sous l'inculpation incertaine de trahison. Les règles tribales qui prévalaient dans la cité avaient été cependant sauvegardées, du moins en apparence. Les condamnés auraient été exécutés par leurs propres alliés locaux et non par Mahomet lui-même qui n'appartenait pas à leur groupe.

Le point de vue historique n'a rien à voir avec ce biblisme médinois de circonstance qui fait voyager la figure abrahamique à plus de mille kilomètres des territoires qu'on le voit parcourir dans les récits bibliques. Le point de vue historique doit, tout au contraire, inscrire l'origine de La Mecque et de la sacralité mecquoise dans un substrat purement local, dans les rites et les croyances présentes sur place et antérieures à l'islam et sans aucun lien avec lui. L'histoire, en effet, n'est pas réversible.

L'islam peut s'expliquer par ce qui le précède et par ce qui l'entoure. Mais ce qui le précède ne saurait – en aucun cas – être expliqué par lui. Autrement dit, aucun biblisme subreptice ne saurait se mêler à l'histoire pré-musulmane de la cité. Concernant l'abrahamisme originel que prête le Coran à La Mecque, il s'agit d'une pure innovation de période médinoise. D'ailleurs, la période mecquoise de la révélation ne connaît encore rien de ce développement narratif, résultante directe d'un conflit politique et idéologique qui opposa Mahomet aux juifs médinois.

Aux origines d'une religion naissent les mythes. L'islam ne présente en cela aucune originalité. Ainsi en va-t-il de la généalogie fictive qui, dans certains milieux musulmans – malheureusement relayés par un certain nombre d'études de vulgarisation en langues occidentales –, fait de Mahomet un descendant direct du patriarche biblique, à supposer d'ailleurs que celui-ci ait existé, ce qui est devenu très douteux. Abraham est certainement un héros de récit mythique. Mais cela n'en fait pas pour autant un personnage historique, même si l'on croit pouvoir visiter son tombeau à Hébron.

Les allégations abrahamiques concernant le site mecquois et la personne de Mahomet lui-même sont donc de l'ordre de la croyance ou de ces sortes d'histoires fictives et merveilleuses que l'on aime à se raconter, pour fonder une origine dans un temps absolu qui échappe à toute perception raisonnée. De telles allégations – fussent-elles coraniques – n'ont évidemment rien à voir avec une analyse historique. Elles ne sauraient, en tout cas, contraindre en quoi que ce soit la démarche de l'historien.

La Ka'ba, un point d'eau pérenne, un enclos sacré

La Ka'ba mecquoise fut édifiée à une époque indéterminée, peut-être vers la fin de la période romaine. Ptolémée, géographe grec alexandrin du IIe siècle apr. J.-C., connaît la ville sous le nom de Macoraba. Ce nom, d'origine sémitique certaine, signifie probablement le « lieu du sanctuaire » pour indiquer que s'y trouve – comme ailleurs en Arabie – un espace sacré, porteur de divers « interdits », autrement dit un haram. Du fait de son étymologie qui ramène par inversion au mot baraka, le nom ptoléméen de Macoraba suggère que ce lieu sacré ait été relié à la présence d'une eau pérenne, qui se serait conservée durant les périodes de pire sécheresse, dans un ou dans plusieurs puits. La baraka combine en effet la notion de bénédiction avec celle de la présence d'une eau d'origine pluviale, condition essentielle de survie pour les populations de ces zones arides.

Quant à son apparence primitive, la Ka'ba apparaissait probablement au départ comme un simple enclos de pierres sans toit, édifié à proximité immédiate du point d'eau salvateur au fond d'une vallée sèche et non arborée. Sa construction dans ce lieu insolite signalait manifestement déjà une intention cultuelle et confirmait son caractère d'espace sacré.

Pointant par ses angles vers les points cardinaux, l'enclos sacré primitif, ébauche du cube actuel, aurait eu pour fonction de servir de support fixe à des roches sacrées. Il s'agissait sans doute qu'elles ne fussent pas emportées par les eaux lors de la submersion du site qui intervenait de loin en loin. En effet, cet enclos sacré qui faisait certainement déjà l'objet d'un rituel de pèlerinage se terminant par un sacrifice, se tenait, comme il est demeuré aujourd'hui, au plus bas de la cité. Celle-ci, traversée de ravines profondes entre des hauteurs abruptes, situe la Ka'ba dans le lieu de confluence de plusieurs vallées sèches. L'actuelle urbanisation forcenée du site, hérissé de palais princiers ou de gratte-ciel, ne parvient pas à masquer cette configuration particulière du terrain.

Selon le régime bien connu des oueds, ce bas-fond que les textes anciens nomment de façon significative le « ventre » de La Mecque était temporairement et périodiquement inondable, avant que des grands travaux récents de canalisation ne mettent le site à l'abri de cet inconvénient. Ce n'en était pourtant pas un à l'origine, car l'eau provisoirement débordante approvisionnait les puits locaux et assurait l'abondance persistante de leur eau. Le flux submergeant devait donc être considéré comme une bénédiction.

Le plus célèbre de ces puits est celui de Zamzam. Situé à l'orient de la Ka'ba, il avait la réputation de n'être jamais à sec. Les pèlerins contemporains vont toujours s'y abreuver. L'eau avait longtemps été vendue par des marchands locaux spécialisés. Le pouvoir séoudien qui considère les pèlerins comme les « hôtes de Dieu », a mis fin à ce trafic ancestral. L'eau de Zamzam est dorénavant gratuite. Elle est dispensée à tout un chacun par une foule de robinets dans un local aménagé qui est mis à la disposition des pèlerins. Ceux-ci ne se privent pas de ramener chez eux de l'eau sainte dans des récipients divers. À l'instar de l'eau de Lourdes, elle est censée avoir des pouvoirs curatifs. Un incident récent a quelque peu mis à mal cette croyance très partagée en milieu musulman. Ramenée d'Arabie par des pèlerins musulmans habitant l'est de la France, l'eau de Zamzam – probablement mal conditionnée – fut à l'origine d'une épidémie locale de choléra qui fit plusieurs malades sérieux.

La Ka'ba et ses bétyles

La Ka'ba est souvent désignée comme un temple. C'est en fait un terme totalement impropre. Sous aucun de ses aspects, l'édifice ne ressemble en quoi que ce soit aux lieux de culte antique du Proche Orient, de la Grèce ou de Rome, non plus qu'aux temples indiens ou extrême-orientaux. La Ka'ba s'identifie en arabe par un mot précis, celui de bayt, au sens propre « lieu de nuitée » et donc de résidence. Ce mot s'applique à la tente bédouine ou à la modeste maison de terre des oasis. Mais il s'applique tout autant à la « demeure » d'un protecteur ou d'une protectrice surnaturelle de tribu, en quelque sorte un dieu ou une déesse des anciennes croyances locales. Dans ce dernier cas, le bayt est ce que l'on a coutume de nommer un bétyle, autrement dit une roche sacrée. Celle-ci est alors considérée comme une « demeure » – bayt en arabe, beth en hébreu – « de dieu » – el, dans la plupart des langues sémitiques qui donnera Al-lâh, « Le Dieu » avec valeur de nom propre en arabe.

La roche est ainsi perçue comme le lieu où se tient la puissance protectrice surnaturelle dont l'enfermement semble maximaliser l'efficace pour le groupe humain qu'elle protège et qui réside lui-même dans son environnement immédiat et sur un même territoire. En ce qui concerne les nomades, il arrivait que ces roches sacrées fussent transportées par eux avec mille précautions durant leurs déplacements. Ainsi pouvait-on croire que le Protecteur voyageait en même temps que ses protégés, où qu'ils aillent. Il n'en était nul besoin à La Mecque, cité caravanière, qui servait de base de départ et de retour fixe à ses habitants. Il leur suffisait de solliciter l'appui de leurs protecteurs avant leur départ, probablement par des sacrifices de camélidés, et de lui rendre grâce de la même façon, à l'issue d'un voyage heureux.

La Ka'ba serait donc en fait non le temple que l'on dit, par assimilation abusive à des édifices sacrés complètement différents dans leur disposition et leur fonctionnement, mais simplement un ensemble bétylique.

L'ensemble n'était évidemment pas recouvert comme aujourd'hui du superbe drap noir, brodé de lettres d'or et d'argent qui disent des versets du Coran. Traditionnellement des artisans égyptiens le confectionnent de neuf, année après année, et l'État égyptien l'offre à l'édifice. Il y eut parfois des interruptions dues à des problèmes politiques. Le manteau de la Ka'ba est enlevé chaque année. Il est découpé par la famille mecquoise à qui est dévolue la garde cultuelle de l'édifice. La tradition dit que cette garde est assurée par la même famille depuis l'époque de Mahomet lui-même. Les découpes font l'objet de vente comme reliques.

La Pierre Noire et la Pierre Bienheureuse

Jusqu'à aujourd'hui, en effet deux roches sacrées demeurent incluses dans ses murs. La « Pierre Noire » est maçonnée dans l'angle est, du côté du levant. Il s'agit vraisemblablement d'une roche basaltique – et non pas une météorite comme on le lit souvent – comme il s'en trouve en abondance dans cette région de volcanisme éteint. La Pierre Noire a donné l'occasion de dire de nombreuses légendes – toutes ignorées du Coran – comme celle qui voit à l'origine une pierre toute blanche descendue du ciel que les péchés des hommes auraient noircie.

La seconde roche sacrée est dénommée la « Pierre Bienheureuse ». Elle est placée dans l'angle sud, du côté du Yémen. Ce pays basaltique du sud ouest de la péninsule, surélevé par rapport au reste de l'Arabie et dont le sommet montagneux dépasse les 3 000 m, a toujours été vu comme une terre de cocagne. Cette perception tient évidemment au fait de sa végétation permanente et de ses eaux pérennes qui sont alimentées, année après année, par les pluies diluviennes de la mousson d'été qui touchent la partie méridionale de son territoire, tournée vers l'océan Indien. Du fait de la présence de sa montagne château d'eau, l'ensemble du territoire yéménite est beaucoup plus propice au développement de réseaux complexes d'irrigation que ce n'est possible partout ailleurs en Arabie – en dehors de la zone d'Oman –, du moins lorsque la situation politique le permet. Le Coran fait allusion à cette prospérité immémoriale qui fut enviable, avant que de péricliter par la faute des hommes, en narrant l'épisode mythico-historique des deux « jardins » du peuple de Saba (Cor. 34, 15).

Les rituels intra-muros : les tournées, la course, le sacrifice

Sa configuration bétylique fait de la Ka'ba un espace sacré clos sur lui-même. Elle explique que le rituel dit des « tournées » consiste à contourner le bâtiment sans jamais y pénétrer. Les pèlerins doivent tourner à sept reprises – chiffre symbolique et magique dans les civilisations sémitiques comme dans beaucoup d'autres – autour de la Ka'ba en partant de l'angle est, celui du soleil levant. Ils essaient au passage de s'approcher de la Pierre Noire pour la toucher ou l'embrasser. À tout le moins, lui font-ils signe de loin comme pour s'identifier ou se faire reconnaître. Il remontent ensuite vers le nord.

Suivant un trajet inverse à celui du soleil, c'est comme si, passant par le septentrion ils voulaient symboliquement mimer un soleil absent qui permettrait à un ciel chargé de lourds nuages de laisser tomber la pluie tant espérée. En effet, tant que brille le soleil, la pluie ne tombe pas sur la terre desséchée d'Arabie. La Pierre Bienheureuse, fichée dans l'angle sud, doit elle aussi être saluée au passage. Mais la dévotion qu'elle induit chez les pèlerins est moins intense que celle qui s'attache à la Pierre Noire.

Ces tournées sont suivies par un rituel de course entre deux petites élévations, Safa et Marwa, situées un peu en oblique du côté est de la Ka'ba. Cette marche rapide qui compte toujours aujourd'hui au nombre des rituels du pèlerinage musulman est probablement lui aussi très ancien. Il est, en tout cas, largement préislamique. Il aurait déjà compté les sept trajets que font toujours aujourd'hui les pèlerins avec le départ de Safa au sud et l'arrivée du septième trajet à Marwa au nord.

C'est cette arrivée qui devait servir de moment final au pèlerinage ancien qui se déroulait certainement tout entier dans le site mecquois intra muros, à proximité immédiate de la Ka'ba. De façon très significative, il se terminait par un sacrifice vraisemblablement de camélidés sur le roc de Marwa, qui aurait reçu l'appellation de « nourrisseur des charognards ». Cette dénomination est sans aucune ambiguïté par rapport à sa destination et à sa fonction. Il faut savoir que dans ce type de culte, le sacrifice est toujours l'acte conclusif du rituel. Il était donc exclu que le pèlerinage ancien débordât du cadre strictement mecquois et sortît de quelque façon que ce soit de l'environnement de la Ka'ba.

Le double parcours entre les deux hauteurs devait se faire primitivement sur une piste rocailleuse, à ciel ouvert, qui était probablement légèrement ascendante du sud vers le nord. Aujourd'hui, le parcours a été entièrement recouvert et bétonné. Il est inclus dans une galerie à double sens unique, destinée à réguler les mouvements de foule des pèlerins.

L'islamisation des rituels bédouins

On se pose toujours la question de savoir à quel moment de l'année prenait place ce rituel proprement mecquois. Il est possible, qu'il se soit agi d'un rituel de printemps qui aurait correspondu à l'offre des prémices – première production agricole ou pastorale de l'année – pratique bien connue dans les contrées plus septentrionales du Proche Orient. Certains indices textuels le donnent à penser.

Par contre, il est certain que le rituel bédouin que le pèlerinage musulman actuel a intégré et qui se déroule à l'extérieur du site mecquois proprement dit, avait lieu, quant à lui, en automne, à la fin des grandes chaleurs. Il s'agissait en effet et sans aucun doute d'un rituel de demande de pluie.

La pratique musulmane a évidemment effacé tous ces repères saisonniers. En effet, le mois intercalaire qui stabilisait l'année lunaire tous les trois ans a été déclaré aboli par une révélation coranique qui daterait de l'extrême fin de la période médinoise (Cor. 9, 37). En contexte, il s'agissait clairement d'une mesure visant à déposséder les tribus bédouines de leur maîtrise sur le temps et sur le sacré, dès lors que Mahomet, à la tête de la confédération tribale médinoise, l'eut définitivement emporté, politiquement et militairement, sur le terrain de l'Arabie occidentale. C'étaient ces tribus nomades en effet et non les citadins de la zone, qui décidaient d'intercaler ou non le mois supplémentaire. De même que c'était elles qui dirigeaient le pèlerinage automnal extérieur à La Mecque.

C'est probablement de la toute dernière période médinoise, peu avant la mort de Mahomet, que date l'élargissement du rituel proprement mecquois et cela vraisemblablement pour répondre, une fois encore, aux impératifs politiques du moment. Dès lors, le rituel entamé autour de la Ka'ba se prolongea par une sortie de site. Les pèlerins, une fois accomplies leurs tournées autour de la Ka'ba, puis la course entre Safa et Marwa, doivent se rendre dans la haute plaine d'Arafat, à quelque vingt-cinq kilomètres de la cité. Ils sont tenus impérativement de s'y trouver de midi au coucher du soleil, le 10 du « mois du pèlerinage » qui est le douzième mois lunaire de l'année musulmane. La phase centrale du pèlerinage s'achève le jour suivant, en contrebas, dans la large vallée de Minâ, à mi-distance à la fois du haut lieu d'Arafat et de la cité mecquoise, donc toujours dans une situation excentrée par rapport à la ville. C'est là qu'a lieu le sacrifice des musulmans d'aujourd'hui. Avant leur voyage de retour, quelques jours plus tard, les pèlerins accomplissent une deuxième série de parcours autour de la Ka'ba et une autre course, répétant le rite initial qu'ils ont accompli lors de leur entrée en pèlerinage.

Il faut savoir cependant que ni la plaine d'Arafat, ni le val de Minâ ne faisaient anciennement partie du site mecquois. Il s'agissait de territoires extérieurs à la cité qui relevaient de l'obédience des Bédouins qui nomadisaient alentour. Il y aurait donc eu, avant l'islam, deux pèlerinages distincts, celui des mecquois autour de la Ka'ba et celui des nomades à l'extérieur.

C'est par une décision politique prise peu avant sa mort et alors qu'il contrôlait depuis peu les deux espaces, que Mahomet aurait décidé de conjoindre les deux pèlerinages, comme pour afficher son ascendant sur l'espace nomade autant que sur l'espace sédentaire.

Qu'il s'agisse du rite interne à La Mecque, du pèlerinage extra muros des Bédouins locaux ou de la décision de dernière heure de Mahomet de conjoindre les deux rituels, on se trouve dans une configuration cultuelle qui demeure liée à son terrain, qui reflète des croyances et des pratiques fortement enracinées et qui répond aux conditions de vie et aux besoins des populations locales. Il est clair que la mutation considérable qu'allait connaître l'islam, passant d'une religion de tribus à une religion d'empire ne pouvait laisser les choses en l'état. Si les rituels paraissent être pour une grande part restés tels qu'en eux-mêmes, notamment dans le déroulement du cérémonial, le sens s'en est trouvé assez rapidement profondément changé.

Du sacrifice du chameau à celui du mouton...

Le gouvernement séoudien importe aujourd'hui des milliers de moutons des principaux pays producteurs, notamment d'Australie et de Nouvelle Zélande pour pourvoir à la demande d'animaux à sacrifier par les pèlerins venus du monde entier. Certains Bédouins locaux n'ont cependant toujours pas renoncé à leur sacrifice ancestral de camélidés. Mais personne n'y prend plus garde. Ils ne sont plus qu'une goutte d'eau dans la marée humaine des pèlerins.

Le passage du grand bétail du désert au mouton est d'ailleurs heureux car on ne voit pas où l'on aurait trouvé suffisamment d'animaux pour répondre à la frénésie de sacrifice des pèlerins, même si beaucoup admettent de ne plus sacrifier eux-mêmes et payent pour ce faire une somme compensatoire. L'animal va ainsi directement de l'abattoir aux espaces de congélation. Car il n'est plus question de laisser faire les vautours d'antan.

On eût cependant sans doute beaucoup étonné un rallié à l'islam de la première heure si on lui avait proposé de clore son pèlerinage par le sacrifice d'un mouton. D'ailleurs où donc aurait-il été chercher cet animal si peu présent au désert ? Chacun sait que les pasteurs moutonniers vivent à la périphérie des zones désertiques, c'est-à-dire, en l'occurrence, fort loin de La Mecque et de Médine, les deux villes de fondation de la civilisation musulmane. Cette contradiction amène à poser une hypothèse paradoxale. Puisque les moutonniers l'ont emporté sur les chameliers, dans une opération aussi fondamentale qui met en jeu le culte, ce seraient donc eux qui auraient pris l'ascendant sur les musulmans natifs en matière de religion.

L'islam que nous connaissons serait tout autant la résultante de ses origines mecquoises que des pratiques nouvelles qu'inaugurèrent les convertis du Proche-Orient et d'ailleurs, durant les premiers siècles de la période califale. Il en va évidemment de même de l'océan des interprétations dont fit l'objet le texte coranique fondateur, aussi bien à travers ses exégèses qu'à partir des textes adjacents comme ceux de la tradition dite « du prophète » qui sont censés reproduire des paroles qui auraient été prononcées par Mahomet lui-même.

Ainsi peut-on chercher vainement un lien quelconque entre l'unique mention très brève du sacrifice d'Abraham qui figure dans le texte coranique (Cor. 37, 107) et le sacrifice de clôture du pèlerinage actuel. Or, chacun croit savoir en toute certitude que ce sacrifice a pour objet de commémorer le geste biblique d'Abraham prêt à sacrifier son unique, comme le dit le texte biblique (Genèse 22, 2). Le seul détail qui sépare musulmans et non musulmans porte sur l'identité du fils. Pour les premiers, il ne peut s'agir que d'Ismaël, le fils de la servante. Pour les autres c'est, bien entendu, d'Isaac qu'il est question.

L'historien ne peut que démentir que cette croyance ait existé dans l'islam des origines. Elle est née et s'est répandue après que la religion de Mahomet a rompu avec la sociologie de son monde premier et qu'elle ait en quelque sorte changé de terrain. Il fallut bien alors trouver des représentations de remplacement. C'est ainsi que se trouvèrent à la fois biblisés et islamisés les vieux rituels locaux dont on avait perdu la signification. Il est vrai qu'ils ne pouvaient survivre en dehors de leur milieu natif et loin des hommes qui leur donnaient un sens.

D'une religion de tribus à une religion d'empire

Bien que né sur le territoire étroit et retiré d'une vallée aride, auprès d'un puits improbable, l'islam donc n'échappe pas au sort commun des grandes religions mondiales. Il est le fils de son passé autant que de son avenir, bien que le plus souvent, les croyants n'en sachent rien, perdus qu'ils sont dans l'illusion du retour purificateur à un passé qui ne fut jamais vécu. On en a fait récemment la tragique expérience.

C'est probablement le privilège et le risque de l'historien que de s'attacher à relire autrement les légendes sacrées, autant que de chercher à déchiffrer un paysage, au-delà de son apparence actuelle. Même bétonné, pavé de marbre et affublé de tunnels de liaison pour faciliter les mouvements de masse des pèlerins, comme il l'est devenu aujourd'hui, on peut dire que le site mecquois demeure, malgré tout, toujours lisible au regard historique.

Jacqueline Chabbi
novembre 2002
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