L'effondrement de l'URSS, la décennie perdue qui l'a suivi et le « retour de la Russie » mis en œuvre par Wladimir Poutine ont conduit historiens et observateurs des grands bouleversements géopolitiques en cours à se pencher de plus près sur une histoire russe trop souvent méconnue ou réduite à une accumulation de préjugés et d'idées reçues dont un Custine ou un Leroy-Beaulieu donnaient déjà, au XIX
e siècle, un premier panorama... En réaction à l'Histoire sainte imposée par l'orthodoxie marxiste-léniniste, Wladimir Berelowitch a, depuis longtemps, montré à quel point ce XIX
e siècle fut en réalité le « Grand Siècle russe », là où les tenants du « socialisme scientifique » ne voulaient voir qu'obscurantisme, autocratie anachronique et injustice sociale. Mais l'enjeu idéologique et mémoriel dont l'Histoire russe est porteuse va bien au-delà des débats relatifs à l'empire tel qu'il se présentait au XIX
e siècle, puisque certains ont pensé trouver dans le long passé du pays les origines du régime totalitaire qu'il a connu de 1917 à 1991. L'entreprise de Richard Pipes, professeur à Harvard, d'origine polonaise, s'inscrit dans cette démarche explicative, qui se veut analogue à celle mise en œuvre en son temps par Tocqueville quand il s'efforçait de montrer les continuités apparaissant entre la France d'Ancien Régime, celle des révolutionnaires de 1793 et, au final, celle du XIX
e siècle.
Publiée initialement en 1974, cette
Histoire de la Russie des tsars entreprend donc d'établir ce qui relie la monarchie impériale des Romanov au règne du « Petit Père des peuples » et à la dérive totalitaire de la révolution engagée en 1917. Il est évidemment possible d'établir des comparaisons et des rapprochements éclairants entre la nature du pouvoir tsariste d'un Ivan IV le Terrible et l'omnipotence d'un Staline massacreur de ses concitoyens, sur fond de paranoïa complotiste. L'exploitation des masses paysannes, qui fondait le pouvoir tsariste à partir du XVIII
e siècle, peut être rapprochée du sort infligé aux masses rurales par une « dictature du prolétariat ouvrier » prompte à dénoncer les koulaks et leurs prétentions scandaleuses à la propriété individuelle. L'omniprésence des Tchéka, NKVD et autre KGB pouvait être perçue comme un écho à celle dont jouissait l'Okhrana tsariste, avec un régime communiste dans lequel l'archipel du Goulag ne faisait que prolonger la tradition du bagne sibérien.
Etablir de telles continuités peut se révéler éclairant quant à « l'énigme russe » au moment où Wladimir Poutine se pose clairement en héritier du tsar réformateur mais autoritaire que fut Pierre le Grand. Il convient toutefois de se garder de tout réductionnisme et d'aborder avec prudence une vision de l'Histoire russe censée révéler un atavisme qui ferait de l'
homo sovieticus un simple héritier du
moujik réduit au servage que nous a décrit Gogol dans ses
Âmes mortes. Alexandre Soljenitsyne ne s'y est pas trompé, lui qui ne ménagea pas ses critiques de l'ouvrage de Richard Pipes auquel il reprochait de réduire la Russie aux périodes qui, du XVIII
e au XX
e siècle, ont correspondu à une « occidentalisation » qui ne fut, selon l'auteur d'
Août 14 que synonyme de malheur et de régression par rapport à ce qu'avait été le passé d'une Russie médiévale ouverte à la foi et au miracle, dans laquelle les communautés paysannes ou les villes disposaient encore d'une large autonomie. Vision certes idéalisée, mais qui a sous-tendu, au XIX
e siècle, l'essor du mouvement slavophile face à un « occidentalisme » porteur d'une modernité incompatible avec l'identité russe, celle à laquelle la « Troisième Rome » moscovite devait donner toute sa place. Ces remarques initiales n'enlèvent rien à l'intérêt que présente l'ouvrage de Richard Pipes dans la mesure où, s'il nous propose une vision clairement anglo-saxonne déterminée par une grille de lecture individualiste et libérale, il apparaît riche d'analyses et de réflexions qui, organisées de manière thématique, ouvrent des perspectives aussi utiles que stimulantes quant à l'interprétation de l'obsédante « énigme russe ».
S'écartant de la simple narration chronologique, l'auteur aborde en effet la question à travers des approches successives, dont chacune lui fournit l'occasion de réponses originales et de mises en évidence d'un certain nombre de données qui, généralement négligées, n'en apparaissent pas moins éclairantes. Il consacre ainsi une forte introduction à « l'environnement », dans lequel il inclut la dimension exceptionnelle du territoire, son caractère septentrional, les contraintes du climat et les déterminismes issus de ce cadre géographique tout à fait particulier. La poussée vers les mers libres ou la colonisation de la Sibérie peuvent être ainsi vues sous un jour nouveau. De la même manière, les immenses espaces ouverts aux envahisseurs – Mongols, Polonais, Teutoniques, Suédois, Français avec Napoléon ou Allemands – expliquent une expansion perçue comme indispensable à la sécurité du cœur historique du pays. Les réflexions relatives à l'Etat font mieux comprendre la nature originale d'une monarchie impériale fondée sur un principe de souveraineté s'inspirant du pouvoir patrimonial ou domanial, c'est-à-dire la possession pleine et entière de la terre et de ses habitants. De quoi expliquer, dans la durée, l'absence d'une paysannerie propriétaire dont on sait, à l'inverse, la place qu'elle a tenue en Europe occidentale.
A l'inverse, l'auteur, qui analyse les situations en termes de retard par rapport à un modèle perçu comme un aboutissement naturel et inéluctable, se méprend quant à l'archaïsme de la société rurale russe et passe à l'évidence à côté de pans entiers de la culture paysanne si bien décrite et analysée par Pierre Pascal. S'inscrivant dans la continuité des travaux d'un Rostow et de ses
Etapes du développement économique, il voit également l'absence de bourgeoisie comme un signe de l'arriération du pays, la cause de son archaïsme politique résidant dans l'absence de classe moyenne dynamique et nombreuse, de quoi condamner, selon une grille de lecture des plus classiques, toute perspective « démocratique ». Il sous-estime, dans le même temps, le poids, dans les esprits et dans les cœurs, une tradition orthodoxe résumée aux seules dérives d'un clergé médiocre, largement subordonné au pouvoir politique. Il oublie également que les formidables transformations engagées dans le domaine économique à partir de la décennie 1890 préparaient – après l'échec relatif, trente ans plus tôt, de l'abolition du servage – une société nouvelle, déjà plus instruite que ne le prétendra plus tard la propagande communiste et, surtout, désormais disponible pour s'engager dans une modernité conciliable avec le maintien d'une tradition spirituelle toujours vivante. Les conséquences de l'assassinat, en 1911, du ministre réformateur Pierre Stolypine – qui, en développant la petite paysannerie propriétaire, pensait à juste titre pouvoir donner une base sociale forte à un régime tsariste adapté au nouveau siècle – sont ici par trop négligées, mais ces diverses réserves n'enlèvent rien à l'intérêt d'un ouvrage qui passionnera tous ceux qui s'intéressent à la Russie d'hier et de demain.
Découvrez la Russie avec Clio
RU 100 - 5 jours
Moscou, ville-monde, emblématique de la Russie sous toutes ses formes depuis la fondation de la Rus au Moyen-Age jusqu'aux transformations actuelles du XXIe siècle, vaut bien cinq jours de découverte. ...
Découvrir ce voyage RU 101 - 5 jours
Qui n’a rêvé de Saint-Pétersbourg, la prestigieuse capitale de Pierre le Grand ? Cette escapade sur les rives de la Baltique vous fera découvrir l’essentiel de la cité, entre monastères, palais, jardins ...
Découvrir ce voyage RU 30 - 8 jours
Illustrant les rêves des souverains qui les voulurent capitales, Saint-Pétersbourg et Moscou rivalisent encore par le prestige de leurs architectures et de leurs musées, de la Moskova à la Neva. Nul ne ...
Découvrir ce voyage RU 32 - 7 jours
Née de la volonté de Pierre le Grand, la grande cité construite sur les rives de la Neva a constitué, trois siècles durant, le cœur d’une Russie tsariste soucieuse de concilier le maintien de l’empire, ...
Découvrir ce voyage RU 35 - 9 jours
La découverte de la Vieille Russie, de Moscou aux anciennes cités établies au nord-est et jusqu’au cours supérieur de la Volga, est l’occasion d’une plongée aux origines de la Rus, quand s'affrontaient ...
Découvrir ce voyage