Tocqueville. Les sources aristocratiques de la liberté
Lucien Jaume
Fayard
Paris
2008
On sait comment Tocqueville, longtemps mal aimé d’une science politique qui ne se reconnaissait guère dans ce penseur atypique, a été « réhabilité » par Raymond Aron, à l’époque où celui-ci faisait face bien seul au marxisme alors triomphant, et comment François Furet, une génération plus tard, rendit à l’auteur de l’Ancien régime et la Révolution ce qui lui revenait dans l’analyse des grandes ruptures intervenues à la fin du XVIIIème siècle. C’est une nouvelle biographie du célèbre aristocrate normand – différente de celle, excellente, mais très classique d’André Jardin - que nous propose Lucien Jaume, agrégé de philosophie, directeur de recherche au CNRS et enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, une biographie intellectuelle particulièrement stimulante qui replace cette pensée dans le contexte des grands débats idéologiques de son temps. C’est ainsi à travers les questions posées par les penseurs de la tradition contre-révolutionnaire, par Benjamin Constant ou par les saint-simoniens qui s’apprêtent à transformer le monde d’alors que l’auteur revisite la genèse de la pensée tocquevillienne. Remontant en amont c’est vers Montesquieu ou les jansénistes que l’auteur nous entraîne avant de nous ramener auprès de Guizot et de Chateaubriand avec comme principal fil conducteur de son analyse la question de le relation complexe unissant autorité et liberté. Troisième enfant d’une noble famille du Cotentin, né à Verneuil, en Seine et Oise, en 1805, fils d’un préfet de la Restauration devenu pair de France sous Charles X, le jeune Alexis avait tout pour rallier le camp de la contre-révolution mais il n’en prête pas moins serment en 1830 au nouveau régime né de la révolution de Juillet. De la mission qu’il conduit en 1830-1831 aux Etats-Unis pour y étudier le régime pénitentiaire de la jeune république d’outre-Atlantique, il rapporte la matière d’un livre, De la démocratie en Amérique, qui, publié entre 1835 et 1840, va connaître un immense succès de librairie, un ouvrage dans lequel il pose la question de la compatibilité de la liberté et de l’égalité. Considérant que la révolution démocratique s’inscrit dans un mouvement irrésistible, Tocqueville n’en pointe pas moins les dangers : le gouvernement de l’opinion, le triomphe de l’utilitarisme et de l’individualisme, la liberté laissée aux démagogues, l’apparition paradoxale à un Etat fort, seul garant du maintien de l’égalité et de l’abolition des distinctions traditionnelles… Député en 1839, rallié à la IIème République en 1848, il est ministre des affaires étrangères de mai à octobre 1849 dans le gouvernement d’Odilon Barrot, mais refuse le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851. Après avoir été le théoricien de la démocratie expérimentée outre-Atlantique il devient, au cours des années 1850, (il meurt à Cannes en 1859) l’historien de l’Ancien Régime et de la Révolution, qui apporte de la grande rupture de 1789-1799 une lecture totalement renouvelée au regard de celles qui, contre-révolutionnaires ou républicaines, avaient prévalu jusque là. C’est tout le mérite et l’originalité de l’ouvrage de Lucien Jaume de nous permettre de reconstituer l’itinéraire intellectuel qui a conduit à la formation de l’une des pensées les plus originales du XIXème siècle.