Monet peintre de l'eau
Pascal Bonafoux
Éditions du Chêne
Paris
2010
Pascal Bonafoux, écrivain, critique et professeur d'Histoire de l'art a consacré plusieurs ouvrages aux grandes figures de l'impressionnisme. Après ses remarquables biographies de Monet et de Renoir et la publication de Correspondances impressionnistes, il nous propose ce Monet peintre de l'eau où il jette un regard aigu sur le thème clef de l'œuvre de Monet et nous offre une vision épurée de son parcours, brossé à petites touches au fil des mers, des rivières et de l'étang qui furent les motifs de prédilection du peintre.
A travers une magnifique iconographie qui fait de ce livre un modèle pour une exposition idéale, il nous conduit des vastes horizons de l'embouchure de la Seine et du fracas des tempêtes sur la jetée du Havre aux mystérieux silences de l'étang de Giverny. Il montre comment, guidé par Eugène Boudin, Monet apprit tout d'abord à aimer la nature en l'analysant « au crayon » et comment cette humilité devant le sujet, cet asservissement au réel qui constitua le fondement de sa pratique est, paradoxalement, la source de la transfiguration qui s'opère dans ses tableaux.
Monet, en effet, fut, dès ses débuts, salué comme un étonnant « peintre de marines » : un genre classique mais une vision révolutionnaire car, depuis Claude Gellée, ses grands prédécesseurs représentaient surtout des rivages, des cieux et des navires, et ne peignaient la mer que de façon conventionnelle. Lui, au contraire, s'acharne à peindre sur le motif l'apparence insaisissable de ces eaux changeantes et relève ainsi le défi fondateur de l'impressionnisme : « Peindre non des paysages mais l'impression qu'ils produisent. »
Ces images nous sont aujourd'hui devenues trop familières pour que nous puissions percevoir spontanément le choc qu'elles représentaient pour le public éclairé de l'époque. C'est le mérite de ce livre de nous restituer la réception de ces tableaux à travers un florilège de commentaires contemporains. Le choix de Pascal Bonafoux nous permet en effet de retrouver la fraîcheur du regard qui pouvait être celle des critiques d'art, des artistes et des écrivains qui suivirent Monet tout au long de sa carrière. Ainsi, Karl Joris Huysmans déclara bientôt : « Ses études de lames qui se brisent sur les falaises sont les marines les plus vraies que je connaisse » après n'avoir vu dans ses tableaux quelques mois auparavant que « d'aigres salades d'écorce d'orange, de vertes ciboules et de rubans bleus perruquiers » !
En contemplant les tableaux pleine page, habilement assemblés en parallèles ou contrepoints éloquents dont le simple rapprochement nous ouvre les yeux, notre plaisir est ainsi redoublé de pouvoir partager l'émerveillement primitif de son premier public devant le miracle de la « sensation » rendue par la peinture. Rodin, voyant pour la première fois l'océan, s'écria : « Que c'est beau ! C'est un Monet ! » Pascal Bonafoux convoque Maupassant, Mallarmé, Zola, Octave Mirbeau, Marcel Proust, Emile Verhaeren ou Baudelaire qui rivalisent pour mettre en mots les « impressions » ressenties devant les tableaux de Monet. Savoureux exercices d' « ekphrasis » dont le plus précieux nous est offert par Zola décrivant l'eau glauque et les « senteurs salées » des « navires sortant des jetées du Havre ». Inutile de se précipiter pour voir à notre tour cette « grande eau livide de l'énorme océan qui se vautre en secouant son écume salie » : la toile est détruite, mais les mots de l'écrivain l'ont rendu aussi éternelle que le bouclier d'Achille.
Monet poursuit inlassablement de la Creuse à la Riviera le mouvement des vagues, les courants, les marées, les transparences, les embruns, les ondes, les miroirs ou les glaçons à travers d'incessants voyages en France et en Europe. Toujours insatisfait, mais animé d'une énergie inépuisable, il peint dehors par tous les temps, sous la pluie, dans la tempête, le chevalet arrimé par des cordes et des pierres, il échappe à la noyade, construit un bateau-atelier pour travailler au milieu de la Seine ou de l'Epte, et s'en sert comme plongeoir lors des baignades avec les enfants : de Honfleur à Giverny, en passant par Londres, Antibes, Venise et la Norvège, c'est un Monet très « physique », intrépide et bon nageur que nous montre Pascal Bonafoux.
Cette force lui demeure jusqu'au bout, lorsqu'au terme d'une longue maturation poétique et plastique, il crée dans son jardin le motif ultime à la mesure de son ambition : l'étang et les nymphéas, le pont japonais et les saules qui s'y reflètent. Démiurge de ce minuscule paysage immobile, il l'affronte avec autant de fougue et de concentration que jadis l'océan démonté. Il le recrée sur la toile en portant au plus haut degré sa technique picturale : c'est l'énergie de son corps et de son geste qui donne forme et vie à ce fascinant magma de couleurs. Pascal Bonafoux cite André Masson qui l'invita jadis à aller voir les Nymphéas pour comprendre « où la peinture finit et où elle commence » : « Touche aux accents multiples, entrecroisée, ébouriffée, oscillée. Il faut voir cela de près : quelle fureur ! » Entre les murs courbes où se déploient les immenses toiles des grandes décorations, le spectateur, « dont le regard ne peut plus s'échapper », se noie dans ces eaux qui l'enveloppent de toute part et qui, nées des « violences du pinceau », le plongent pourtant dans la sérénité extatique que Baudelaire avait déjà décelée dans les premières marines de Monet et à qui il attribuait « l'éloquence de l'opium »…
Pour faire ressortir combien le travail de Monet sur l'eau et les effets qu'il en tire sont au diapason de l'esthétique de son temps, l'auteur établit aussi des correspondances significatives avec une poétique de l'apparition qui s'impose au début du XXe siècle. Il nous invite à en retrouver l'écho dans le chant de Pelléas près de la fontaine de Mélisande ou dans la musique de Debussy et songe à ces vers de Mallarmé :
« Jardins d'améthyste
Enfouis sans fin dans de savants abîmes éblouis… »