Spécialiste internationalement reconnu des études sanskrites, Michel Angot est l’auteur de nombreux travaux d’érudition mais aussi de l’excellente Inde classique donnée aux Editions des Belles-Lettres. Avec le Culture-Guide Inde qu’il nous propose aujourd’hui, il relève le défi de dresser un portrait historique, religieux, social et culturel d’un monde aux identités multiples. Maîtrisant parfaitement une matière aussi vaste et appuyant ses analyses sur l’exploitation des travaux les plus récents, l’auteur nous donne une synthèse qui va souvent à l'encontre des idées reçues et constitue sans doute la meilleure introduction à l'Inde existant à ce jour.

Que faut-il entendre par « Inde » ?
Michel Angot nous invite tout d’abord à nous interroger sur cette Inde identifiée aujourd’hui à l’Union indienne, née en 1947 de la partition du Râj britannique. Il la distingue de la « Cosmopolis sanskrite » qui s’étendit un temps des confins afghans au Champa indochinois en intégrant la majeure partie de l’Asie du Sud, de Pataliputra à Borobudur. Il nous rappelle ainsi que Nehru et Gandhi auraient pu préférer le nom « Bahrat » et écarter la dénomination « Inde » retenue par les Européens, le fleuve Indus s’écoulant au Pakistan actuel pour la plus grande partie de son cours. Il nous révèle à quel point l’histoire indienne qui s’est constituée à partir du XIX^e siècle sous l’influence de la puissance coloniale a été depuis fortement instrumentalisée par les hindous. Ceux-ci ne se percevant comme tels qu’à travers le regard des Britanniques (qui regroupaient sous ce vocable tout ce qui n’était pas musulman), redécouvrent et relisent le passé à la lumière de l’antagonisme opposant aujourd’hui Inde et Pakistan. Or, cette fracture entre hindous et musulmans est loin d’être la seule, dans la mesure où fleurissent également des « nationalismes » tamoul, mahratte, rajpoute ou sikh, dont la virulence peut remettre en cause l’unité d’un Etat jeune et fragile qui n’est en rien l’héritier des grandes constructions politiques du passé, aucun des empires maurya, kushan, gupta ou moghol n’ayant correspondu au territoire de l’Inde d’aujourd’hui.

A la recherche de l'Histoire
Après avoir ainsi multiplié ces mises au point, Michel Angot entreprend de retracer l’histoire de la région, depuis la civilisation harappéenne de la première moitié du II^e millénaire avant J.-C. jusqu’à la partition intervenue avec la fin du Râj britannique. L’occasion de tordre le cou au mythe des invasions aryennes – l’indo-européanisation de l’aire indo-gangétique ne s’étant certainement pas réalisée de la manière imaginée jadis par sir Mortimer Wheeler – ou à des interprétations anachroniques comme, par exemple, la brahmanisation progressive du subcontinent.
« Inventé » par les chercheurs britanniques, l’empire maurya n’a pas bonne presse dans l’Inde d’aujourd’hui en raison du bouddhisme d’Açoka, son fondateur. L’empire kushan, qui s’étendait de l’Asie centrale à la plaine indo-gangétique mais demeurait totalement extérieur au Dekkan, apparaît comme largement étranger, même s’il a contribué à la préservation du sanskrit. Enfin, l’empire Gupta, dont l’émergence a été interprétée comme une forme de réaction « hindoue » au bouddhisme, fournit en revanche – même si nous ne savons que bien peu de choses à son sujet – un modèle aux nostalgiques d’une Inde originelle, pure de tout élément extérieur.
Il en va autrement des Etats musulmans, identifiés à un islam conquérant et dévastateur alors que, au fil des siècles, la coexistence des deux univers religieux a globalement prévalu. Les pages consacrées au souverain Mahratte Shivaji jettent une lumière inattendue sur l’instrumentalisation politique quasi méthodique de l’Histoire dans l’Inde contemporaine. Enfin, le bilan de l’épisode britannique – qui dure en fait moins de deux siècles – est un modèle de rigueur, d’impartialité et de mesure.

Religions et cultures indiennes
Les pages consacrées aux « religions indiennes » sont étonnantes par la richesse et l’originalité de leur contenu. S’appuyant sur une connaissance impressionnante des textes, des rites et des croyances, l’auteur nous permet d’accéder de l’intérieur au système de pensée et « d’être au monde » qui prévaut dans ce vaste continent. Son analyse des castes se soustrait heureusement aux banalités régulièrement répétées à ce propos, et les pages qu’il consacre aux varna et aux jati viennent bousculer bien des certitudes. C’est dans le même esprit qu’il nous montre – à travers, notamment, les discours ou les actions d’un Ramakrishna ou d’un Vivekananda – à quel point l’imaginaire occidental a pu s'abuser de représentations des traditions indiennes qui n’ont guère à voir avec la réalité.

Ces quelques remarques en disent assez long sur l’exceptionnelle richesse de ce treizième ouvrage de la collection « Culture-Guides » qui offre aux lecteurs le privilège d'un décryptage, au-delà de toutes les approches convenues, de monuments aussi extraordinaires que les grottes-sanctuaires d’Ajanta et d’Ellora, les temples de Khajurao et de Mahabalipuram, le minaret de la Victoire de la mosquée de Delhi et les palais moghols d’Agra et de Fathepur Sikri. Nul doute que Michel Angot va désormais s’imposer comme un compagnon de route indispensable à tous ceux qui partiront à la découverte, non pas de l’Inde mais des Indes.