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L'Homme à l'écharpe bleue. Poser pour Lucian Freud
L'Homme à l'écharpe bleue. Poser pour Lucian Freud
Martin Gayford
Thames & Hudson
Londres
2011
Martin Gayford est un écrivain et critique d'art britannique qui entre novembre 2003 et juillet 2004 posa pour Lucian Freud et tint le journal de bord de ces dix-huit séances de pose. Passionnant portrait de l'artiste par son modèle, ce récit nous fait pénétrer dans l'intimité du travail du peintre. Il nous fait partager, du premier trait de fusain à la dernière touche, ses réflexions averties sur la méthode, ou l'absence de méthode qu'il décèle au jour le jour dans le travail de l'artiste, son analyse de la relation qui s'installe entre le peintre et son modèle et ses éclairages sur la personnalité et le génie propre de l'artiste.
Peintre reconnu comme le plus grand artiste britannique vivant, âgé alors de 81 ans, Freud est dans cette expérience en position de domination absolue. Martin Gayford le connaît depuis dix ans. Avec lui il a visité des expositions, assisté à des concerts de jazz, eu d'innombrables conversations. Pourtant connaissant le mode de fonctionnement du peintre, il a été heureusement surpris et flatté de son acceptation inespérée lorsqu'il lui a proposé de poser pour lui. L'engagement est important car le nombre de séances est indéterminé, la ponctualité et la régularité indispensables et l'auteur devra y subordonner sa vie professionnelle et familiale... Il se réjouit de vivre ce projet extraordinaire et se soumet avec abnégation aux contraintes justifiées par la méticulosité de Freud : bien qu'il s'agisse d'un gros plan de son visage, il restera au fil des mois "assis dans une flaque de lumière, au milieu de l'atelier obscur", toujours dans la même posture, jambes croisées dans le fauteuil à l'emplacement soigneusement repéré à la craie, avec la même veste de tweed et la même écharpe de laine qu'il devra conserver jusqu'au cœur de l'été. Malgré son enthousiasme pour l'œuvre de Freud, il évoque avec humilité son angoisse devant l'incertitude du résultat. Son amour-propre est souvent chahuté et il nous fait partager ses craintes pour la taille de ses oreilles ou la ligne de son nez, et ses ruses pour éviter que le regard scrutateur de Freud ne s'empare de ses bajoues naissantes... Il nous montre le peintre s'acharnant minutieusement sur le nez, seul au milieu de la toile blanche puis posant un gris-vert longuement élaboré au-dessus d'une bouche encore inexistante. Torse nu, un chiffon maculé passé dans la ceinture de son pantalon, Freud grommelle, se tait ou bavarde brillamment, mais toujours "danse" devant la toile avec souplesse, dans un mouvement perpétuel pour se pencher vers le modèle, poser une touche et se reculer pour voir ce qu'il a fait car il est myope et travaille sans lunettes.
La description de cet intense huis-clos entre les deux hommes n'est cependant pas l'essentiel de ce livre où Martin Gayford prend habilement prétexte de cette expérience pour nous proposer une analyse approfondie et documentée de l'art du portrait chez Lucian Freud et de son évolution. Bien que ses portraits soient très ressemblants, ce qu'il tente de cerner en observant le modèle c'est un ensemble indéfinissable de tempérament, d'esprit et d'humeur qui constitue son individualité. C'est pourquoi Martin Gayford s'étend sur la façon dont Freud choisit ses modèles : qu'il s'agisse d'inconnus ou de célébrités, de proches ou de marginaux, d'artistes ou de représentants de l'establishment il est attiré par les êtres différents dont il pourra faire jaillir la singularité à travers les couleurs jetées sur la toile pour recomposer leur visage ou leur corps. Pour percer à jour cette singularité il ne se contente pas de les observer mais les écoute aussi : c'est ainsi qu'il déjeune ou prend le thé fréquemment avec Martin Gayford pour nourrir son tableau de leurs échanges improvisés... Ces longues conversations rapportées par l'auteur dessinent touche après touche un portrait en miroir de ce gentleman de 80 ans cultivé et élégant, séducteur invétéré et travailleur acharné avouant lors d'une séance qu'il est fatigué parce qu'il a trop dansé à l'anniversaire de Kate Moss, dont il venait de finir le portrait.
Freud exprime son admiration pour les artistes de l'Egypte antique, son incompréhension de Raphaël, son dédain de Léonard de Vinci, sa fascination pour le Titien, pour Goya et pour Van Gogh et parle des tableaux de ses amis Bacon et Hockney. A travers ce qu'il retient et ce qu'il rejette, ce qui le rapproche ou les éloigne d'eux, apparaît sa propre conception de l'art et du portrait, magnifiquement éclairée par les 64 illustrations en couleurs choisies par Gayford, qui ajoutent au plaisir de ces rapprochements et de ses découvertes.
On ne laisse pas d'être impressionné par la boulimie de peinture qui enchaîne le peintre à son chevalet, absorbé par son labeur, dans une concentration intense toujours en quête d'un aboutissement incertain. Anticonformiste animé depuis toujours d'un irrépressible esprit de contradiction, Freud aime à penser contre lui-même et ne se satisfait jamais de l'acquis. Travailler sur de nombreux projets à la fois correspond sans doute à un besoin de conjurer la mort mais c'est aussi un moyen d'avancer indéfiniment dans sa pratique. Gayford évoque "la pollinisation croisée des œuvres" à travers les six autres tableaux majeurs que produisit Bacon en huit mois parallèlement à la réalisation de "L'homme à l'écharpe bleue". "Shewbald Mare" est un magnifique arrière train de cheval, "portrait" d'une jument que Freud peint au péril de sa santé dans un haras d'une lointaine banlieue de Londres. "Le Brigadier" est le portrait en taille héroïque du Major Parker Bowles, en grand uniforme et couvert de décoration. Il achève aussi un nouvel autoportrait, le portrait de David Hockney et trois nus : "David et Eli", son assistant et photographe David Dawson et sa chienne, "L'Irlandaise sur un lit" et "Portrait nu". Fidèle à ses principes Gayford se concentre sur l'essentiel et il ne dira rien de l'identité du modèle qui posa pour ce "Portrait nu" de 2004, il s'agissait pourtant de la belle Verity Brown, 27 ans, dernière conquête de Lucian Freud...

Martin Gayford co-signe avec David Hockney le guide de l'exposition "Lucian Freud. Portraits" qui aura lieu du 9 février au 27 mai 2012 à la National Portrait Gallery de Londres.
 
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