Riche d’un passé plurimillénaire, la région de hauts plateaux austères qui s’étend au sud du Caucase bénéficie d’un héritage d’une richesse exceptionnelle, que l’on peut faire remonter aux débuts du premier millénaire avant J.-C.
Foyer de la mystérieuse civilisation ourartéenne tombée sous la coupe assyrienne, achéménide puis séleucide, royaume-tampon entre Rome d’une part, le monde parthe et la Perse des Sassanides de l’autre, conquise par les Arabes musulmans, exposée par la suite aux menaces turque, mongole, ottomane et perse, l’Arménie a connu une Histoire difficile, dans un cadre territorial très instable, mais le royaume de Grégoire l’Illuminateur n’en a pas moins défini une identité religieuse et culturelle tout à fait particulière, qui a perduré au fil des vicissitudes nombreuses que lui a réservées le passé tourmenté de la région.
C’est à travers l’Histoire de ses capitales successives qu’une vingtaine d’auteurs placés sous la direction de Claude Mutafian et de Patrick Donabédian ont entrepris de nous rappeler ce que furent les destinées de l’Arménie, en accompagnant leurs textes d’une iconographie soigneusement sélectionnée et singulièrement « parlante » pour le lecteur invité à découvrir ainsi Van et l’ancienne Teishebani, Artachat, Tigranakert, Dvin, Kars, Ani ou Erevan.
Il n’est pas possible de rendre compte de l’exceptionnelle richesse des divers chapitres ainsi proposés et l’on se contentera donc de retenir la contribution donnée par Jean-Pierre Mahé à propos d’Ani, la « ville aux mille et une églises ». Refuge aménagé dès l’Age du Bronze, site d’une forteresse hellénistique, le promontoire rocheux d’Ani est choisi au X
e siècle de notre ère par le roi Achot III pour établir une ville appelée à devenir une métropole religieuse où le souverain devra être sacré. A la veille de l’an mil, Smbat II dote la cité d’une puissante enceinte et la capitale de la dynastie bagratide devient bientôt une étape obligée pour les caravanes qui, venues d’Asie, suivent le cours de l’Araxe pour éviter les troubles affectant la Mésopotamie et la Syrie. En 992, un nouveau catholicos s’établit à Ani pour être plus près du roi et la ville devient ainsi le siège patriarcal. C’est alors, sous le règne du roi Gaguik I
er, que se termine la construction de la Katoghiké, la cathédrale, et qu’est entreprise celle de l’église Saint-Grégoire, dite Gagkachen. Les reliques de saintes conservées jusque là à Vagharchapat sont dans le même temps transférées à Ani. Tombée sous la domination byzantine en 1045, la ville est prise en 1064 par le Seldjoukide Alp Arslan, vainqueur sept ans plus tard des Byzantins à Mantzikert. L’émir cheddadide Manoutché entreprend de relever les ruines de la malheureuse cité, qui a retrouvé sa prospérité dès le début du XII
e siècle. Libérée par le souverain géorgien David le Reconstructeur, puis reprise par les Musulmans, Ani devient alors un centre intellectuel de premier plan où sont spécialement honorées la théologie, la littérature et les sciences. La construction, à l’initiative du marchand Tigrane Honents, d’une autre église Saint-Grégoire et l’essor du monastère de Horomos, la nécropole royale des Bagratides, témoignent du dynamisme de la cité au cours du XIII
e siècle mais sa prospérité est brutalement anéantie par l’irruption des Mongols qui, vainqueurs des Géorgiens en 1236, viennent s’emparer peu après d’Ani où ils massacrent la population et détruisent la ville, ne faisant quartier qu’aux artisans dont ils jugent qu’ils peuvent leur être utiles.
La région est ruinée mais elle souffrait déjà depuis un siècle de la montée en puissance de la Petite Arménie cilicienne où Sis, résidence royale, va bientôt devenir le siège du catholicos. L’invasion timouride compléta le désastre et Ani ne peut se relever de ses ruines. Le coup de grâce lui est donné par le souverain safavide de Perse, Shah Abbas, qui l’incendie au début du XVII
e siècle et déporte jusqu’à Ispahan toute la population arménienne de la vallée de l’Araxe. Totalement abandonnée, Ani est visitée par des voyageurs anglais au cours du XIX
e siècle, avant que les archéologues russes, turcs ou français n’entreprennent de la ressusciter au siècle dernier. Ses ruines laissent à ceux qui les découvrent une impression unique, évoquée par Henry Lynch qui les a décrites en 1893 :
« C’est peut-être à l’état de désolation complète des environs qu’on ressent une telle surprise. Aucune habitation n’est installée alentour, qui aurait pu gâter ces restes architecturaux. Grâce à la sècheresse du climat arménien, la pierre volcanique rose exhale la même fraîcheur que le jour où elle fut façonnée par les outils du maçon… Nous admirons ces édifices qui ont conservé leur état et leur condition, comme lorsqu’ils enchantaient le regard des souverains arméniens, il y a neuf siècles. En Occident, un tel site serait occupé au moins par une petite ville ou un village mais, à Ani, la solitude n’est partagée par aucune présence et l’état d’esprit provoqué par le spectacle de la quantité et de la noblesse de ses monuments n’est pas distrait par le contraste avec la banalité d’éventuels successeurs ou de misérables habitants qui se cramponneraient à une culture disparue ».
Cette révélation de l’ancienne métropole religieuse n’est que l’une des heureuses surprises que l’ouvrage réserve à ses lecteurs, pour lesquels il sera une introduction aussi riche que séduisante à l’Histoire de l’Arménie.
Le souvenir obsédant du génocide perpétré en 1915 réduit souvent l’histoire de l’Arménie à celle du martyre que subit alors ce peuple, établi depuis plus ...