Les cent tableaux qui ont fait l'Impressionisme et qui en racontent l'histoire
Pascal Bonafoux
Chêne
Paris
2014
En trente ans le galeriste Paul Durand Ruel acheta plus de 12 000 œuvres à Monet, Renoir, Degas, Sisley, Pissarro, Manet et Mary Cassatt. Combien furent aussi mises en circulation par Morisot, Caillebotte, Bazille, Sisley, Seurat, Signac, sans oublier Manet, Cézanne et Gauguin, tous partie prenante à divers titre de l'aventure impressionniste ? Comment choisir cent tableaux dans cet océan où les chefs d'œuvre se bousculent par centaines ?
Le choix de l'historien de l'art Pascal Bonafoux est clair, il s'agit ici non d'un florilège mais d'une contribution à l'histoire de ce mouvement artistique protéiforme. Pour commenter chacun des tableaux présentés il donne la parole aux contemporains, artistes, critiques, poètes et écrivains dont les réactions passionnées accompagnent l'irrésistible révolution artistique qui s'accomplit à la charnière de deux siècles et de deux mondes.
Plein-air et modernité
La galerie s'ouvre avec Daubigny (Les bords de l'Oise. 1859) et Corot (Maisons de pêcheurs à Sainte-Adresse. 1830/1840), les précurseurs : l'un a le premier installé son atelier dans un petit bateau pour saisir les rives au fil de l'eau et l'autre a découvert ce petit port normand qui deviendra un des lieux préférés de la bande impressionniste. Surgissent alors déjà tous les débats autour d'un aspect essentiel de leur mouvement : le dogme de la peinture en plein air. Innovation indispensable qui va irriguer tant de découvertes majeures, source de difficultés fécondes mais aussi objet de divergences...
Renoir confesse honteusement à Corot "qu'il lui fallait parfois terminer une toile en passant par l'atelier". Et Corot de l'absoudre : "C'est que, dehors, on ne peut jamais être sur de ce qu'on fait. Il faut toujours repasser par l'atelier". Ce discours nuancé ne sera jamais du goût de l'extrémiste Monet qui dès 1865, entraîne dans la révolte ses condisciples des Beaux arts, Renoir, Bazille, et Sisley pour peindre dans la nature : il rapporte de cette première escapade Le chêne de Bodmer à Chailly. Un an plus tard pour réaliser Femmes au jardin il se ruine à louer des robes qu'il n'a pas les moyens d'acheter, s'épuise à bricoler des usines à gaz dans son jardin pour tendre sa grande toile de 2,5 m sur 2 m. Il se désespère parce que le soleil n'est pas ponctuel au rendez-vous : "Cela ne m'a servi qu'à me couvrir de dettes, ma famille a vu là-dedans un four complet et me refuse son aide. Dans le pétrin où je suis aujourd'hui je suis à la veille d'être saisi et vendu." Pourtant il s'étrangle d'indignation lorsque Courbet, venu lui apporter son aide financière, lui suggère, les jours de mauvais temps de "travailler sur le fond"… On sait à quels sommets cette intransigeance conduira Monet. De la Normandie à la Méditerranée, il n'aura de cesse littéralement contre vents et marées de rendre l'insaisissable. Maupassant écrit à propos de Tempête. Côte de Belle-Ile (1886) "Il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer et la jeta sur sa toile. Et c'était bien de la pluie qu'il avait peinte ainsi, rien que la pluie voilant les vagues, les roches et le ciel, à peine distinct sous ce déluge."
Les impressionnistes ont en effet révolutionné la peinture de paysages par cette pratique adoptée par presque tous et Pascal Bonafoux ne nous prive pas du vif plaisir de ces promenades au grand air à Sainte-Adresse, à Honfleur, à la Grenouillère, sur les bords de Seine ou au pied de la Montagne de la Sainte-Victoire.
Edgar Degas, qui fut pourtant le seul à participer à toutes les expositions impressionnistes est lui radicalement opposé au plein air : "Ne me parlez pas de ces gaillards qui encombrent les champs de leurs chevalets. Je voudrais avoir la puissance d'un tyran despotique pour armer une police qui fusillerait impitoyablement comme des animaux nuisibles ces misérables embusqués dans la verdure sur leurs stupides boucliers de toile blanche".
Aussi étranger à leur bohême qu'à leur technique, ce que Degas partage avec ces "gaillards" c'est leur parti pris d'innovation et leur désir d'être reconnus. En 1880 Huysmans écrit à son propos : "Un peintre de la vie moderne était né, et un peintre qui ne dérivait de personne, qui ne ressemblait à aucun, qui apportait une saveur d'art toute nouvelle, des procédés d'exécution tout nouveaux." Son travail est nourri de l'admiration des maîtres anciens certes, mais comme celui de ses confrères, consacré exclusivement à des thèmes contemporains et servi par une facture nouvelle dont Pascal Bonafoux détaille les aspects les plus significatifs dans les œuvres qu'il nous propose.
Une force collective
Si différents les uns des autres, les "Impressionnistes" ont pourtant été unis par des liens d'amitié, de solidarité et d'intérêt collectif qui, plus que la théorie artistique, donnent une réalité concrète à leur mouvement. Les portraits de groupe et les portraits croisés choisis témoignent abondamment de la familiarité qu'ils entretenaient entre eux. Ainsi L'atelier de la Condamine de Bazille où nous voyons auprès de lui, mis en scène au quatre coins de la pièce, Renoir, Manet, Monet et Zola. Ainsi Monet dans son bateau-atelier par Manet, La Famille Manet au jardin par Monet ou Bazille peignant le héron par Renoir. Ils s'entraident financièrement. Les mieux lotis, comme Bazille et Caillebotte partagent leurs ateliers et achètent des tableaux à ceux qui peinent à entretenir leur familles comme Monet et Renoir. Ce ne sont pas des idéalistes : ils rêvent toujours d'être reconnus par les institutions car ils en ont besoin pour vivre. Et c'est pour sortir de cette situation d'invisibilité qu'ils vont s'allier pour créer les expositions Impressionnistes. Ils fondent pour cela une société à capital variable qui organisera 7 expositions collectives de 1874 à 1886. Ils ne sont pas naïfs et, réfléchissant sur la meilleure dénomination à adopter, ils rejettent tour à tour "La Capucine", l'"Ecole des Batignolles" et se décident pour "Impressionnistes" car ce qualificatif qui leur avait été donné par dérision est synonyme d'un succès de scandale qu'ils ne dédaignent pas d'exploiter.
Ils agrègent autour d'eux un milieu intellectuel qui partage leurs convictions artistiques et va contribuer à leur émergence en diffusant à leur propos des textes élogieux, de la critique de presse au roman tel L'Oeuvre de Zola, inspirée par Cézanne et qui sera d'ailleurs à l'origine de la brouille des deux amis. Les portraits de Mallarmé, de Zola et de Clémenceau par Manet ou celui de Huysmans par Forain répondent aux textes littéraires qui, en regard des tableaux qu'ils commentent nous restituent leurs propos parfois surprenants. D'autres portraits donnent un visage aux critiques, collectionneurs et marchands qui ont dès le début soutenus les impressionnistes. Durand Ruel par Renoir, Ambroise Vollard par Manet et par Cézanne sont bien connus mais on découvre le magnifique portrait que le critique érudit Paul Duranty inspira à Degas ; la personnalité étonnante du collectionneur Victor Choquet peint par Cézanne ; ou cet autre qu'il fit du critique Gustave Geffroy, "à lui tout seul une complète leçon d'art" ; ou encore le rôle du mécène Charles Ephrussi, plus familier des salons proustiens que de la guinguette du Déjeuner des Canotiers où Renoir le représente.
Même si l'opposition reste vive et le public partagé, ce réseau de leaders d'opinion à la fois avant-gardiste et souvent représentant de l'aristocratie fin de siècle ou d'une bourgeoisie éclairée finit par imposer cette peinture nouvelle.
Sans dévier de leurs recherches, même si pour certains tels les pointillistes, Sisley, Seurat ou Signac, elles furent aussi des entraves, même si pour la plupart ils restèrent jusqu'au bout insatisfaits de leur propre travail, les impressionnistes ont réussi. A la fin du siècle, le monopole des Salons a vécu, le marché de l'art s'organise à travers les galeries et ils ont assez de succès pour bénéficier d'expositions individuelles qui sont des réussites. Les trublions de jadis sont devenus des institutions comme nous le rappelle la fin de l'ouvrage qui s'achève en apothéose sur de très belles reproductions de l'ensemble des Nymphéas dont Monet fit don à la France en 1914…