Le Décaméron illustré par l'auteur et les peintres de son époque
Boccace
Diane de Selliers
Paris
2010
Après la Divine Comédie de Dante, la Légende dorée de Jacques de Voragine, les Contes de La Fontaine ou le Dit du Genji, les éditions Diane de Selliers nous proposent, selon une formule qui, désormais bien rôdée, adjoint au texte une iconographie exceptionnelle fournie par les œuvres d’art contemporaines, le Decameron de Boccace, l’une des œuvres fondatrices, au cœur du Trecento italien, de la littérature européenne. Après Dante, fondateur de la grande poésie narrative, et Pétrarque, initiateur d’une poésie lyrique inspirée des modèles antiques, Giovanni Boccacio apparaît, au travers de son Decameron, comme l’auteur d’une « comédie humaine » qui donne ses lettres de noblesse à la littérature en prose, au moment où commence à souffler l’esprit de la Renaissance. Fils naturel d’un marchand florentin, né en 1313, le jeune garçon dut subir l’éducation d’une marâtre peu amène et, quand il eut quinze ans, son père, proche du roi de Naples Robert d’Anjou, l’éloigna en le faisant embaucher comme commis dans la succursale napolitaine de la compagnie Bardi. Ce fut l’occasion pour le jeune homme de découvrir une vie mondaine raffinée, de se passionner pour les lettres antiques et de multiplier les aventures amoureuses.
Formé à la comptabilité, au commerce et au droit à Florence puis à Naples, il allait bientôt se consacrer à sa véritable vocation en écrivant ses premiers vers, puis tout un poème, La Caccia di Diana, avant de rédiger Il Filocolo (L’Amoureux de l’Amour), un roman en prose qui fit de lui un auteur reconnu. La faillite de la banque Bardi entraîna, en 1340, son retour à Florence. La première partie de son œuvre – dont la Vision amoureuse et la Nymphe de Fiesole – recourt encore aux procédés de la littérature médiévale des romans courtois ou des textes antiques d’Ovide ou de Stace. Son Elegia di Madonna Fiammetta résume les diverses expériences galantes contemporaines de son séjour napolitain, en l’éloignant des conventions qui régissaient jusque alors l’évocation du sentiment amoureux.
Il composa ensuite, de 1349 à 1351, son < i>Decameron, recueil de cent nouvelles présentées au cours de dix « journées » organisées par sept jeunes femmes et trois jeunes hommes qui, abandonnant Florence ravagée par la peste, s’étaient réfugiés à la campagne pour y consacrer leur temps aux plaisirs champêtres et au récit de contes et de nouvelles portant chaque jour sur un thème différent.
L’ensemble échappe au risque de la dispersion du fait du rythme chronologique imposé à l’œuvre, du retour de l’élection quotidienne du roi ou de la reine du jour, des ballades chantées à l’issue de chacune des journées. On relève également des similitudes dans la structure des nouvelles présentées, au point que certains commentateurs ont pu comparer le recueil à celui des Contes des Mille et Une Nuits. L’auteur y observe attentivement le monde des marchands qui est le sien et décrit, au début, les ravages de l’épidémie de peste qui dépeupla Florence, mais la véritable matière du Decameron, ce sont les femmes et leurs amours, grâce auxquels elles sont désormais en mesure d’échapper à « l’étroit circuit de leurs chambres » où les confinait l’autorité de leurs pères, de leurs frères ou de leurs maris. Le Decameron légitime ainsi, à travers les multiples aventures plus ou moins cocasses ou licencieuses qu’il rapporte, une libération des femmes assurée par la maîtrise de leurs amours, le tout exprimé avec un sens du théâtre qui annonce la comédie à venir, voire le vaudeville ultérieur.
L’auteur adopte ensuite, dans < i>Il Corbaccio, un ton tout différent, marqué par la résurgence d’un antiféminisme peut-être consécutif à une déception sentimentale. Il se tourne enfin, dans les dernières années de son existence, vers la piété, jusqu’à sa mort survenue en 1375.
L’intérêt majeur de cette nouvelle et superbe édition réside évidemment dans l’exploitation de la très riche matière iconographique disponible. Les ressources des bibliothèques du Vatican, de Paris, de Florence ou de Venise ont été largement exploitées et nous révèlent des miniatures souvent méconnues, qui contribuent à l’enrichissement de notre « musée imaginaire » des représentations des XIVe et XVe siècles européens. Il faut ajouter les grande œuvres peintes du Trecento et du Quattrocento, celles de Giotto, Lorenzetti, Fra Angelico, Andrea del Castagno ou Botticelli, sans négliger des artistes oubliés ou méconnus tels que Memmo di Filipuccio, Andrea Bonaiuti, Domenico di Bartolo ou Pesellino. Autant dire que la découverte et la lecture de cette superbe édition de Boccace sont un plaisir pour l’esprit et un enchantement pour le regard, en ce qu’elles nous renvoient à ce monde enfoui de l’Italie renaissante dont les artistes surent si bien marier la beauté avec le quotidien des riches cités marchandes où s’écrivait alors une page nouvelle de l’histoire de l’amour en Occident.