Histoire de Gênes
Antoine-Marie Graziani
Fayard
Paris
2009
Tu verras une cité royale adossée à une colline alpestre, superbe par ses hommes et par ses murs, dont le seul aspect indique qu’elle est la maîtresse de la mer. » C’est en ces termes que Pétrarque décrit Gênes, l’un des centres majeurs de l’Italie médiévale, rivale victorieuse de Pise et de Venise, appelée à devenir durablement l’une des principales puissances financières d’Europe. Destinée tout à fait exceptionnelle quand on constate la faiblesse des ressources dont ses habitants ont pu initialement disposer et quand on observe l’instabilité politique qui l’a longtemps affectée.
Celle que Paul Valéry désignait comme la bellisima a en effet réussi à bâtir un empire commercial et maritime et a su réaliser, quand l’Histoire lui devenait contraire, les reconversions qui lui permirent de durer et de conforter une prospérité qu’elle maintint discrète, mais dont témoigne encore aujourd’hui un héritage monumental et artistique qui n’a rien à envier à d’autres cités italiennes davantage prisées par les touristes. L’Histoire de la ville ne se confond guère avec celle de l’Italie et correspond davantage aux grands espaces du commerce et des conflits méditerranéens décrits naguère par Fernand Braudel.
Rien ne semblait pourtant prédisposer l’antique Genua au développement spectaculaire qui fut le sien. Strabon évoque la pauvreté de la Ligurie maritime, dont les habitants n’ont, selon Posidonius, guère de terres à cultiver. L’obscur acharnement des populations locales contraintes de produire, entre mer et montagne, les ressources nécessaires à leur survie va pourtant permettre l’installation, sur les versants abrupts et hostiles, de cultures en terrasses qui ne suffiront certes pas à fournir le grain en quantité suffisante, mais rendront possible les progrès nécessaires à l’ouverture ultérieure sur la mer. Ce fut ainsi la nécessité qui fit des Génois des marins promis aux succès commerciaux que l’on sait, mais aussi des acteurs majeurs de l’ouverture des océans, quand se produira, aux XVe et XVIe siècle, le grand décloisonnement du monde, quand les frères Vivaldi reconnaîtront les archipels atlantiques ou quand le Génois Christophe Colomb révèlera à l’Europe le Nouveau Monde américain.
La Genua romaine connut, après la ruine de l’Empire, les dominations successives des Goths, des Byzantins, des Lombards et des Francs, mais sut établir progressivement une authentique autonomie, qui ne la mettait pas à l’abri des dangers venus de la mer, tels que le pillage en règle que lui infligea en 935 une flotte sarrasine.
Dès le XIe siècle, les maigres ressources de la région, patiemment accumulées, déterminent la vocation maritime de la cité, qui prend part à la reconquête sur l’ennemi musulman du bassin occidental de la Méditerranée. C’est toutefois la première croisade qui marque le début du prodigieux essor appelé à faire de Gênes l’une des plus riches cités d’Italie. Les Génois transportent, sur leurs navires, combattants et pèlerins et importent pour les redistribuer en Europe les produits orientaux tels que les épices, en même temps qu’ils vendent sur les côtes de Syrie ou de Palestine armes ou draps de laine fabriqués en Occident. C’est cette activité maritime et commerciale très rémunératrice qui va rapidement commander la politique extérieure de Gênes, victorieuse de sa rivale pisane à la bataille de la Meloria en 1284 et de Venise qui avait tenté de l’écarter de Constantinople après la quatrième croisade en 1298. Maîtresse des débouchés du commerce oriental sur les rives de la mer Noire ou des ressources d’alun de l’Egée, Gênes est refoulée ensuite de la Méditerranée orientale par les victoires ottomanes, mais réalise une réorientation pleinement réussie de ses activités en prenant une part importante à l’essor économique de la péninsule ibérique bientôt enrichie par l’exploitation des ressources américaines.
La république aristocratique établie en 1528 avec la bénédiction de Charles-Quint met un terme à l’instabilité politique qui affectait jusqu’alors la cité, convoitée un temps par les rois de France. Les liens qu’ils entretiennent avec l’Espagne, la grande puissance du moment, garantissent la fortune des riches bourgeois associés au sein de la Casa di San Giorgio, au moment où, selon le Castillan Francisco de Quevedo, « l’or naissait aux Indes, mourait en Espagne et était enseveli à Gênes.. » La ville est alors la banquière de l’Europe, mais doit compter avec les ambitions de la Savoie, soucieuse de s’assurer une fenêtre maritime, et avec celles de la France dont le roi Louis XIV la fait bombarder en 1684.
La vieille république aristocratique ne peut cependant survivre à la tourmente révolutionnaire et la République ligurienne de 1797 sera finalement annexée en 1805 à la France napoléonienne. Ses habitants espèrent retrouver leur indépendance après la chute de l’Empire, mais les diplomates réunis à Vienne en décident autrement et accordent Gênes au jeune royaume de Piémont-Sardaigne. L’intégration se révèle initialement difficile, mais la ville et la côte ligure deviennent rapidement un foyer industriel et portuaire très dynamique et profitent de l’unité italienne réalisée en 1860, l’année qui voit Garibaldi partir de Gênes avec son millier de compagnons pour donner la Sicile et Naples au nouveau royaume. La capitale ligure est alors entraînée dans une autre Histoire, qui n’est plus celle de l’orgueilleuse république aristocratique qu’elle a été pendant plusieurs siècles…