Géopolitique des mers et des océans
Pierre Royer
PUF
Paris
2012
Michelet affirmait, il y a un siècle et demi, que les espaces maritimes étaient «le commencement de toute géographie» mais Pierre Royer, l'auteur de cet excellent manuel, ajoute avec raison qu'ils sont peut-être plus encore «le commencement de toute géopolitique». Agrégé d'Histoire, diplômé de Sciences Po, officier de réserve de la Marine nationale et professeur en classes préparatoires, il possède une connaissance affûtée de toutes les questions liées aux divers domaines concernant la puissance maritime et peut ainsi nous proposer, dans la célèbre collection « Major » dirigée par Pascal Gauchon, les réponses aux questions que les dirigeants et l'opinion se posent, dans le monde bien incertain qui se met aujourd'hui en place. Les doctrinaires de la grande géopolitique anglo- saxonne ont parfaitement théorisé, au cours du siècle dernier, la nature et les enjeux du Sea Power. Les Américains Mahan et Spykman,et l'Anglais Mac Kinder ont alors réduit la lutte pour l'accès à la puissance globale à la maîtrise des mers ou à celle du Rimland, les marges périphériques de l'Eurasie, et, dans une large mesure, l'Histoire leur a donné raison en scellant les défaites des grandes puissances continentales qu'étaient l'Allemagne durant les deux guerres mondiales, puis le bloc russo-soviétique pendant la Guerre Froide qui les a suivies. Pierre Royer ne se satisfait pas de la simple répétition de ces analyses devenues banales mais s'efforce de rendre compte, en faisant appel à toutes les informations que nous fournissent l'océanographie, l'économie, les approches environnementales ou les réflexions stratégiques de l'infinie complexité d'un début du XXIe siècle dont la lisibilité s'avère des plus ardues, ce qui condamne à l'aléatoire toute tentative d'anticipation, fût- elle à court terme.
Il convient de commencer par une étude précise du milieu concerné, cet espace océanique occupant 70% de la surface du globe, un espace fragmenté en plusieurs grands ensembles présentant chacun des caractéristiques spécifiques, du fait des distances ou des contraintes liées à la navigation ou aux points de passage obligés qui commandent les grands flux de transports, sans oublier les ressources avérées ou potentielles que recèlent ces vastes zones. Les mers imbriquées dans les terres ou placées à la périphérie des continents présentent elles-mêmes des caractéristiques qui ont largement déterminé l'évolution de l'Histoire - on pense à la Méditerranée, à la Baltique ou à la Mer de Chine – tout autant que cette dernière a pu commander la signification ou l'importance qu'ont pu revêtir le tracé de leurs côtes ou leurs capacités portuaires. Après la nécessaire description géographique, le recours à l'Histoire met en lumière à quel point la mer a déterminé, dès l'Antiquité, l'émergence du foyer civilisationnel gréco-romain, avant que les navigateurs ibériques ne deviennent, à partir des XVe-XVIe siècles, les pionniers du décloisonnement du monde réalisé par les équipages de leurs caravelles. C'est la maîtrise de la navigation au grand large et l'établissement d'espaces maritimes et économiques intégrés qui donne naissance, selon l'heureuse formule de Fernand Braudel, aux premières économies-monde, bâties par les marins et les marchands à partir de Lisbonne, de Séville, d'Amsterdam et de Londres. C'est tout naturellement la première puissance navale de son temps - la Grande-Bretagne, victorieuse en ce domaine de ses rivaux successifs - qui réalise au XIXe siècle, en «régnant sur les flots» et en pratiquant les judicieuses «sélections spatiales» bien mises en lumière par Friedrich Ratzel, une « première mondialisation » globalement profitable à toutes les puissances européennes mais interrompue par la catastrophe de 1914. Espace dévolu au commerce et aux échanges en même temps qu'il permet la projection de puissance assurée par les flottes de guerre, l'océan conserve au XXe siècle - par les capacités de blocus offertes à celui qui y dispose de la supériorité et par l'importance toujours grandissante que prennent les transporteurs géants – une place majeure dans toute approche stratégique, ce qu'a parfaitement intégré le thalassokrator états-unien. Le recours au sous-marin nucléaire d'attaque ou au sous-marin nucléaire lanceur d'engins – instrument par excellence de la dissuasion - confirment la part qui revient aux grandes marines dans la course à la puissance, ce qu'avait très bien compris en son temps l'amiral soviétique Gorchkov, suivi en cela aujourd'hui par une Chine bien décidée à renouer avec l'époque qui l'avait vue, au temps des Ming, pousser ses «grandes jonques» jusqu'aux côtes de l'Afrique orientale. Les océans constituent par ailleurs des réservoirs de richesses susceptibles d'attiser toutes les convoitises, en un temps où l'on serait sans doute bien inspiré d'y réaliser, à quelques millénaires de distance une nouvelle «révolution néolithique» substituant l'exploitation raisonnée et la production à la simple prédation,. les réserves halieutiques n'étant sans doute pas inépuisables, du fait des coups portés à ce milieu par les diverses pollutions et par la surpêche industrielle. « L'or noir dans le grand bleu » suscite bien des questions, relatives aux conditions de l'exploitation des hydrocarbures à des profondeurs ou dans des conditions extrêmes, mais les progrès de l'extraction off shore ne semblent pas près, pour autant, d'être remis en cause. Source de richesses ou facteur de puissance, l'Océan est également devenu au fils du temps un domaine relevant du droit international, qu'il s'agisse des limites des eaux territoriales ou des réglementations relatives à la pêche ou à la protection de l'environnement. C'est une autre des dimensions prises en compte par Pierre Royer, qui nous offre ainsi un tableau complet des diverses problématiques apparues au cours des dernières décennies, des débats relatifs au zones économiques exclusives aux irrégularités liées à l'utilisation des pavillons de complaisance. La deuxième partie de l'ouvrage se présente comme un état des lieux en matière de rapport des forces, une situation mouvante du fait du déclin auquel se sont apparemment résignés les Européens, de la volonté de renouveau de la Russie et de la course aux armements navals engagés en Asie, alors que l'US Navy conserve sans doute encore pour longtemps une primauté incontestée. Nul doute qu'au moment où il refermera cet ouvrage, qui combine heureusement densité de l'information et clarté didactique, le lecteur aura évalué les enjeux du Sea Power ou les inquiétudes que peut susciter l'exploitation massive des ressources océaniques. Il n'aura pas trouvé de réponses toutes faites, pas plus que de certitudes assénées quant à l'avenir immédiat. Il disposera, en revanche, de tous les éléments nécessaires à une analyse complète des questions posées. En cela, l'auteur aura parfaitement assumé sa mission «d'historien-géographe», qui consiste à réfléchir sur le présent en cherchant dans le passé les clés d'explication nécessaires, tout en éclairant les possibles appelés à devenir les éventuelles réalités des années et des décennies à venir.