A l’orée du nouveau siècle l’énigme russe demeure et les Occidentaux ont toujours beaucoup de peine à comprendre l’Etat-continent héritier de l’Empire des tsars. Les sept décennies du communisme soviétique appartiennent désormais à un passé révolu mais rien ne s’est déroulé comme on l’avait imaginé en Occident. La restauration d’une « verticale du pouvoir » chère à Wladimir Poutine le fait passer en Occident pour l’héritier d’un despotisme jugé un peu vite comme consubstantiel à l’histoire russe.
Il est donc tout à fait heureux de pouvoir disposer – avec la Géopolitique de la Russie que vient de publier Pascal Marchand, professeur de géographie à l’Université de Lyon II – d’un ouvrage qui, appelé à faire référence, concilie la densité et la clarté de l’information avec de remarquables qualités de synthèse et, surtout, la capacité à appréhender ce que sont les représentations qu’ont les Russes eux-mêmes du moment présent de leur histoire. L’auteur expose d’emblée les conséquences géopolitiques de l’effondrement de l’URSS survenu voici seize ans : la fin du duopole américano-soviétique né de la seconde guerre mondiale, la « perte » de plus de vingt millions de Russes dépendant désormais de certains des nouveaux Etats nés sur les ruines de l’ancien Empire, enfin l’affaiblissement de l’Etat central et l’émergence de pouvoirs locaux susceptibles de favoriser un éclatement de l’immense espace constitué au cours des quatre siècles précédents. Notre géographe se montre aussi excellent historien, capable de dégager, dans la longue durée, les lignes de force qui ont structuré le passé impérial et qui continuent à peser sur les destinées de la Russie nouvelle. Il met ainsi en lumière l’ampleur des ressources disponibles en même temps que les limites inhérentes aux conditions naturelles, les succès de la centralisation mais aussi les freins qu’elle représente pour le développement des différents « archipels productifs », la crise démographique et les problèmes spécifiques que posent les diverses minorités… On retiendra plus particulièrement les pages remarquables consacrées à « l’océan de l’espace rural bloqué depuis Stolypine », le ministre qui avait entrepris, dans les premières années du XXe siècle, de mettre en oeuvre une réforme agraire qui eût pu stabiliser le pays et lui permettre l’économie d'une révolution… Stolypine fut assassiné en 1911 et l’histoire prit les voies que l’on sait mais, un siècle plus tard, Pascal Marchand nous montre bien que la réussite de l’ouverture de la Russie au monde passe toujours par le règlement de la question agricole et par la mise en place d’un réseau urbain moderne, bénéficiant des infrastructures indispensables. L’interprétation des stratégies américaines montre à l’évidence « qu’enfermer hermétiquement la Russie dans son isolat géographique est un projet risqué pour la partie occidentale, en ce qu’il contribuerait grandement à faire échouer encore une fois la réforme alors que sa réussite est une condition évidente de la stabilité de l’Eurasie…»