Les mutations planétaires en cours rendent plus indispensable que jamais le recours à l'analyse géopolitique. Longtemps instrumentalisée par les puissances pour justifier leur volonté d'expansion ou pour légitimer la défense de leurs frontières ou de leurs intérêts, la maîtrise de cet exercice commande désormais toute tentative d'intelligence du monde tel qu'il est, tout effort de prospective susceptible d'éclairer les choix des dirigeants politiques. Longtemps confinée dans les pages d'excellentes revues spécialisées - ainsi Hérodote d'Yves Lacoste – ou dans les travaux et rapports produits par des think tanks ou des centres universitaires tels que l'IRIS ou le CERI, la géopolitique avait besoin de rencontrer le grand public cultivé soucieux de comprendre les évolutions en cours et d'anticiper intellectuellement les années à venir.

C'est tout le mérite d'Aymeric Chauprade de nous proposer avec sa Chronique du choc des civilisations le sésame qui permettra à tout esprit curieux et cultivé de décrypter - au delà des lectures immédiates et journalistiques des événements – les grands enjeux du futur ou l'action des forces profondes qui - inscrites dans la longue durée historique, géographique, démographique ou culturelle - déterminent les profonds changements entamés au cours des vingt dernières années. La mise en avant du « choc des civilisations » fait bien sûr référence au célèbre ouvrage de Samuel Huntington et écarte d'emblée les visions par trop iréniques de l'avenir. Il ne s'agit pas pour autant de retenir dans son intégralité la grille de lecture par trop réductrice de celui qui a pu apparaître comme l'inspirateur des entreprises de George W. Bush, mais la « mondialisation heureuse » - rêvée par les utopistes libéraux en attente de la « fin de l'Histoire » invoquée par Francis Fukuyama à l'issue de la guerre froide - n'est manifestement pas pour demain. Le défi de l'explosion démographique et celui des limites des ressources de la planète au regard d'un projet de développement global analogue à celui mis en œuvre par les grandes puissances industrielles du siècle passé fixent d'emblée les bornes des scenarii les plus optimistes. Les progrès scientifiques et techniques ou l'adoption de modèles économiques et sociaux alternatifs permettront peut-être de surmonter les tensions prévisibles mais il serait irresponsable d'écarter les hypothèses privilégiant la permanence ou l'aggravation des conflits, ceux qui sont en cours comme ceux qui, aujourd'hui potentiels, s'inscrivent déjà dans l'héritage de l'Histoire récente ou dans les chiffres de la démographie et de l'économie, au moment où les grands acteurs émergents ont engagé la compétition pour le contrôle des ressources (alimentaires, énergétiques, minérales, techniques...) qui détermineront demain la hiérarchie des puissances.

En une soixantaine de chapitres courts, denses et clairs – complétés par une iconographie soigneusement sélectionnée, par de nombreuses cartes et par des encadrés ou des chronologies éclairant le fil des événements majeurs - Aymeric Chauprade - dont on connaît les talents didactiques, révélés par son monumental Géopolitique. Constantes et changements dans l'Histoire (Ellipses) - permet au lecteur de comprendre les conflits en cours et d'évaluer les hypothèses relatives à leur évolution. Il met en lumière les enjeux pétroliers qui ont commandé les croisades américaines engagées pour « démocratiser » le Proche-Orient, analyse l'antagonisme entre l'Iran shi'ite et l'Arabie wahhabite, explique l'émergence du Brésil en Amérique latine - là où, il y a un demi-siècle tout le monde s'accordait pour promettre à l'Argentine le leadership régional. Il montre comment les « révolutions de couleur » préparées et soutenues par les ONG américaines avaient pour objectif de compléter le roll back de la puissance russe vers l'intérieur du continent eurasiatique. Il précise aussi les diverses dimensions de la lutte sourde opposant dès maintenant le monde occidental - principalement l'Europe en voie d'être submergée par les vagues migratoires venues du sud - et un monde musulman avide de revanche, un demi-siècle après la fin de la décolonisation. Avec ses différents niveaux de lecture et la rigueur d'analyse qu'il propose, cet ouvrage sera d'une grande utilité pour tous ceux qui refusent de se satisfaire de l'approche superficielle ou partiale des événements qui leur est quotidiennement servie par les médias dominants.