Caïn, Abel, Ötzi
L'héritage néolithique
Jean Guilaine
Gallimard
2011
Professeur d'archéologie au Collège de France où il consacre ses cours aux civilisations de l'Europe du Néolithique et de l'Age du Bronze, Jean Guilaine s'est imposé, depuis maintenant près de quarante ans, comme le meilleur spécialiste français de cette période longtemps méconnue de la Préhistoire.
Entre les superbes peintures pariétales du Paléolithique supérieur découvertes en Périgord, dans les Pyrénées ou en Ardèche et les trésors mis au jour dans les tumuli princiers de l'Age du Fer, les longs siècles qui ont vu la lente affirmation d'un nouveau rapport au monde et le développement des sociétés agricoles et sédentaires qui allaient fournir aux hommes, pour plusieurs millénaires, les éléments essentiels de leur cadre de vie, furent longtemps réduits à un « âge de la pierre polie » qui ne rendait guère compte de leur richesse et de leur complexité.
Des progrès considérables ont été réalisés au cours du dernier demi-siècle en Europe et au Proche-Orient, mais aussi en des régions telles que la Chine, l'Afrique ou la Méso-Amérique, longtemps demeurées des terres vierges en ce domaine. S'appuyant sur une érudition sans faille - qui le fait passer des Monts Zagros au sud de l'Espagne ou des hauts plateaux mexicains à la Nouvelle Guinée, sans oublier le bassin du Fleuve Jaune - l'auteur, parfaitement informé des tout derniers développements de la recherche, nous brosse, sans prétendre accéder à une exhaustivité qui n'est pas ici son propos, un tableau aussi complet que vivant de ces « siècles obscurs » qui furent pourtant si déterminants pour l'évolution de l'humanité. Son ouvrage apparaît aussi comme la brillante synthèse des différents travaux et recherches qu'il a réalisés en amont, depuis sa France d'avant la France, du Néolithique à l'Age du Fer à son Néolithique de Chypre, en passant par Le Chalcolithique et la construction des inégalités, La conquête néolithique de la Méditerranée, Le mégalithisme, de l'Atlantique à l'Ethiopie ou Arts et symboles, du Néolithique à la Protohistoire.
Après avoir présenté les ruptures fondamentales qui permettent d'identifier la séquence « néolithique » de la Préhistoire, Jean Guilaine nous entraîne, à travers une succession de chapitres thématiques qui s'enchaînent parfaitement, à la découverte plus approfondie de ces innovations appelées à déboucher sur la naissance d'une Histoire généralement associée à l'apparition en Mésopotamie, à la fin du IVème millénaire avant J-C, des premières formes d'écriture. Pour ce qui concerne les foyers originels de la « révolution » néolithique – terme propre à marquer les imaginations mais sans doute excessif, tant les transformations concernées se réalisèrent sur la longue durée de tâtonnements techniques incertains et de transmissions de savoir-faire souvent aléatoires – l'auteur en élargit la liste. Il ajoute en effet au Proche-Orient du Croissant fertile mésopotamien, syrien et anatolien, aux vallées des deux grands fleuves chinois et au plateaux mexicains, certaines régions d'Afrique orientale, des vallées andines et une contrée inattendue de Nouvelle-Guinée où les ethnologues ont pu identifier les traces d'une agriculture très ancienne. L'auteur rappelle également que celle-ci a pu demeurer longtemps ignorée par des sociétés - ainsi celle que nous révèle la culture Jomon japonaise - qui pratiquaient la céramique et avaient adopté la sédentarisation en tirant toujours l'essentiel de leurs ressources de la chasse et de la pêche... Les étapes de la diffusion des nouvelles techniques permettent d'établir l'existence de relations tout à fait surprenantes. On connaît depuis longtemps ce que fut la progression de la révolution agricole depuis le Proche-Orient vers l'Europe occidentale au long de la voie danubienne mais on est surpris de découvrir comment celle-ci s'est répandue dans les archipels océaniens à des époques très anciennes, ce qui implique, chez les populations concernées une maîtrise tout à fait inattendue des techniques nautiques.
Quand il aborde méthodiquement les différentes nouveautés apparues alors Jean Guilaine nous décrit précisément les différents types de maisons identifiées en Anatolie, en Syrie ou dans la vallée de l'Aisne mais aussi à Banpo en Chine ou sur les terres mélanésiennes. La révolution que constitua le regroupement de la population en villages, la naissance des inégalités sociales et des « élites », les rapports et la division du travail entre hommes et femmes font l'objet de synthèses lumineuses. L'analyse des techniques et de leur évolution nous révèle le temps long dans lequel celles-ci s'inscrivent et les remarques sur la planche à dépiquer utilisée par les plus anciens paysans - mais toujours utilisées à Chypre ou dans certains coins reculés des campagnes castillanes il y a encore quelques décennies - apparaissent même émouvantes pour le lecteur contemporain de plus de cinquante ans, découvrant naguère ce qu'était le travail agricole antérieur à la révolution introduite par la mécanisation...
Les informations relatives à l'alimentation, aux plantes cultivées ou celles concernant la démographie de ces temps reculés et les pathologies qui affectaient alors les hommes ouvrent des perspectives impressionnantes sur la sophistication des moyens techniques qui sont aujourd'hui au service de l'archéologue pour reconstituer ces mondes enfouis antérieurs à l'écriture et aux textes. Découvrir l'imaginaire collectif de ces populations anciennes demeure une tâche des plus ardues et des plus incertaines mais la confrontation des traces de rituels, des représentations figurées et des grands ensembles mégalithiques permet d'ouvrir des pistes stimulantes, du probable temple solaire de Stonehenge au sanctuaire montagneux du Mont Bego, des étonnants monolithes sculptés vieux de douze millénaires de Göbekli, dans l'est anatolien, aux premiers centres cérémoniels des vallées andines.
En moins de trois cents pages d'un texte de lecture aisée – ce qui est rarement acquis quand on aborde de tels domaines en s'adressant au grand public cultivé – Jean Guilaine a brillamment transformé une matière savante qui aurait pu, pour bon nombre de lecteurs, se révéler rébarbative, en une passionnante enquête qui les encouragera à tourner un regard nouveau vers la « révolution néolithique », un excellent modèle de référence pour mieux évaluer, dans la longue durée, les perspectives et les défis qui attendent l'Humanité, entrée depuis deux siècles dans le temps d'une révolution « industrielle », puis « postindustrielle » aux retombées tout aussi décisives pour l'avenir qu'ont été l'agriculture, la domestication et l'élevage des animaux, la sédentarisation, la céramique ou l'apparition des villes et des premiers « Etats ».