Au fond de la peinture. Une poétique de l'arrière-plan
Martine Lacas
Seuil
Paris
2008
On se souvient des analyses mémorables d’un Yves Bonnefoy scrutant « l’arrière-pays » des tableaux ; c’est une démarche analogue qu’a retenue Martine Lacas, docteur en Histoire de l’Art et ancienne élève du regretté Daniel Arasse dont on connaît les recherches stimulantes qu’il a naguère conduites à propos du « détail » en peinture.
La contemplation et l’intelligence d’un tableau ne peuvent, selon l’auteur, se limiter à sa figure centrale, mais c’est pourtant là que, bien souvent, le regard s’arrête sans explorer les alentours de l’œuvre, ses lointains, ses détails, sa profondeur, ces ailleurs vers lesquels l’esprit curieux se mobilise et s’aventure.
A travers l’analyse de détails d’arrière-plans de tableaux ou de fresques, Martine Lacas nous propose d’emprunter un parcours inédit à travers l’Histoire de la peinture occidentale du XIVe au XIXe siècle, de Fra Angelico à Caillebotte. Il s’agit, en se penchant sur ces zones généralement oubliées des grandes œuvres, de découvrir, dans une soixantaine de tableaux, des signes révélateurs du « miracle » qui commande la plus haute production picturale. La montagne d’allure sinistre barrant sur la gauche du tableau l’horizon qui s’étend derrière La Vierge et l’Enfant de Baldovinetti nous révèle ainsi le défi de la mort transcendé par le visage serein de Marie et par le lien délicat qu’elle établit avec son fils, garant de la Rédemption et de la Résurrection.
Peint sur un panneau de prédelle d’un vaste polyptyque destiné au maître-autel de l’église de Borgo San Sepolcro, non loin de Sienne, la Délivrance des pauvres d’une prison de Florence par le bienheureux Raniero Rasini permet de mesurer, à travers la figure du prisonnier surgissant d’un trou du mur, la dimension miraculeuse de l’épisode représenté, marquée par le franchissement de la matière, l’abolition des règles du monde physique.
La destruction apocalyptique de Sodome, foudroyée par le feu céleste, qui occupe la partie droite du Loth et ses filles longtemps attribué à Lucas de Leyde, résume les effets de la malédiction divine, alors que l’arbre qui occupe le centre de l’œuvre et sépare la cité engloutie dans les eaux de la mer Morte du couple incestueux que forment Loth enivré et l’une de ses filles, semble annoncer en mêlant son feuillage à la lumière répandue par la foudre divine l’annonce de nouveaux temps.
Dans un registre tout à fait différent, vidé de tout contenu narratif, Le Cellier du Hollandais Pieter de Hooch met en scène, bien plus qu’une servante et un enfant, la partie droite du tableau, qui correspond à une petite pièce ornée d’un tableau, dotée d’une fenêtre ouverte sur l’extérieur et d’une chaise recouverte d’un coussin, symboles de la paix tranquille qui se dégage de cet espace intérieur.
Ce sont plusieurs lointains que Joachim Patinir a représentés dans son Saint Jérôme dans le désert, et la puissante abbaye qui se dessine au-delà de la montagne escarpée dominant le lieu de l’ascèse du saint renvoie à la rencontre symbolique avec le divin qui est l’objet de sa quête.
C’est un autre paysage qui s’ouvre derrière Marie Madeleine, la belle pécheresse repentante figurée par Quentin Metsys. C’est davantage vers la grotte de la Sainte-Baume représentée sur la droite de l’arrière-plan du tableau que vers le pot où elle a débarqué venant d’Orient que l’œil se déplace. Il y découvre une minuscule figure dépouillée de toute parure qui, se confondant avec la colonnette de droite, renvoie le spectateur à la pécheresse que le regard, en prenant la distance nécessaire, voit ensuite, dans toute la largeur du tableau, superbement métamorphosée.
Plus proche de nous, La Trinité des Monts vue depuis la Villa Médicis de Corot est l’occasion de mesurer combien le sanctuaire est mis en valeur par les surfaces inachevées ébauchées en son fond gauche.
Autant d’exemples qui témoignent de la richesse des analyses et des regards portés sur des chefs-d’œuvre dont l’auteur nous convainc qu’il ne faut jamais cesser de les interroger.