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Mythes de l'Orient en Occident
Mythes de l'Orient en Occident
Jean-Louis Tritter
Ellipses
Paris
2012
Jean-Louis Tritter, professeur de littérature à la Sorbonne (Paris IV), nous propose une généalogie complète de « l’orientalisme » tel qu’il a été construit et perçu par les Occidentaux, qui constitue un auxiliaire précieux pour comprendre ce qu’ont été les représentations en Europe de « l’Orient compliqué ».

Dans le cadre d’une approche historique de longue portée – qui nous renvoie à la vision qu’avaient les Grecs des barbares perses – l’auteur évoque la curiosité qu’éprouvaient les Romains pour les cultes originaires de Syrie, d’Egypte et d’Anatolie, mais aussi les marchandises fabuleuses qui circulaient sur l’antique route de la soie. Il raconte ensuite l’Orient des croisés, celui des ambassadeurs franciscains partis dans les steppes eurasiennes vers la cour itinérante du khan mongol, la Chine de Marco Polo ou, plus près de nous, les ors de Byzance et les épices transitant par l’Egypte des Mameluks ou les Echelles du Levant syriennes pour le plus grand profit de Gênes et de Venise.

Quand l’expansion ottomane ferme la Méditerranée et quand les nouvelles routes ouvertes par les Portugais ruinent le commerce de la Sérénissime, quand la « Mer centrale » devient, selon l’expression de Fernand Braudel le « cœur violent du monde », le temps des flottes victorieuses à Lépante et des galères de Malte fait de l’Orient turc un irréductible ennemi ; jusqu’au moment où l’échec subi devant Vienne et le long décrochage de « l’homme malade » engendrent une « question d’Orient » dominée par la décomposition du vaste empire établi sur trois continents, du Maghreb au Tigre et du Caucase au Yémen.

Le XVIIIe siècle avait eu ses Lettres persanes ou L’Enlèvement au sérail, mais c’est avec l’expédition d’Egypte de Bonaparte et avec la compagnie de savants qu’il entraîne avec lui sur les rives du Nil que « l’orientalisme » prend véritablement son essor et, à partir de cette époque, c’est une approche thématique et typologique que nous propose Jean-Louis Tritter, celle des archéologues, des voyageurs, des peintres ou des aventuriers. Ce sont ces regards successifs et différents qui construisent progressivement la représentation de l’Orient qui va s’imposer en Europe au cours des deux derniers siècles.

Solidaires de la Grèce insurgée contre le joug turc, les hommes de la génération romantique sont dans le même temps fascinés par les couleurs, la violence et la sensualité de l’Orient. Peintre des Massacres de Chio et de la Mort de Sardanapale, Delacroix découvre au Maroc une source d’inspiration à laquelle puiseront après lui Chassériau, Fromentin, Decamps, Gérôme et, plus tard, Renoir, Matisse ou Klee. Les écrivains ne sont pas en reste. Chateaubriand fait le voyage de Paris à Jérusalem et découvre au retour les merveilles de l’Andalousie musulmane alors que l’Américain Washington Irving rencontre ensuite un immense succès avec ses Contes de l’Alhambra. Flaubert et Maxime du Camp découvrent l’Egypte des pyramides et Lamartine révèle à la France de son temps la vitalité des communautés maronites du Liban. Plus tard, Pierre Loti vantera les séductions d’un Orient largement imaginé.

Partis à la découverte d’un passé ignoré des populations autochtones, les archéologues jouent aussi leur rôle pour établir la place nouvelle qu’occupe l’Orient dans les consciences européennes. Après les savants de l’expédition d’Egypte et les découvertes de Champollion, Mariette et Maspero jettent les fondations de l’égyptologie pendant que Rawlinson, Botta puis Wooley révèlent au public l’antique Mésopotamie.

L’Orient est aussi une terre sacrée, un lieu de pèlerinage – vers Jérusalem qui vit la Passion du Christ ou vers les villes saintes où prêcha le Prophète – un ailleurs qui attire les croyants. Il apparaît comme l’espace naturel de la quête de Dieu, du monastère Sainte-Catherine du Sinaï cher à Loti au parcours d’un Louis Massignon, de la Thébaïde égyptienne à l’ermitage saharien du père de Foucauld ou à l’étrange conversion d’un René Guénon en rupture avec l’Occident sécularisé et matérialiste.

Il fascine aussi les aventuriers, ainsi ce Richard Burton qui, déguisé en musulman, visite La Mecque et la cité éthiopienne de Harar interdites aux chrétiens. Dans la même veine, Rimbaud partira commencer une nouvelle vie en Ethiopie, Henri de Monfreid s’efforcera de percer les « secrets de la Mer rouge » et Thomas Edward Lawrence rêvera de construire, dans la lutte contre le Turc, une nation arabe des plus incertaines.

Les femmes jouent leur rôle dans la construction de la représentation de l'Orient, de lady Esther Stanhope, la nouvelle « reine de Palmyre » à Isabelle Eberhardt, de Gertrud Bell, agent d’influence britannique, à Agatha Christie, mariée en secondes noces à l’archéologue Alix Mallowan et à qui nous devons l’inoubliable Croisière sur le Nil et sa description de l’hôtel Windsor de Louxor.

L’image de l’Orient varie ainsi entre des pôles opposés. Elle porte la séduction qu’inspirent les odalisques des harems, l’éclat des fantasias et les étendues infinies du désert où retentit l’appel de Dieu. Dans le même temps, le regard occidental se fixe sur un monde endormi par une tradition musulmane qui a interdit toute ouverture vers la modernité, un monde violent, voire cruel, tout à fait étranger à l’héritage des Lumières et des valeurs individualistes qu’elles ont imposées. Autant de visions réductrices qui ne sauraient rendre compte de la diversité des Orients et de la réalité des « ponts » établis depuis deux siècles avec un Occident longtemps sûr de lui et dominateur. Jacques Benoist-Méchin avait, en son temps, longuement réfléchi aux retrouvailles – nécessaires selon lui – de l’Orient et de l’Occident, celles qu’avaient rêvées, chacun à leur manière, Bonaparte, Lyautey ou Lawrence d’Arabie, au moment où Mustapha Kemal occidentalisait à marche forcée la Turquie, nouvelle née de l’effondrement ottoman…

En un temps où se durcissent les antagonismes, il est plus nécessaire que jamais de comprendre et d’analyser les représentations qui se sont construites de part et d’autre, et l’ouvrage de Jean-Louis Tritter favorisera une approche intelligente, informée et nuancée de ce que fut le regard de l’Europe sur l’Orient, loin de la lecture aujourd’hui datée qui fut celle d’un Edward W. Saïd.
 
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